Croquer dans une pomme

Les dents nous accompagnent à travers notre vie. Les dents de lait de bébé, leur première douleur, premier chagrin et aussi, quand il comprend les premiers contraints, limites :

« Non, il ne faut pas mordre le sein de maman », dit la mère, montre la mère pendant l’allaitement. Puis elle-même a des problèmes, les premières dents arrachées par manque de calcium, souvent ceux qui sont poussés les derniers, les dents de sagesse.

Y a t–il un âge de sagesse ?

Avec les années qui passent, on a de toute de façon, de plus en plus des problèmes avec nos dents.

Un jour, en mordant à pleines dents une pomme rouge, jouteuse, une de mes dents le plus visible, celui de haut, en face se cassa en deux.

Épouvantée, je me regarde dans le miroir. J’ai l’air affreux ! Je n’ose plus sourire, je n’ose plus ouvrir la bouche. Je me sens diminuée.

Le lendemain, je prends rendez-vous urgent et je file au dentiste. Chose rare, j’évite le dentiste, autant que je peux, je le fuis comme j’évite autant que possible les douleurs. Mais quand ce n’est plus possible, j’y vais quand même.

J’ai un dentiste sympa, il me dit :
– De tout de façon, vos quatre dents de devant sont tout à fait fragiles. Il faut les remplacer, tous à la fois.
– Les remplacer ?
– Oui. On mettra à leur place quarte dents de porcelaine.
– À la place de mes dents...
– Trop fragiles, ne vous permettant plus de mordre à pleines dents

À la là ! Ils coûtent cher. Heureusement, j’ai économisé, mis à côté de mon salaire, mais toutes mes économies y passent. Le dentiste est sympa, mais vit de ça.

Que faire ? En quelques semaines, j’aurai soixante ans, une grande fête est prévue avec mes enfants, petits-enfants, repas, photos et tout. Il faut passer par là, je ne craindrai plus d’ouvrir ma bouche, ni de sourire, ni de croquer une pomme !

– Ça fait mal ?
– Je vous ferai des piqûres, d'anesthésie locale
Mais il ne m’avait pas parlé des nausées provoquées par la prise des empreintes.

Que faire ? Commencé, il faut terminer, y passer. Vite !
Je voudrais finir, avant l’anniversaire !

Ouf. Fini. Effectivement, c’est du beau travail, on ne se rend pas compte de la différence, les dents paraissent comme des vraies, mais elles me dérangent encore pendant quelques semaines. Je n’aurai aucune photo réussie de la fête. Mais, tant pis, le souvenir reste, nous étions tous ensemble.

– Venez au contrôle, me dit mon dentiste
– Bien

Au contrôle, il m’explique :
– Tout va bien, mais bien sûr, avec des dents de porcelaine, il ne s’agit plus de croquer une pomme, cela peut les casser.
– Quoi ??? C’est pour cela que je les ai laissé changer pour qu’elles ne soient plus fragiles
– Elles le sont moins, mais il faut faire attention, elles sont de porcelaine...
– Vous ne m’avez rien dit de cela auparavant
– On ne peut pas tout dire...

Je sors de cabinet, furieuse, puis abattue, j’ai l’impression d’avoir vieillit d’un coup. Je me sentais jeune jusqu’à maintenant, les années ne pesaient pas sur mes épaules. Mes os sont fragiles ; bon, je faisais attention, je ne courrais plus, sinon tout allait comme avant.

Mais ne plus pouvoir jamais croquer dans une pomme?

Cela signifie le début de déchéance, du « 3e âge », de la vieillesse.

À trente ans, j’avais peur des rides, ils ne sont pas arrivés que sur mes mains, et puis quelle importance ? François ne m’aime pas pour ma beauté, mon extérieur, il s’est même habitué à ma taille arrondissant. Mais la pomme !

Ça veut dire renoncer, à jamais... au plaisir de fillette, au plaisir de jeune fille, aux plaisirs de la femme jeune puis celle d’un « certain âge ».

Dans moi, je me sentais toujours jeune ! jusqu’à maintenant...

J’ai presque pleuré, j’étais blême, en arrivant à la maison.
Que t’arrive-t-il ?
– Le dentiste, dis-je.
Il t’a fait mal ?
– Non.
Alors ?
– La pomme. Il m’a dit de ne plus mordre dans la pomme entière !
Je comprends. On le coupera.
– Mais j’aime la mordre !
Et moi, j’aime te mordre, toi, me dit François et en mari compréhensif, il m’enlaça, me caressa.
Le sourire me revient.
Jusqu’à ce que je reste seule.

« Cela ne se passera comme ça ! » me disais-je. Mais que faire ?
Accepter de vieillir, accepter de n’être plus capable de tout, c’est dur.

Les os, les jambes m’ont pesé, mais j’aurai pu l’éviter en prenant les hormones à temps et puis, c’était déjà presque oublié. Je marchais moins vite, moins élégant, mais marcher ne me faisais plus mal. Puis je pouvais nager, aussi bien qu’avant.

Mais la pomme ! Cela m’obsédait.
Et si j’essayais de mordre, quand même ?

Je trichais un peu, j’achetais des pommes molles, douces, la mordais tout doucement. Puis François acheta des pommes canada et les mit aux micro-ondes. Des pommes au four étaient délicieuses, ça devint un dessert courant.

Je ne disais plus, mais je le pensais encore :
– Mais rien à côté des pommes fraîches !

Me rappelant les pommes rangées sur l’armoire, dans la chambre à coucher de mes parents, les belles et petits Jonathanes, juteux, délicieux. Me rappelant les jours « sans », quand acheter des fruits étaient devenu difficiles, puis la joie de richesse revenu, avec comme symbole pour moi : une assiette des pommes rouges, croquantes à disposition sur la table - dont je pouvais me servir à chaque fois que j’en avais envie !

Et aujourd’hui, les pommes sont là, je ne peux plus les croquer!

Heureusement, j’avais d’autres soucis et aussi d’autres choses à faire. François acheta des poires, mous, sucrés et avec le temps je m’habituais à l’idée, aux renoncements.

Il y a un mois, François avait acheté un sac de golden et un sac d’orange. Un jour, nous n’avions pas de dessert, je me suis décidé et j’ai préparé une salade des fruits, en y ajoutant un yaourt. Délicieux !

Le lendemain, je coupais des pommes en les mettant dans les corn flakes. Qu'elles sont bonnes ! Et hier, François me coupa, en entrée, une tranche mince de pomme, avec un bout de fromage. Ainsi, en tranches minces, elles ont un parfum, un goût encore meilleur qu’entiers ! Je me réjouis, je viens de découvrir de nouvelles joies, de nouveaux goûts, nouvelles possibilités, de bonheurs inconnus jusqu’à maintenant m’attendent.

Ce n’est pas « la fin de », c’est « le début »... d’autres joies. Comme nous avions déjà découvert, il y a quelques ans dans ma relation avec François. Aussi ou même plus intenses qu’auparavant.
Plein des découverts merveilleux m’attendent encore !

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