Ils m'ont destabilisée

31 juillet 1995

Qu’est-ce qui m’a tellement déstabilisée ?

Pas le retrait de quatre points de mon permis de conduire, ni l’amende, ni même les accusations infondées que j’aurais grillé le feu rouge : tellement faux! J’avais des voitures, tout autour de moi. Même si pendant un second, mon regard a suivi la main de François me montrant vers où aller, gesticulant et criant, cela n’ait pu être assez qu’un feu passe à l’orange puis à rouge… depuis une minute, comme la jeune policière a affirmé. J’ai accéléré plus tard sur la route, sinon, je ne comprends pas pourquoi elle a arrêté notre voiture.

Ensuite, elle est venu me demander les papiers, je lui ai donné en demandant pourquoi elle arrêt ma voiture? J’ai dit ensuite que je n’ai pas passé au feu rouge. La fille m’a répondu : « Si vous ne voyez plus les feus rouges, vous ne deviez pas conduire. » Ma vue est très bonne. Le ton de sa voix était moins. Puis, elle demande pourquoi la voiture est immatriculée à Maux et j’habite à Paris ? Le nom de mes parents, quel est ma profession ? Informaticien, mais actuellement au chômage (après François, préretraite). « Alors, répondit-elle, vous êtes sans profession. » Est-ce ceci qui m’a tellement bouleversé ? Puis, nous attendons.

Eux, dans leur voiture. J’y vais. Croyez-moi, je n’ai pas passé au rouge. « Si vous ne vous rendez compte ce que vous faites, vous ne devriez pas conduire. Attendez. » Enfin, ils arrivent : quatre points. Pourquoi? Je regarde : la jeune policière rigole, comme si elle m’aurait fait un bon coup, donné une bonne leçon. Après François qui pourtant est d’accord que je n’ai pas passé au rouge, il ne fallait pas répondre. « Et puis, de tout de façon, dit-il, ils ont maintenant des ordres à être stricts, sévères avec les étrangères. »

Suis-je étrangère? Suis-je sans profession? Suis-je coupable d’avoir affirmé mon innocence? Aurais-je du me taire? Habitons-nous dans un pays policier où ils ont raison et nous autres n’avons qu’à nous taire? Je croyais qu’en quittant la Roumanie Communiste où c’était vrai, je suis arrivé en France, pays de la liberté et je me suis habituée de ne plus avoir peur de l’autorité. J’ai vécu ainsi trente-quatre ans. Et une jeune fille de vingt ans qu’on habille en policière, mais on ne lui apprend pas les manières à se comporter comme un) peut me dire et faire tout qu’elle veut et je devrais avaler, m’écraser?!

François le croit. Il croit en autorité « investi ».

J’avais peur de revenir à la maison, j’avais l’impression d’être suivi, persecuté, en chaque voiture de police aperçue à la place de voir « ils nous défendent » comme avant, c’était « ils sont après moi ».

Ce n’est pas vrai, cela ne peut être vrai. Et François... Même à ma mort, je resterai une étrangère, partout? Même pour lui ? À cause de mon accent, puisque je ne me comporte pas non plus tout le temps comme il s’attendrait. Pourtant, j’étais calme, je n’ai pas élevé ma voix. J’ai osé répondre, me défendre… et alors?! J’ai encore l’impression de trembler. Je leur ai paru suspect parce que je ne suis pas née en France, comme il me l’affirme, et à cause de mon accent?

23 juillet 95

Je viens de parler avec Valérie : elle est enceinte, heureuse et se marie bientôt. J’espère que son bonheur durera très longtemps, ils se connaissent et vivent ensemble depuis pas mal d’années. J’ai entendu Alexandre dire « mamie » au téléphone, oh, comme j’avais envie d’être déjà là et l’embrasser, mais dans moins d’un mois j’y serai. Nous irons d’abord à Mac Expo, puis nous pourrons aller chez eux-mêmes plus tôt.

Après la deuxième réunion de ÇA, je deviens responsable informatique, j’ai plein d’idées pour la rentrée. Même si seulement une partie réussissait, et qui sait, peut-être, même plus.

C’est bon d’avoir de nouveau des buts, des rêves, des plans, un futur devant soi et pas seulement un passé derrière.

8 juillet 1995

Non, on peut quand même écrire (au moins améliorer son livre) et vivre, le tout en même temps.

C’est fou, combien mon horizon s’est ouvert, combien des gens j’ai connue depuis que j’ai commencé à fréquenter le Réseau d’Échange de Savoirs. Chacun l’utilise pour autre chose, mais ça sert sûrement à faire connaissance, s’ouvrir, progresser, échanger services et savoirs.

Nous avons eu la première réunion de conseil d’administration et des animateurs de Belleville. Réunionnite, mais à cette occasion j’ai réussi de connaître des gens intéressants et divers. Il paraît qu’il y a plus de soixante demandes insatisfaites en informatique. Le jeune m’a dit : « attention ! vous pourrez avoir cent si vous démarrez et l’on entendra ! » Mais si j’enseignerais en même temps ? Ou rassemblerai ceux qui savent déjà et leur trouverai ceux qui demandent, à chacun ce qui a besoin ?

Il faut faire attention ne pas gêner trop les anciens, ne pas répéter l’expérience avec mon ancien travail quoiqu’il ait permis à pas mal de personnes à démarrer et gagner confiance, donc il valait la peine.

J’aurai plein à faire cet automne.

13 juillet 1995: Il boude

Mes os sont plus fragiles, mes jambes moins agiles, mais mon esprit reste jeune, prêt à nouvelles aventures. Peaufiner mon livre, s’ouvrir aux autres, enseigner l’informatique, éveiller la curiosité, faire démarrer femmes et hommes sur des voies nouvelles et leur donner courage pour qu’ils continuent de leur propre force, dans leur propre voie.

Me voilà, mes soixante et un ans passés depuis hier. J’étais quelques heures avec Stéphanie l’après-midi (François boude encore, pourtant il aurait pu venir), nous sommes si bien sentis! Hier soir, nous sommes allés voir Yvonne, François et elle ont eu de très agréable et intéressante discussion. J’ai l’impression qu’après avoir lu ce que j’écris les femmes ont envie de s’ouvrir, raconter leurs déboires aussi.

C’est dur, je n’arrive pas à me décider, fini ! dorénavant tu ne publieras jamais ce que tu écris dans ton journal. Comment ? Justement quand je commence à mieux écrire ?

Les journaux couvrent de 10 à 60 ans. Et puis? Je suis devenue plus sereine, c’était le temps, n’est-ce pas?! Je commence à m’occuper des autres, tout comme Yvette qui s’occupe tout le temps. Chez elle, le téléphone n’arrête pas de sonner. Elle vit pleinement. Pas comme J. enfermé en elle même et son appartement du 7e.

Dominique, Thérèse, Aliette, Jacqueline, Estelle, Christine, autant des femmes intéressantes, différentes, rencontrées en peu de mois : je revis, moi aussi.

François a commencé à comprendre que j’ai besoin de tout cela et que je ne prends pas de lui, je lui apporte. Je lui apporte ma joie, mon expérience, il aime finalement comment j’ai changé ses derniers temps. Pourtant, il a lutté contre, il se sentait frustré, délaissé, négligé, pas assez écouté. Il commence à réaliser que j’ai besoin d’une activité, que je suis plus vivante, intéressante, même chaleureuse vers lui et finalement, il gagne par tout cela. Ouf.

Qu’il peut être désagréable, mécontent, me poussant à renoncer par tout moyens, à «ne pas trop faire». Et lui, quand il s’y met, il en fait encore plus! Laissons l’un l’autre agir, faire, être active, enthousiaste. Moi aussi, quelquefois j’essaie de le décourager, pourtant ce n’est pas moi qui dois croire dans ce qu’il met, c’est lui. Et réciproquement.

Le Réseaux d'échange des Savoirs

2 juin 1995

J’ai deux journaux d’un coup, tant pis, tant mieux. L’important est de les avoir à la porté de main, l’un ou l’autre, quand j’ai besoin d’écrire. Quand quelque chose veut sortir de moi.

Ce matin, je me suis réveillée avec la joie d’avoir trouvé un nouveau titre pour mes journaux « Au fil de la pensée » qui correspond encore mieux avec leur contenu que « Ce qui s’est déjà passé», l’ancien titre venant de mon enfance. Je le dois à Yvette, la dame de l’avenue Junot, je le dois aux réseaux d’échanges de savoirs.

Mais cette partie-ci, sera « l’énième chance ».

Et puis, le mot « cul-de-sac ». Je me sentais, il y a seulement deux ou trois semaines, dans un cul-de-sac. J’avais travaillé pendant des mois à traduire en français (‘mon’ français) mes journaux, les introduire dans le Mac, puis les relire, les corriger et comparer avec l’original. Ensuite, corriger l’orthographe avec deux correcteurs automatiques. Enfin, passer encore des semaines à réfléchir sur les corrections proposées, les acceptant ou les refusant, améliorant le texte, le rendant plus lisible pour d’autres que moi. Ajouter quelques explications sur les personnages, les lieux, le contexte ; le minimum, sinon elles cassent le texte original.

Le texte a une dynamique, une vie malgré moi, prend vie - et il faut le respecter.

Mais après avoir imprimé tout le texte, mon mari m’a dit « maintenant c’est lisible, c’est enfin corrigible. »

Ceci montre combien un correcteur grammatical n’est pas un être pensant, même si de temps en temps il me proposait des corrections intéressantes, valables, des variants. Le plus souvent, ne comprenait pas la logique et me mettait des faux amis, des mots rassemblant mais signifiant tout autre chose que mon propos original. Puis masculin, féminin, les accords…

Que faire ?

François m’avait corrigé quelques pages. Mais ça n’avançait pas.

Annelise me l’avait tout lu et m’a donné quelques idées intéressantes sur la suivie des personnages et le contexte. Stéphanie m’encourageait, Alina en était enthousiaste après l’avoir dévoré pendant une nuit. Ayant fait tout que je pouvais pour améliorer le français du texte, je me sentais impuissante, je me sentais dans un cul-de-sac d’où je ne savais pas comment sortir.

« The way to go shell glimmer in the mind » Nevil Shute

Le chemin à prendre paraîtra dans l’esprit

Du brouillard, une émission télé, une femme parlant de son réseau D’échange de Savoirs. Chacun des participants offrant ce qu’il ou elle sait et demandant d’apprendre ce qu’elle a envie ou besoin. J’enseigne à quelqu’un qui enseigne à quelqu’un d’autre et un troisième m’aide. Cela paraissait intéressant, mais comment les trouver ?

J’avais noté le numéro de téléphone à l’époque de l’émission, mais à cette époque je travaillais encore et j’avais d’autres préoccupations, je verrais plus tard je me suis dit et j’ai perdu l’adresse. Plus tard, quand j’aurais le temps d’enseigner et apprendre, « offrir » la micro-informatique et « demander » de français. Je ne me rappelais même plus du nom exact.

Je suis allée demander à ANPE « Nous, on ne s’occupe pas de cela, demandez à la Mairie. » qui m’a répondu : « Non, la Mairie ne s’occupe pas des Associations, allez à la Maison des Associations, près de piscine des Halles. » Là on m’a dit de regarder au Minitel puisqu’il y a de centaines milliers d’associations. Je n’ai rien trouvé avec les mots que je me rappelais « échange » ou « savoir ».

À ma troisième visite à la maison des associations où je passais de toute façon en allant vers la piscine (oui, on l’a reprise), une hôtesse m’a aidé et a trouvé leur numéro de téléphone. Enfin, j’avais un numéro de téléphone à appeler, mais le nom de l’association commençait par « Réseau » mot que je ne me suis pas rappelé.

J’ai fait connaissance avec la secrétaire, ultra sympa. C'est elle qui m'a fait connaître les autres. Puis, à la réunion, j'ai rencontré deux autres femmes intéressantes.

J’ai confié le début de mon onzième journal à un enseignant qui adore les enfants. Mon journal lui a paru tellement intéressant que pour finir de le lire, il a laissé tomber son film à la télé. Comme ses yeux se sont illuminés d'un coup quand il nous parlait d'eux ! Il est très actif dans le réseaux (même s’il ne plaît pas à François qui le trouve un ivrogne minable.)

Estelle, une jeune femme en quête de travail, a passé toute l'après-midi et la soirée du jeudi chez nous pour comprendre l’utilisation du “traitement de texte” qu'elle va devoir utiliser à partir de la semaine prochaine, dans le nouveau poste qu'elle vient de trouver. Elle a corrigé mon 6e journal et après l'avoir lu, elle a commencé à discuter avec sa jeune amie, comparer mes expériences avec leurs premières rencontres avec des garçons.

Yvette est une retraitée, une femme lumineuse habitant tout près de chez nous. Elle est un fervent défendeur de la méthode d'enseignement Fresnay, de l’enseignement par la pratique et elle aide les enfants d'immigrés en difficulté scolaire. Elle a commencé à corriger mon 8e journal en s'excusant : « Je l'ai d'abord lu jusqu'au bout, j'ai été tellement captivée que je n'ai encore corrigé que 16 pages » C'était plus rapide que n'importe qui d'autre.

Elle m'a fait aussi des fiches avec mes erreurs grammaticales, ce n'est pas facile... mais elle explique bien et avec beaucoup plus de patience que François, pour qui tout est « évident ». Elle m'a raconté ensuite que sa fille avait un Macintosh, mais qu'elle n'a jamais osé le toucher... jusqu'à maintenant avec moi.

J'ai fait aussi un cours d'initiation rapide au Mac à Chantal, une secrétaire de direction racée, juste avant qu'elle commence à travailler chez un sénateur. Elle aussi s'est offerte à corriger ma grammaire. Je lui ai donné les lettres, elle s'intéresse beaucoup aux voyages. Elle en a déjà corrigé une partie et me les a commentées avec beaucoup de tact, puis nous a invité à dîner chez elle.

Aliette, déconcertant au début (à la fête où je l’ai rencontré elle était saoule et s’accrochait à François), très attachante ensuite. C’est une enseignante d’université fort intelligente. Nous parlons souvent au téléphone de tout ce qui lui arrive. Elle a corrigé l'épisode Paul, dont elle pourrait s'inspirer... J’espère, elle en a vraiment besoin. Aliette a ajouté ses réactions à ce que j’écris ! Elle veut apprendre le multimédia, j’ai commencé à lui montrer.

Toutes ces rencontres en quelques semaines !

Je suis un peu fatiguée de tous ces contacts en si peu de temps. Je m'étais déshabituée de tant de nouvelles relations ; et en plus, je me suis pas mal ouverte. Probablement aussi, parce que je me suis rendu mieux compte de l'énorme travail de relecture et de correction qui est encore devant moi. Des échanges fantastiques, mais aussi l’assurance que c’est intéressant de le lire. Trop « prude » pour uns, trop « libertine » pour d’autres, mais sincère. La prude, la libertine, l’amoureuse, toutes était moi, sont moi à divers époques de ma vie. Et en plus, comme dit François : « Il se termine bien ton histoire, puisque pas seulement tu as trouvé enfin « lui », mais comme tu le dis si bien, il y a même un « nous » maintenant. »

J'apprendrai beaucoup, la traduction du journal s'améliorera - mais en combien de temps ? Est-ce bien de le faire ainsi au lieu de demander l'aide d'un traducteur “pro” ?

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Je me suis rendu compte, que mon journal provoque des échos positifs, intéressants - cela me donne beaucoup de courage - et aussi que je dois les relire plus profondément. À chaque relecture, je trouve des mots plus justes, de meilleures traductions de l'expression de mes pensées en hongrois.

François est un grand “chef”, il cuisine des plats vraiment exquis, mais mon estomac les supporte de moins en moins bien. Ou est-ce à cause des soucis inavoués que mon ventre est sans fin sens dessous dessus ? comme prétend François et quelquefois même Stéphanie. Écouter les autres disséquer mes phrases, suggérer des variantes, entendre exprimer leur incompréhension en face de mes phrases souvent biscornues, est sûrement fatigant, tant nerveusement qu’intellectuellement, je ne pensais pas qu'il le serait autant...

Dans le cadre des Réseaux de Savoirs s'ouvre devant moi un vaste champ d'activité nouvelle : animation, informatisation et formation, et en plus de tout cela, des relations fascinantes !

J'ai ressenti des affinités avec la plupart d’eux, êtres merveilleux, variés, intéressants - et je crois, réciproques. Tant que je ne finis pas ‘Au fil de la pensée’, mes journaux bien traduits en français, il ne faudra pas passer trop de temps en rencontres, apprentissages ou enseignements, sinon le bouquin ne finira jamais... Et je veux le voir paru, lu, utile... dégusté. Si je dose mon temps, mes préoccupations avec soin, j'aurai encore une fois, une vie nouvelle, très intéressante.

Mon amie Anna

30 mars 1995

Cette nuit, j’ai rêvé d’Anna, et de Dahon (le directeur sympa que j’avais eu) : ils se rencontraient et s’aimaient, subitement, profondément.

Je me suis dit : « enfin » elle a trouvé quelqu’un de bien pour s’en occuper, s’en soucier d’elle, prendre soin, la chouchouter, elle qui a toujours du « faire face » seule, elle qui a toujours fait cela avec courage.

Je me suis réveillée en me rendant compte « elle est morte, ma chère amie ! » Je n’arrive pas à la croire encore.

Je n’ai pas écrit d’elle que quelques lignes, peu de lignes, c’était une femme plus courageuse que moi, elle a lutté en des circonstances plus dures et elle a offert une belle vie et une bonne éducation à ses deux filles.

Je l’ai connue quand elle avait quatre ans, pendant quelques jours nous avons joué ensemble dans le sable, j’ai joué avec elle, moi, grande fille de dix ans. Mais nous habitions loin l’un de l’autre.

Notre amitié a fleuri en quelques rencontres.

En fait, elle est vraiment commencée quand, à 23 ans, elle avait 16, je suis allée à Budapest : nous nous sommes promenées dans la ville en parlant pendant des heures et des heures… une fois, jusqu’à trois heure de matin. Elle s’est développée plus rapidement que moi de certains points de vue, et on s’est rencontré, compris, aimé. Elle est devenue mon amie et nous nous écrivions de lettres à partir de là. Je savais que nos mères ont été amies mais je ne savais pas à l’époque que sa grande mère et mon grand père ont été sœur et frère et donc nos mères cousines germains.

Anna a perdu son père pendant la guerre, il était un des juifs tué pendant les derniers jours de la guerre à Budapest. Sa mère enseignait des langues : français, allemande, anglais, apprises pendant sa jeunesse et ses voyages avant la guerre, jeune marié avec son mari. Anna, poussée par sa mère a suivi les traces de son père et devenue ingénieur électricienne, spécialisés en Haute Tension. À l’université, elle a connu un collègue, amateur comme elle de musique classique et en a tombé amoureuse, ils se sont décidés de se marier.

Je n’ai pas su que beaucoup plus tard : le jour même de leur mariage, sa mère a fait une tentative de suicide « puisque dorénavant, toi, à qui j’ai consacré toute ma vie, n’as plus besoin de moi ».

Quel amour peut peser ainsi sur son propre enfant et abîmer son mariage, la déchirer entre elle et l’autre dès le début. Ils habitaient dans la même rue, deux maisons à part seulement. Anna travaillait, enseignait, faisait de recherches à l’Université et s’occupait de ménage et aussi de sa mère.

Pendant mon voyage de noce, j’avais 26 ans et elle vingt), nous l’avons visité. Sa mère nous a accueilli avec beaucoup de chaleur, maman lui avait écrit, avant sa mort de bonnes choses sur Sandou. Anna était encore étudiante mais déjà mariée, encore heureuse.

Elle a eu une fille, Ève, elle a terminé ses études et devenue assistante, son mari aussi. Ensuite, elle attendait son deuxième enfant. Elle était déjà à 7 mois quand son mari lui a déclaré qu’elle n’était pas bonne comme amante et femme et qu’il avait trouvé une meilleure, qu’il partait, divorçait et se remariait. Anna a mis longtemps, très longtemps à se remettre. Elle a eu son deuxième fille, Jutka, déjà seule. Le père ‘biologique’ des deux filles, son mari (ex) s’est tellement désintéressé de ses propres enfants qu’au maximum, il les voyait une fois par an et encore pas toujours. Elles ont été élevées par leur mère, grand-mère et une grand-mère tante.

Anna est venu à Paris dans la période quand j’habitais à Eaubonne, vers 1973 elle a travaillé pendant trois mois à EDF. Nous nous sommes vus et parlé des nuits entiers, puisque Sandou ne dormait jamais dans la même chambre que moi. Anna avait tombé amoureux d’un autre collègue de travail, bon amant, beau garçon qui venait de la laisser tomber pour se marier et avoir ses propres enfants.

« C’est une putain ! » me dit Sandou et il avait tout fait à l’époque pour qu’on puisse être ensemble le moins possible. Il était jaloux de notre bon entent, notre profonde amitié. J’avais réussi, quand même, malgré peu de rencontres, mais profondes et longues, de lui rendre un peu de confiance en elle-même, qu’elle venait de perdre. Anna n’était pas belle mais une si brave femme et une bonne amante, comme le futur lui prouverait. D’ailleurs, son ami, une fois marié, et revenu vers elle - jusqu’à elle n’a pas décidé que ça suffit… elle a besoin de quelqu’un pour qui elle soit la première, qui soit là, à côté. Mais ça, elle a attendu longtemps.

Anna enseignait à l’Université mais elle travaillait aussi le soir.

Pendant les vacances, elle bâtissait une maison sur un terrain à côté du lac Balaton qu’elle avait reçu cadeau de sa tante. Elle s’est construite lentement, d’été en été, un petit chalet moderne. Elle a envoyé ses enfants aux sports d’hiver, leur a fait apprendre des instruments de musique et des langues. Elle a fait face, presque seule.

Quand je me suis séparé de Sandou, elle m’avait envoyé sa mère qui avait besoin de ce voyage. J’aimais sa mère cultivée et chaude, je lui écrivais même d’Amérique de mes nouvelles, c’était un peu comme un lien avec maman. C’est alors qu’elle m’a suggéré d’inviter Anna pendant les vacances - ce que j’ai fait avec joie. Je lui ai envoyé un billet d’avion (qu’elle m’a remboursé par la suite).

Anna avait à Budapest un appartement de deux chambres contiguës, l’une pour ses enfants, l’autre pour elle. En plus, une salle de bain, cuisine et une entrée au troisième étage. La maison de Buda avait un grand jardin, c’est là qu’ils habitaient déjà avant la guerre. Elle louait, chaque fois qu’elle pouvait, sa propre chambre (en allant dormir avec ses filles adolescentes), en préparant le petit-déjeuner à ses hôtes allemands et d’autres étrangers venant pour une semaine en vacances à Budapest et elle économisait l’argent.

En Amérique, c’était la grande joie : un mois entier ensemble.

Nous sommes parties deux semaines en vacances, ballades sur les routes : Charleston dans la pluie en chantant, les montagnes avec les tentes d’indiens, Caroline de nord et l’île Okrakoake, Caroline de sud, retour à Washington sur les Rocheuses. Nous avons fait ‘des folies’, courant sur le sable, alimentant les muettes, chantant et se promenant dans la pluie torrentielle à Charleston, se baignant, lisant, parlant, s’entendant à merveille.

Elle était un compagnon de voyage de rêve !

Elle savait tellement se réjouir de tout !

Heureuse, d’un halte à Mac Donald, d’une bonne de piscine et nage, même d’un orage. Autant réjouie d’un grand hôtel luxueux sur la cime de la montagne que j’avais prise pour une journée, que des petits cabanons de bois loué ensuite pour trois jours pour se refaire financièrement.

Heureuse de tout, s’en réjouissant avec intensité.

Mes enfants étaient entre temps en Europe avec leur père. Nous racontions, parlions, sans jamais avoir assez, ni l’un, ni l’autre.

Elle a été ensuite invitée pour trois jours à Toronto et allé visiter un autre parent à nous, spécialiste lui aussi de Haut Tension, enseignant à l’école polytechnique là-bas. J’ai conseillé Anna : vas-y, ça te coute cinq cents dollars d’avion, d’accord, c’est très cher (surtout avec l’argent durement gagné en Hongrie), mais il faut investir de temps en temps pour gagner. Elle est allée donc et revenue. Elle avait réussi. Ensuite, tous les deux ans, elle avait été invitée officiellement à l’Université de Toronto pour faire des recherches pour une - deux ou trois mois et une fois même pour six. Ils ont collaboré. Elle a gagné d’argent et écrit des publications et ils sont devenus amis. Plus tard, il a même accueilli et aidé sa fille Ève qui a émigré et s’est installée au Canada avec son mari, elle est aussi devenu ingénieur électrique, elle a des enfants elle aussi déjà.

En France, après que je suis retournée, Anna m’a envoyé ses deux filles. C’était juste au début de ma période ‘Paul’. Nous nous sommes merveilleusement entendues, elles m’ont même aidé dans mon travail. Plus tard, pendant des vacances, je lui ai envoyé Lionel et ils sont devenus amis nos enfants aussi : ils l’ont traité comme un roi !

Une fois quand j’étais très très fatiguée et lasse, Lionel m’a mis dans le train et deux jours plus tard j’étais chez eux à Budapest, avec Anna, avec elles pendant un Noël et le nouvelle An. Puis je suis retournée une fois pendant l’été et nous sommes allées à son chalet au bord du lac Balaton.

Elle n’est venue à Paris que juste avant se remarier.

Vers 1986 ou 87 quand j’étais dégoûté des hommes. Anna me racontait sa romance. Elle avait eu envie vraiment de quelque chose de sérieux et elle avait lu une annonce dans un journal d’une association juive, un veuf hongrois établi à Londres cherchait se remarier. Elle a écrit. Ils se sont rencontrés à Budapest pour une heure, puis il l’a invité venir le voir en Angleterre pour trois semaines. Elle a osé, elle est allée. Elle revenait justement de là. Il était curieux mais sympathique. Timide mais bon amant. Réservé mais chaleureux. Elle m’a lu la lettre qu’il lui avait écrite en la demandant en mariage. C’est alors que j’ai écrit dans mon journal «, « je regagne de nouveaux ma confiance envers les hommes » : c’était une lettre intelligente, belle et lucide en même temps.

Seulement Stéphanie me disait à l’époque : « attention, ça ne va pas tourner si bien ! »

Anna est parti à Londres, s’est mariée, et trouvé un bon travail au Ministère d’Électricité. Quand nous l’avons visité avec François, j’ai trouvé une femme mariée resplendissante de bonheur, et non pas à cause de sa jolie maison mais surtout de l’amour que son mari lui faisait, juste venait de…

Nous nous sommes promenés ensemble. Je n’étais pas encore décidée avec François, curieux et étrange, Anna m’a dit : il est bon et bien pour toi, mariez-vous ! Elle nous a fait un magnifique photo sur un arbre percé.

Je suis allée la voire encore une fois après mon accident, j’avais mal aux jambes. Pourquoi suis-je allée ? Oui, une conférence pour Cnam. Anna m’a aidé marcher, acheter quelques bricoles, mais elle était à terre de nouveau.

Elle avait lu une lettre de sa belle-mère la traitant de méchante profiteuse, etc. etc. une lette adressé à son mari qui n’a pas réagi. « Et il n’a rien dit ! » Elle en était devenue malade, abattue « un rhume » avec la fatigue en plus… disait-elle. « Dans une semaine, je pars à Canada, voir mon deuxième petit-fils ! Pour deux semaines, je serai là. »

Elle est revenue et devenue encore plus malade.

Hôpital. Une semaine après, elle n’était plus. Si jeune !

Analyses, on n’a pas trouvé pourquoi elle était morte. Je n’arrivais pas à croire quand sa fille m’a appelé.

Je n’arrive pas à la croire disparue, encore aujourd’hui.

C’est ainsi que dans mon rêve, je l’ai aperçue, aimée, entourée, été heureuse de nouveau.

Nous avons eu une telle communauté de compréhension l’une de l’autre, une telle estime mutuelle pour nos forces, compréhension de nos différences, amitié profonde et sincère.

Ces filles ont porté toutes les robes et pantalons d’Agnès qui grandissait si vite, tout comme les cousins de Roumanie ceux de Lionel.

Mais ce n’est pas ceci qui nous unissait.

L’entendement profond. L’ouverture d’esprit. La compréhension des douleurs et souffrances et des joies de l’autre.

On a dit d’elle qu’elle tenait à l’argent : elle avait dû élever ses filles toute seule, aider sa mère et ceci dans un pays de l’Est. Elle n’était pas avare, ni dépensière. Elle était aussi heureuse d’un déjeuner à 1 dollar que d’une luxueuse petit-déjeuner (seulement deux dollars et demi) dans le Sheraton en haut de montagne. Oui. Sa mère.

À son mariage avec le hongrois de Londres, elle a cassé sa jambe et n’a pas pu ainsi assister et ne s’est pas du tout réjouie du bonheur de sa fille. Seulement pesée dessus.

Après son mariage anglais, elle venait visiter sa mère deux fois par an. Un été, lors sa visite, sa mère lui a dit le soir : « je suis seule, tu m’as laissée » et la nuit, elle a sauté du troisième étage et mort écrasée.

Depuis la mort de sa mère, depuis qu’on m’avait raconté (pas Anna, elle n’a jamais pu m’en parler de ceci), je hais la cousine de ma mère. D’après moi, elle était une mère dénaturée. Faire ça à son enfant, la culpabiliser ainsi pour toute sa vie. Elle n’était pas restée seule à Budapest mais avec la sœur de son mari et ses enfants et beaucoup d’autres de famille, elle n’est pas restée en nécessité ni sans logis. Et, si elle ne voulait plus vivre, loin de sa fille et ses petites filles grandies, mariées elles aussi ou étudiantes vivant loin, elle aura pu la faire autrement, à un autre moment.

Mais non, il a fallu la heurter.

Et la belle-mère a heurté Anna aussi.

Une fois en visite chez eux à Londres, après trois mois là-bas, elle reprochait à sa fille de ne pas s’occuper assez bien de son fils, le mari d’Anna et de la maison. À l’époque, Anna travaillait et puis il fallait faire de trajet de retour de centre Londres à leur maison de banlieue. Son mari n’avait plus de travail depuis des mois. Belle-mère à la maison, le fils du mari aussi, sans travail. Et Anna faisait le petit-déjeuner, le dîner pour tous. Les courses. Mais la maison « n’était pas assez propre, pas assez en ordre. Le déjeuner du mari pas assez bien préparé d’avance. Et elle considère la maison comme si c’était à elle, elle l’intruse… »

Anna, brave, courageuse, amie excellente, nous nous sommes jamais déçus. Tu as toujours été là pour m’aider, m’écouter, m’encourager. Où est tu ? Pourquoi tu as dû disparaître si tôt ? Je n’ai pas pu écrire alors de toi qu’une seule phrase « Anna n’est plus » mais j’essaierais de corriger maintenant.

Je pense à toi souvent.

Tu nous a fait aussi la photo qui se trouve devant notre lit : François et moi s’embrassant couchés sur le tronc d’un énorme arbre penché, une chaîne.

La lutte titanique de Stéphanie

18 mars, samedi

Stéphanie a presque perdu sa vue. Elle vit dans sa maison de campagne seule. Hélas, pour le moment elle a encore Claire, sa méchante fille aussi près d’elle qui ne sorte pas de sa chambre que pour manger quand elle n’est pas là.

La dernière fois quand nous avons été ensemble à Paris, après sa dernière visite au docteur ophtalmologue, nous sommes entrés à la Samaritaine et elle a acheté un coupon à 32 francs pour égailler sa cuisine puisque l’ancien petit rideau tombait en lambeaux. Hier, elle m’a raconté sa chance.

Dimanche, elle s’était décidée de coudre, faire de coupon acheté un rideau. Elle avait du fil blanc dans sa machine à coudre et il fallait du fil vert pour ses rideaux fleuris qu’elle avait trouvés. Elle a essayé de mettre le fil dans l’aiguille de la machine. Une heure et demi. Elle a réussi, mais après seulement quelques minutes, le fil, trop vieux, datant depuis qu’elle était partie de Paris, donc plus de douze ans, s’est cassée. Et de nouveau essayer sans voir à mettre le fil dans le trou d’aiguille. Encore des heures. À partir de deux heures d’après-midi jusqu’à minuit, en luttant contre elle-même, elle essayait sans s’arrêter. Elle avait déjà envie de vomir, sa tête tournait, mais elle continuait à essayer. De temps en temps, elle s’était permis une petite pause, boire un café, fumer une cigarette, mais après retour à la machine et essayer de nouveau rentrer le fil.

À minuit, lasse et complètement épuisée, elle s’était couchée sans avoir pu coudre plus que le début, sans avoir réussi à remettre le fil à sa place.

Lundi à dix heures, elle s’est réveillée, elle s’est mise à la machine à coudre : et le fil est entré tout seul aussitôt. Et toute la journée jusqu’elle a terminé son rideau, le fil ne s’est pas cassé une seule fois, le fil a tenu ! Et elle reste toujours dedans. Le rideau est fini. Et Stéphanie a passé une journée absolument fantastique, comme dans un second état, en euphorie. « Maman était avec moi, c’est elle qui a tenu ma main, c’est elle qui m’a aidé » m’a dit Stéphanie. Elle ajoute :

« Et c’était juste il y a quatre ans que j’ai pris ma fille Claire qui n’avait plus de logis sous mon toit. Depuis quatre ans avec amour, amertume, difficultés grandissantes pour payer l’eau, l’électricité, le téléphone à partir de ma pension de 2300 francs par mois, je la supporte, malgré tous les ennuis interminables, grandissants qu’elle me cause.

Et aujourd’hui, de ciel, on était avec moi. Je n’étais plus seule. Maman qui n’a pas pu venir avec moi ici il y a douze ans, elle est morte juste trois mois auparavant, elle était avec moi lundi. Je n’étais plus seule, elle m’a tenu la main. Ça ira mieux dorénavant, m’a-t-elle dit. Tu réussiras, même ainsi, même dans un épais brouillard, à travers tout, de vivre. De passer encore des heures, des jours heureux. Je suis avec toi, me disait de loin maman. Stéphanie a fêté avec sa autre fille venue d’Israël son 80e anniversaire.

J’avais rendez-vous avec elle hier dans un café près d’où son fils habite à Paris à cinq heures. Et je suis arrivée en retard de trois quarts d’heures. François de demi-heure. Elle croyait déjà qu’on n’arrivera pas.

Elle m’avait rapporté les casettes que je lui ai envoyées, mon journal lu à haut voix - pour qu’elle entend et me dit son opinion. Mais je ne me suis pas rendu compte jusqu’à hier combien les casettes étaient lourdes, combien elles pesaient réunies toutes ensemble. Je vais devoir les reprendre, les monter sur l’escalier à la troisième étage, se disait déjà Stéphanie, puisqu’ils n’arrivent pas au rendez-vous. Attendons encore un peu.

Enfin, nous sommes arrivés. Nous avons parlé de nos intérêts, ce que nous faisons. Et elle nous a raconté, quelle belle et bonne journée elle a eue lundi.

À la place, ou à côté d’éditer mon journal, je devais écrire une série de récits sur Stéphanie, Marthe, Edith, Anna, Alina - mes amies, les femmes autour de moi au cours de ma vie. Et j’aurais de quoi écrire. Là, en ce moment-là, on pourra voir si je sais écrire ou non. Et Stéphanie peut m’aider, raconter, avec son talent fantastique. Voilà, ceci pourra être une sortie. Elle m’a dit hier que maintenant que Claire ne part plus, au moins pas avant l’hiver prochain, on peut venir la visiter quand on veut. Allons-y à Paques si ceci lui convient, avant ou après les élections. Et avant, je lui ferait quelques autres casettes, je lui envoierais, peut-être elle pourra en préparer aussi en avance. Ceci la fera penser à autre chose que « Quelles ennuis Claire m’apportera-t-elle encore, qu’est-ce qu’il lui arrivera, elle ne bouge pas, ce qui arrive, elle bouge, qu’est-ce qu’elle a encore cassé, quelles nouvelles dettes elle a encore faites. »

Elle pourra raconter les histoires de ses magnifiques statues. Magnifique, n’est pas le bon mot. Fantastiques. Vivants. Exprimant chacun ce qu’elle ressentait quand elle les a sculptés. De pierre en sentiments, aux émotions, mis centimètre par centimètre, creusé avec une ténacité extrême.

Oui, elle a dit hier qu’elle n’a pas senti ce sentiment d’exaltation comme lundi qu’une seule fois dans sa vie - quand la première fois elle s’est mise à sculpter la pierre. Quand la première fois, elle avait soixante ans déjà, elle a pris une pierre dans sa main et a vu ce qu’elle sera, était.

François vient de terminer jouer de piano et l’orgue, il a joué ce matin pour moi. C’était magnifique et parlant.

L'image et la réalité

Problèmes entre l’Image que nous nous faisons de quelqu’un ou quelque chose et la Réalité. L’image gravée dans notre tête nous empêche pendant longtemps de nous rendre compte des réalités ne correspondant pas ou ne correspondant plus à notre rêve initial.

Longtemps après que se sont passés beaucoup d'événements contraires à ce qu'on nous disait, je croyais encore au rêve communiste. Quand mon père a “disparu” pendant 7 mois, emmené par la Securitate, je me disais “il y a encore des méchants”. Quand le parti communiste roumain a changé de cap, dévié’, je me suis rendu compte que les journaux mentaient, je me disais : “mais en Union Soviétique”. Et quand les chars russes ont écrasé la révolution hongroise et que j'étais désillusionnée aussi des communistes soviétiques, je me disais : “mais les idéaux...” Je m'accrochais encore à mes illusions.

Il a fallu que je sente la Tyrannie sur mon propre dos, que je lise le poème « Une phrase sur la Tyrannie », mais surtout, que je vienne en France, pour voir et vivre la liberté, et sentir ainsi la différence ; ne plus devoir craindre d'entrer dans une mairie, dans un commissariat de police, etc. pour qu'enfin ; l’image, l’illusion si fortement ancrée en moi « le Communisme c'est le Bonheur pour tous » soit remplacé par « Communisme égale Tyrannie ».

La même chose est arrivée avec Sandou, mon premier amant et mari. J’avais dans ma tête un ‘gentil garçon honnête’ qui m’adorerait et m’aimerait fidèlement et pour toujours. Malgré de nombreux signes, malgré mon instinct et mes observations du contraire, malgré ses tentatives pour me diminuer et l'évidence qu’il me trompait, qu’il se passionnait pour une autre, même quand je me rendais compte qu’il voulait me dégrader de plus en plus (tout en me considérant comme sa chose), je m’accrochais à la première image ancrée en moi.

Il a fallu que je trouve une lettre avec ses projets d'avenir avec une jeune fille ayant l'âge auquel il m'avait connu vingt ans auparavant, pour me rendre compte qu’il fallût rompre : maintenant ou jamais ! Et j’ai encore pleuré des mois... mes illusions perdues de bonheur familial, d’un seul homme dans ma vie et une seule femme dans la sienne.

Et avec Paul ? Depuis le début, j’avais eu un fort sentiment de danger, de faux, mais malgré tout, je le voulais. La fierté d’être « aimée » par un homme si ‘bien sous tous rapports ’ (BCBG) me faisant découvrir ‘le vrai monde’, découvrir Paris, me montrant comment vivre (surtout comment dépenser l’argent, le mien), me fit oublier mes premiers craints. Je constatais, mais ne croyais pas, qu’il était menteur, lâche, soûlard et même escroc, se souciant peu de moi. Je ne voulais pas le croire, ni le voir. Je me disais : “et alors ? combien d'épouses vivent de ce que leur conjoint gagne.” Tous les signes qui ne me convenaient pas, je les enfouissais en moi.

Je suis même arrivée à me dire “c’est ta faute si...” Jusqu’au jour où j’ai constaté que “l’aide conjugale” n’était pas réciproque et que j'ai vu qu’il me haïssait, était content de me voir dans le pétrin ou malade.

On fait miroiter devant nous quelque chose qu'on désire profondément et nous courons vers ce mirage et sur le chemin... nous ne voyons plus les réalités.

François vient de me dire, « Mais si tu n’avais pas désiré, cherché quelqu'un pendant tout ce temps, tu ne serais pas arrivé jusqu’à moi. »

A-t-on besoin d’être si aveugle pour continuer la quête ? Il faudrait en discuter avec Stéphanie.

J'aime tellement François surtout parce qu’il est vrai et non factice. Parce que je ne le vois pas idéalisé et que je peux l’aimer tel qu’il est, et malgré tout ce qui me gêne en lui. Le comprenant, l’aimant, en fait comme nous aimons un ami. Davantage encore, puisqu’il y a aussi la satisfaction des « pulsions de ça » entre nous.

La Butte Montmartre, et nous

6 mars 1995

Cet après-midi, François m’a emmenée dehors, il faisait beau, nous avons écouté les musiciens de la Butte Montmartre et nous avons admiré les premiers crocus de printemps. Avant notre promenade il m’a donné sur le palier un baiser si doux, si profond - jamais je n’en ai reçu un pareil.

Assurément, le jeune coiffeur qui m'a dit, qu’à notre âge, il n’y a que la tendresse, mais pas l’amour, se trompe profondément.

Puis nous nous sommes assis sur un banc et en regardant les enfants jouer nous avons discuté la façon dont l’informatique sera bouleversée. Quels étaient les précurseurs de ce bouleversement, ce qu'ont apporté de nouveau HyperCard, AppleScript, l'OSA et Delhi 95, bouleversant, secouant les anciens concepts. Si quelqu’un s'imagine encore qu’il existe des différences fondamentales entre la gauche et la droite, qu’existent des novateurs jeunes et de vieux conservateurs - notre discussion l’aurait bouleversé.

François (à un an de sa retraite) est plus révolutionnaire en Informatique que les jeunes assistants de la Faculté qui n’osent pas, ne progressent pas, ou alors ne se tiennent pas au courant ; et moi, conservateur de certaines traditions, je suis pour tout ce qui apporte le pouvoir dans les mains des non-spécialistes. François lutte encore contre les castes, moi pour offrir plus de confiance et de savoir aux gens - en même direction. On s’entend, on se retrouve profondément. Et en revenant, en me serrant contre lui, en m’embrassant encore, encore... j’ai joui. Oui, décidément avec tendresse, mais plus !

Je t’aime mon cher amour,

Je t’aime tendrement.

Je t’aime réjouie

Et quand tu es en peine,

J’aime les éclats de ta joie

Et tes larmes de détresse,

J’aime de ta vertu,

Le pur rayonnement,

J’aime de tes défauts,

Les éclipses solaires ;

Je t’aime, ma chère femme,

Avec tout mon cœur et âme

(Petöfi Sàndor (1848)

(mon cher homme !)

Les non écrits

15 février 1995

Une chose horrible m’est arrivée : je viens de me rendre compte que j’ai commencé à écrire en deux cahiers en même temps (nommés ensuite 13 a et b). Où est l’autre ? Je ne le trouve pas depuis quelques jours. Bon. Alors prenons celui-ci, l’important est de pouvoir s’exprimer quand j’ai l’envie.

4 mars 1995

Ce matin nous avons commencé à bien discuter moi et François, après que je lui avais lu les deux versions de la traduction de “Un mot sur la Tyrannie”. Il m’a dit que l’une est un poème, l’autre un cri et qu’il faudra mettre les deux, d’une façon ou d’une autre. L'original est entre les deux.

Il s’est rappelé ensuite, relativement à la tyrannie, celle de l’église et puis d’un article qu’il avait lu, il y a quelques jours dans Le Monde, un article qui l’a fortement choqué d’abord, pénétré, impressionné ensuite. Il me l’a raconté.

Un rabbin expliquait que l’homme n’a pas le droit de se croire Dieu, de prendre le droit de juger, de croire posséder « La Vérité » inspiré par ses sentiments, son éducation, sa volonté - et de ne pas accepter l’autre, différent.

J'ai lu et relu l'article, réfléchi, puis j’ai commencé à me rappeler des événements ne figurant pas dans mes journaux, par peur ou parce qu'ils m'ont trop profondément meurtrie. En réalité il y manque deux choses différentes : les trous et les non-écrits. Sinon, combien Semprun a raison, on vit ou l’on écrit.

Maintenant, j’écris. Pendant plusieurs périodes de ma vie, je n’ai rien écrit, je vivais. D’autres fois, j’écrivais de longues lettres et j’y mettais ce qu’autrement j’aurais mis dans mon journal. Comme de longue et détaillée description de l’année qui venait de passer.

Mais il avait aussi des choses que je racontais, par exemple le choc d’avoir vu tant de gens me sourire, lors de ma première visite en Amérique et surtout gens choqués à mon travail en France quand le leur souriais, après mon retour. Ils me regardaient d’un air « que veut–elle de moi ? » Pourtant, je me disais que leur adresser un sourire est mieux que se dire l’un à l’autre machinalement « Ça va ? Ça va. »

Et puis, je n’ai pas écrit quelquefois parce que j’avais peur, je craignais qu’on me dise « fais attention ». Au début, pendant la guerre en pensant : « si les fascistes, les croix fléchés hongrois le liraient? » Pourtant, j’écrivais très sagement… mais j’avais dit aussi qu’on attendait avec impatience les Russes… et j’avais ajouté que je n’aimais pas les gens dans l’abri se querellant pour n’importe quoi. Bien sûr, ce n’est pas facile de vivre serré dans la cave, longtemps.

Puis ? Avec le temps, avec l’arrestation de papa par la police secret roumain, une autre peur « s’ils auraient pris aussi mes journaux, s’ils revenaient les prendre? »

Que m’arrive-t-il ?

23 Janvier 1995, Celles

Qu'est-ce qu'il m'arrive ? Pourquoi suis-je, tout d'un coup dans cet état d'insatisfaction ? Mon visage dans la glace me montre de nouveau la face NON que Paul m'a forgée.

Aujourd'hui j'ai failli à tous ceux que j'aime.

À Lionel, en lui achetant un Mac avec un disque de “seulement” 250 Méga. Je voulais passer son anniversaire avec lui dans une atmosphère familiale paisible et cela s'est terminé - avec les policiers lui retirant trois points de conduite et en plus, mensongèrement. Comment peuvent-ils être si bas? Et même le revendeur Mac se moquant de nous, au sujet de la réparation de l'imprimante... (que je voulais lui offrir). Vais-je jamais apprendre la bassesse de certaines gens?!

J'ai failli à François en n'allant pas avec lui aujourd'hui à l'Université pour l'aider à transporter ses papiers... Mais pourquoi n'a–t–il pas pris son chariot? Pourquoi n'admet–il pas que je puisse m'occuper de temps en temps de mes enfants ou d'autre chose que lui et de ce qui l'intéresse ?! et ce soir cette dispute idiote, parce que je ne veux pas mettre le son pendant les publicités à la Télé, qui d'après lui, « reflète les réalités ». Il dit que « je vis dans mes fantasmes ».

Il est sorti à 11 h du soir, il est minuit et il n'est pas encore là.

Il vient de rentrer.

J'ai failli aussi à Stéphanie (elle a presque perdu la vue) en arrivant en retard au rendez-vous et même, en partant trop tôt de notre rendez-vous et discussions à cause de François.

Et j'ai même failli à moi-même, en n'allant pas au Salon de Livre que j'avais envie de visiter.

Je suis tourmentée, nerveuse, insatisfaite, malheureuse.

Que faire ?

Je fais tout de travers aujourd'hui. J'aime tant ces gens et finalement rien ne me réussit plus. Je me suis réveillée ce matin à quatre heures et demi, en me tourmentant comment faire, comment les satisfaire tous - mais je n'ai pas réussi.

J'ai besoin d'écrire

6 janvier 95

J’ai le besoin d’écrire. Oui, j’écris aussi espérant qu’il va être lu, utilisé, utile à quelqu’un ou quelqu’une, mais je sens une poussée interne : j’écris d’abord pour moi-même.

Stéphanie m’a dit il y a quelques jours que le « moi » parle ainsi avec « soi » - ou est-ce l’inverse? De tout de façon, écrire me permet de ressortir des choses de moi qui n’en émergeront pas autrement. Penser, réfléchir en écrivant. Un dialogue où, je crois, ils parlent à tour de rôle l’un et l’autre. Je ne le crois pas unidirectionnel. Jusque maintenant, je croyais parler tout simplement avec mon journal, Toi.

Autant s’y plonger. J’ai quelque part en moi du matériel qui pourrait ‘servir’, être lu, mais aussitôt que je commence tout ceci est oublié et ça coule, ça vient, arrive ‘tout seul’, tel quel. C’est un moyen pour moi de mieux me comprendre. Et pour plus tard, me rappeler.

François dit que lui a des « cases » dans son cerveau où il met, range tout et il est capable de les ressortir. Moi, j’ai probablement moins de place disponible, même une fois décrite je ne me rappelle pas de tout. Certaines choses ou personnes m’ont trop peu marqué et se sont effacées pour toujours. D’autres sentiments, pourtant si forts à l’époque, ne restent pas de trace, étaient-ils superficiels? Comme mon amertume envers Mester du 1976 et 1977, envolé. Pourquoi?

1er janvier 1995

Et je croyais que je terminerai ici mes journaux. Mais finalement, pour moi-même seulement, je le continue. Un journal est écrit au cours du chemin : pendant des périodes de doute, ne sachant pas où tout cela mènerait.

Bien venue nouvelle année ! Tu vois, je ne me suis pas encore habitué et j’ai failli écrire 94 au lieu de 95. Il n’y a rien de ‘spéciale’ aujourd’hui, j’écris en rouge seulement parce que je n’ai pas de crayon noir. Si, quand même, c’est la nouvelle année, le début, les anciennes choses bien fermées : on va vers le futur. D’où le titre « Ce qui s’est déjà passé » ou plutôt, « Ce qui s’est passé… déjà » disant qu’il y aura une suite, il y en aura la vie, l’aventure n’est pas finie !

J’ai de la peine pour Alina, mon amie n’est pas heureuse. Ses circonstances aussi : trouver un mari comme le mien n’est pas facile, mais aussi, savoir se réjouir de ce qu’on possède, de ce qui est positif et ne pas être triste de ce qui est moche ou désagréable autour de nous. Ne pas perdre l’énergie avec eux. Ne pas perdre de temps pour se lamenter de ce qui ne peut pas être ou n’est pas, même si on le voudrait fort.

François joue du piano et me chauffe le cœur. Il joue pour son plaisir, mais à travers sa musique il me dit aussi toujours quelque chose.

5 janvier 95

Ce matin François m’a dit que je suis stimulante et agréable. Et même, confortable. Après un certain temps il a ajouté : et baisable.. Oh, que ses yeux cillaient, brillaient!

Ensuite, il m’a raconté des histoires de dinosaures : sur les anciens gros ordinateurs et leurs créateurs et ce que chacun d'eux lui a raconté à l’époque. Il a vécu cette période-là de l’intérieur.

La nouvelle année commence bien.

Hier, il a pris un cours de natation, si bon! Aujourd’hui on le ressent un peu, mais c’est de bonne douleur musculaire, on nagera encore, c’est la dernière journée des vacances scolaires et de la piscine ouverte ici toute la journée pour le public.

Et pendant le petit-déjeuner, il a ajouté avec satisfaction : et insatiable!

Les vacances nous ont fait très bien.

Que c’est bon de vivre des jours harmonieux avec lui !

Il y a 50 ans déjà?

26 Décembre 1994 à deux heures de nuit

J’ai commencé à écrire un journal il y a exactement 50 ans, jour pour jour.

J’ai décidé de le finir ce Noël, le décrire et ensuite m’arrêter.

Mon journal, ma vie continueront, mais ce que je mets dans "Au fil de la pensée" s’arrêtera dès demain. Mes journaux me serviront comme toujours, à m'exprimer, me soulager et à me rappeler - mais c’est tout.

Je pourrais ainsi rester en tête-à-tête avec toi, mon cher Journal, et ne plus penser - comme depuis deux mois - à autre chose aussi pendant que j’écris...

Je décrirai encore ces derniers jours, notre Noël à Paris et les coups de fils que j'ai reçu de partout dans le monde, et demain, à l’occasion du premier anniversaire de mon petit fils et en même temps jour de naissance de ma mère, j'arrêterai.

Cette nuit Agnès m'a appelée de Washington. Il y a six semaines quand j'étais chez elle, mon petit fils trébuchait encore souvent : il court déjà!

François vient de me demander : « L'as-tu écrit ? Je me marierai avec toi encore vingt fois ! tu es vraiment tout ce qui aura pu arriver de mieux pour moi! » Et lui pour moi. Quelle joie!

Ma tante Hanna vient de m'appeler d’Israël, elle m’a fait un très grand plaisir. Elle m’a demandé si j’avais retrouvé les journaux de maman. Hélas, non, quand le police secret roumain à emporté papa, ils ont emporté aussi tous ses papiers et aussi ceux de maman, on n’a jamais pu les récupérer. Hanna vient de me raconter qu'à la naissance de maman ses parents ont commencé un journal et lors de ses douze ans ils lui ont donné pour qu'elle le continue. Maman aussi a tenu un journal toute sa vie... J’ai un tel sentiment de continuité, d'héritage.

Hanna m’a aussi conseillé de maigrir : « Tu peux ! tu réalises tout ce que tu veux. » Non, pas tout. Quelquefois la vie sait mieux que moi et décide à ma place.

Alina, est arrivée à Paris pour deux mois, elle est restée mon amie et quelle amie ! Elle est la première à avoir lu la traduction de mes journaux. Hier nuit elle n'a presque pas dormi et elle est arrivée déjà jusqu'à mes 25 ans. D'après elle c'est prenant, même passionnant et elle y a retrouvé sa propre jeunesse, nos croyances et désillusions, elle s'est aussi rappelée de notre aide réciproque.

Alina m'a dit que toute sa vie, elle aussi a du souvent marcher sur la fil du rasoir pour passer les obstacles, elle aussi a osé et a réussi. Elle dit que je suis beaucoup plus humble, chaude, à l'écoute, qu’il n'y paraît dans ce journal. Mais je n’écris pas pour “me refléter” mais pour me donner du courage quand on essayait de me détruire, me dégrader, me mépriser. Il faux que j’utilise tout alors pour me rendre le courage et l’envie de rebondir ; pour à chaque fois refaire une vie nouvelle, ailleurs, autrement - une vie souvent plus riche, plus pleine que l’ancienne, que pourtant j'avais d’abord pleurée et regrettée.

La semaine dernière j'ai relu pour la première fois la traduction des journaux du début à la fin.
De temps en temps j'ai du m'arrêter, je sentais un tel malaise : comment ai-je pu être ainsi ? penser ça? parler de cette manière?

Mais d'autre fois, l'émotion ressenti m'ai revenue presque intact et j'ai été frappé par le même chagrin ou je ressentais la même joie que j'avais eu à l'époque où je les ai vécus..
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24 décembre 1994, Paris

(Je n’avais pas recopié ceci dans mon journal, noté juste dans un autre cahier) :
On ne doit jamais trop attendre.

Aveu, Paul Géraldy (fragment)

Je sais bien qu’irritable, exigeant et morose,
insatisfait, jaloux, malheureux pour un mot,
je te cherche souvent des querelles sans cause…
Si je t’aime si mal, c’est que je t’aime trop.
Je te poursuis. Je te tourmente. Je te gronde… ()

Comme si c’était mon mari qui aurait écrit ces lignes.

« Ne me demande pas des choses absurdes » me dit-il, par exemple.

Une autre fois :

« Tu es tout le temps à tirer en dehors de problème, en vide. »

Ce que je veux dire, ajouter à la discussion (sinon son monologue), n’est que « vide » à ses yeux, le seul important est ce qu’il dit lui, de quoi veut discuter lui.

« Tu veux rester dans ton truc étroit. »

¨Pourquoi me vexer ainsi ? ! « Son truc » est large et le mien étroit ? Ce qu’il pense ou veut dire important et venant de moi vide, nul ? Je me sens de plus en plus mal à l’aise.

Mon travail n’avance pas.

Je m’efforce en vain de travailler, il recommence à hurler.

Nous

Nous

Nous : ce n'est ni moi, ni “Lui”,
ce n'est pas non plus lui et moi,
“la somme est plus que ses composants” !
Des liens forts, divers, invisibles de l'extérieur,
comme dans une charpente.
De vécu, souvenirs communs qui nous ont marqués,
qu'on ressent de la même façon, et plus...
que je ne saurais pas décrire.
Mais je le sens. Lui aussi.
Ce NOUS existe, nous le savons.
Cette communauté
de vue, de goûts,
d'Esprit, de Corps
d'Âme, de Sentiments
d'Intelligence, de Sens
de Compréhension et d’adhésion,
cette - faculté d'être ensemble.


Puis, ce soir, mon mari “idéal” me dit que “je truque, je filtre”, je “casse l’unité d’un plat”, je “bidouille” - tout cela, parce que j’ai lui ai dit que ce soir je ne mangerai pas de viande, mais je veux bien manger les pommes de terre qui l’accompagnent. Mon estomac ne supporte pas tout, à n'importe quelle heure de journée.

Je filtre - oui, j’ai le droit de choisir, la liberté de choix ? ! - ou devrais-je prendre pêle-mêle tout qu’on me donne, toute information qu’on me présente. Je ne lui reproche pas, tel qu’il le fait lui, pourtant ça le conduit être ultra influençable chaque fois du dernier truc entendu au hasard de sollicitations.

« On n’a le droit de rien refuser, exclure... », me affirme-t-il.

Ma tête n’est pas une poubelle ! où on peut mettre tout, pêle-mêle. François a une mémoire de « mega-bytes » rangés en casiers et organisés, moi je dois soigneusement filtrer.

Pas me laisser influencer, reprocher le énième fois tout ça !

Julie ! Sache mieux l’écouter, mieux le comprendre.



Je t’ai attendu presque 60 ans, la vie a été bonne avec moi, t’es là ! Le destin m’a donné deux enfants, et Toi !

Jamais, dans ma jeunesse je n’ai été si pleinement heureuse, je n’ai été si pleinement satisfaite par quelqu’un à tous les points de vue, jamais je n’avais communiqué tellement en autant de choses, âme, corps, esprit, sens, sentiments.

La lutte de l’esprit et des sens (ou sentiments) me bouleversait quand l’un me disait une chose et l’autre me tirait ailleurs. Maintenant ils sont en accord, tout tend vers lui, vers ce Nous qui existe enfin, vers une satisfaction complète de mon Soi, de son Soi unis de mieux en mieux chaque jour, chaque heure.



15 décembre 1994

Nous sommes revenus, après quatre jours passés avec Stéphanie. Qu'elle est courageuse à 82 ans ! Hélas, elle a réussi à me décourager - un peu - en me disant la vérité : ‘avoir de la substance’ ce n’est pas suffisant, il faut encore y ajouter de la musique, de la “musique bien française” et du rythme. Bon, on verra. Je ferai ce que je peux, puis... je chercherai.

François m’a dit hier soir :

« Jamais je n’aurais pu trouver quelqu’un qui m’aille mieux. Sur tous les plans, sensuel, âme, intellect. Tu es parfaite pour moi ! Et il n’y a aucune raison que ça s’arrête, tous les jours c’est mieux ! »

Mais ce matin il rouspète et me critique :

« Tu ne me comprends pas ? Tu ne m’aides pas, tu es tout le temps dans ton truc. »

Attention Julie! Il est fatigué, occupe-toi plus de lui!

Quand nous nous sommes mariés, nous avions peur, mais nous avons osé. Notre mariage nous a soudés et le plupart de nos peurs se sont dissipées. C’était bon, que c'est bon d’être mariée avec François!

Après des mois fantastiques, nous avons vécu une autre crise. Il avait envie d’autre chose : tester ses dons récemment acquis de communication, tester son charme. J’ai mal supporté ses essais, pourtant timides. Il avait aussi besoin d’un autre travail, d’autres buts, de travailler sur un projet le passionnant.

Créer ensemble une application c’était bien, il m'a prouvé (je ne le croyais plus) qu'on peut bien travailler ensemble si on sépare bien nos tâches. Ensuite, nous avons enseigné ensemble. Bâtir un enseignement nouveau a été une expérience ardue mais fantastique, un bon souvenir.

Depuis que nous sommes mariés, nous nous sentons plus unis. Nous regardons un film, nous le ressentons de la même façon et ça nous rend tellement heureux. Nos différences existent, elles nous attristent, mais ce n’est pas tragique. Nous sommes plus souvent heureux ensemble que non : réussir à être vraiment ensemble, à aider l’autre, lui démontrer qu’on l’aime, le rendre heureux.

La joie de celui qui donne, la joie de celui qui reçoit.

Mon caractère est plus optimiste et plus tranquille, je suis plus calme que lui. François a encore des angoisses, mais moins souvent et surtout parce qu'il doute de lui-même, il craint l'avenir. Pourtant, il réussit de mieux en mieux.

D’une certaine façon, je crois qu’il est angoissé, parce qu’il n’est pas un Surhomme. Qu’il ne sait pas tout, qu'il ne comprend pas tout facilement, que je ne sois pas complètement et tout le temps heureuse et satisfaite, qu’on ne sait pas deviner tout que l'avenir apportera. Mais il sait aussi être très heureux, très bon amoureux, très bon mari, très près de moi. Il sait me procurer des moments extraordinaires que je n’ai jamais vécus avec personne.

29 Novembre 1994

Quel plaisir d’être à la maison et de nouveau réuni avec François ! Quel merveilleux mari et combien je lui ai manqué ! Trop. Ne plus le laisser seul si longtemps, ou très rarement. Comme il sait me montrer sa joie, me dire que je compte tant pour lui ! Je suis enfin à Ma Place. Et, la calinotherapie - que c'est bon !

Ionel est venu m’accueillir, lui aussi avec tant de chaleur et compréhension, il me dit “moi, je veux bien lire ce que tu as écrit, mais il faudra corriger le français, n’est-ce pas “. Bien sûr. Quels êtres fantastiques ! Mon petit fils aussi.

J’ai dédié ma thèse de doctorat à Paula (mon arrière-grand-mère), à grand-mère, à maman et à Agnès, aux femmes dont j’ai hérité et à ma fille qui a hérité de moi. Je dédierai ‘Au fil de la pensée’ aux trois hommes qui le comprendront et l’apprécieront. À François, à Lionel et à l’homme futur que Alexandre deviendra, qui le lira, probablement, quand je ne serai plus là.

François est l’homme devant qui je ne dois pas cacher qui je suis. Je peux être moi-même, presque complètement. De jour en jour il m’apprécie d'avantage et pour autre chose. Il devient de plus en plus jeune, sensible, inspiré. Enfin, enfin j’aide quelqu’un à mieux faire ce qu’il aime faire, ce qu'il veut réaliser. Et Lionel est assez mûr, ouvert, profond pour le comprendre, l'admettre.

Agnès m’a dit que pour elle mes journaux sont ‘trop intimes’. Pendant ces deux semaines passées chez eux, elle n’a pas voulu regarder mes traductions, ni même en parler. Si on ne peut pas communiquer sur ce qui nous concerne, nous intéresse, de quoi parlerons-nous ; de bobards ? Elle m’a heurté, j’avais tellement envie de les discuter, de les partager avec elle. Même de mes 20 premières années elle n’a pas voulu en parler, ni les regarder. Je n'arrive pas à comprendre. Mais maintenant, je suis redevenue forte.

Une révélation

18 Novembre 1994

Ce matin j’ai eu une révélation.

Je croyais que pendant les 7 ans d'absence de mes journaux, je n’avais rien écrit. Je me suis rappelée d’un coup que c'est n’était pas vrai. Je crois que même en Belgique, quelques jours seulement après ma sortie de Roumanie, j’ai continué à écrire. Je me rappelle Bruxelles, où enceinte, me sentant très seule, ayant des nausées à cause des odeurs du restaurant du petit hôtel Italien, j'écrivais. Puis en Israël, j’ai décrit ma rencontre avec ma famille, ma solitude, l'attente de revoir Sandou. Je viens retrouver ces lettres !

Je suis sûre aussi que j’ai décrit dans un journal mes réactions après avoir connu Déborah, belle-mère hypocrite ; les premières paroles ‘aba aba’ d’Agnès ; mes craintes et incertitudes. Mes joies de femme épanouie, mes premiers soupçons et le départ de Sandou en France. Ma solitude pendant que mon mari était loin, partie pour la France. Et ensuite? J'ai aussi écrit sur Sandou qui avait commencé à avoir moins envie de faire l'amour après mon arrivée en France, en 1963. Et puis?

Sandou a lu ce que j’avais écrit en français (ou en roumain ?), il ne l'a pas apprécié. Où sont-ils? Perdus, jetés, cachés? Et mes lettres? J’ai écrit énormément pour mes amies entre 73 et 75. C’est dans ces lettres que je m'exprimais, mais aussi en discutant avec Stéphanie. Et juste avant mon départ vers l'Amérique, j'avais fait des cassettes, en y mettant mes poèmes préférés, effacées hélas quelques années plus tard par du twist d’une copine de mon fils.


Encore aujourd'hui, j'ai l'impression que les périodes où je n'ai pas conservé mes journaux, mes écrits, c'est une période "perdu" de la vie.

Peut-on dire?

17 Novembre 1994

Je suis en train de corriger mes journaux introduits dans l’ordinateur. Je suis arrivé à il y a quatre ans. Le passé, moi, ça va, mais peut-on en dire autant et si ouvertement de François? Sans lui, le livre ne sera pas complet. Mais je commence à me demander, n’est-ce pas trop ? Je pourrais avoir de gros problèmes.

Attention Julie. Réfléchis bien à ce que tu fais, discute-le avec lui, décide ensuite combien, quoi... Écrire sur les autres avec leur prénom réel ou changé, ça ne peut pas heurter (effacer les noms propres), mais ton propre mari tu ne peux pas le “déguiser”.

Que je m’ouvre, OK, j’aime ça, j’ai le courage, je ne suis pas si vulnérable au “qu'en dira-t-on” mais François, même transformé, même tellement plus fort, l'est. Et hier, je n’étais pas comme il le fallait, je n’ai pas pensé assez avant de lui parler. Julie, tu es très heureuse, attention de conserver ton bonheur.


Heureusement, a cette époque, François m'a surtout encouragée, il n'a pas objecté deux trois ans plus tard non plus, pour que je publie ce que j'ai écrit de moi, de nous.

Est-ce la vérité impudique?

15 novembre 1994 Washington

On m’a souvent reproché d'écrire comme je parle, comme je pense. Bien sûr, c’est une longue habitude de mettre sur le papier mes pensées telles qu’elles arrivent, pêle-mêle. Si je réussis à publier mes journaux et à plaire avec “Au fil de la pensée” je le devrai à cette habitude. Ce sera son originalité. Des pensées sincères, tel que je les ai ressenties sur le moment.

En les traduisant, je dois les améliorer très peu, je me suis rendu compte que moins je change, plus je réussis à le laisser tel que je m’exprimais alors, en hongrois, en roumain, en anglais - ou en français, plus le livre restera intéressant, authentique.

De toute façon, quelquefois, enfoui au profond de moi-même, je le faisais depuis 50 ans pour Ça. Bien que ce que j'écris au fur et à mesure est vrai, naturel, coule tout seul, mais je l'ai aussi écrit - de temps en temps - pour le montrer, le discuter avec mes amies. C'est aussi un moyen pour mieux me comprendre, et pour me rappeler. Et je l'avais écrit aussi pour Lui, pour Lui qui viendra un jour, pour Lui que j'ai enfin trouvé.

Est-ce « impudique » la vérité? Telle que vécue par moi? Plus je me relis, plus je découvre des choses... Je n’aime pas les grandes phrases tournées et retournées. Et les lecteurs?

Quatre ans depuis notre mariage

7 Novembre 1994

Quatre ans depuis que nous sommes, et si Bien ! mariés. C’est aussi l’anniversaire de la mort de papa et celui de la révolution russe, fêtée dorénavant seulement par quelques nostalgiques. Il y a deux jours j’ai vu Gorbatchev à la télé, il a rajeuni.

François et Julie grand-père et grand-mère et... jeunes amoureux.

À cette occasion j’avais envie de décrire quelques-uns des nombreux liens qui nous unissent, plus qu’on aurait cru, nettement plus qu’il y a quatre ans et de loin plus qu’avec n’importe qui d’autre.

Corporels : pas seulement être là, câliner, satisfaire l’autre chaque fois qu’on devine ou que l'autre en manifeste l’envie, mais s’y donner complètement et avec amour. Aimer jouir et aimer faire jouir. Sans jamais faire un drame de la fatigue, des lassitudes momentanées de l’autre, se comprendre, s’attendre.

Mais en plus, la tendresse des nuits, du coucher et du réveil. Dormir enlacés, se retourner en même temps la nuit, le plaisir de sentir la peau de l’autre, de caresser, être caressé, massé, sentir l’autre. Être là.

D’âme : avoir des sensibilités très rapprochées, pleurer, rire ensemble, avoir de la joie, de l’émotion et de la tristesse partagés, sentir à l’unisson beaucoup de choses.

Partager. Un film, une histoire, une musique, une rose, un paysage.

Non, on ne les “partage” pas, puisqu'on les regarde ensemble, avec des sentiments qu’on sent de l’autre, qui émanent de l’autre, c’est avoir un plaisir agrandi... pas une part du plaisir, mais plus grand que si on le voyait seule. Ceci non plus, nous ne l’avons jamais ressenti ainsi auparavant. Non pas à cette hauteur, profondeur.

J’ai l’âme un peu plus masculine, François un peu plus féminine et on se rejoint énormément en sensibilité, dans la façon dont nous ressentons tout qui laisse une empreinte d’émotion. La rose que François offre à mon regard, les feuilles d’arbre impressionniste tremblant sous les derniers rayons du soleil que j’offre à François. Nous nous offrons ainsi plein de cadeaux que nous rapportons avec nous et dont le souvenir nous rapproche.

Puis créer, travailler ensemble, des cours, des travaux dirigés, etc.

Je suis fatiguée, lasse, mais ma préretraite est réglée. Ou presque? Non. Plus. Bientôt, je ferai le boulot d'une grand-mère à Washington pour deux semaines. Et mon livre avance bien!


8 Novembre 1994

Ça fait exactement quatre ans que je suis mariée à François. Aujourd'hui, en descendant pour ranger ma voiture je me suis regardée dans la glace de l’ascenseur et je me suis sentie si jeune, si bien dans ma peau. Le miroir me dit aussi que je vais très bien. Heureuse, détendue. Le monde est beau! Et, comme dit François, quatre ans de mariage ont laissé leur empreinte sur moi.

La traduction et l'introduction de mes journaux en Mac y est aussi pour quelque chose. Je vis un peu dedans et parfois je ressens l'émotion vécue au temps que je suis justement en train de traduire, de corriger.

C’est la première fois que je relis mes journaux du début jusqu'à la fin, je suis arrivée juste après la semaine où je suis devenue femme et je ressens bonheur et soulagement après mes doutes et mes hésitations - je me rends compte que j’avais réussi à être heureuse en n'importe quelle circonstance! La force que cela me donne, m’a toujours donnée.
Rappel des temps quand à 25 ans je venais d'être mis dehors de mon travail, interdit de continuer mes études, juste avant que je décide de sauter le pas et devenir femme.

21 Oct. 1994

Quand j’ai répondu tristement à un vendeur me demandant que fais-je que je ne travaillais plus, François a répondu : « si, elle est écrivain ». En réalité, c’est plus vaste, le but est de « transmettre l’expérience ». Écrit, cours ou stagiaires, différents moyens possibles.

Écrire pour moi, c’est fixer mes idées, leur permettre de se développer, ressortir, davantage que de les organiser comme pour François. Il me faut ce ‘brain storming’ avant l’organisation, ce que François réussit en enseignant - c’est ainsi que les idées et les connexions lui arrivent. À moi, ils arrivent en lisant ou en écrivant, l’exprimant. Et en y réfléchissant bien sûr.

Et par expérience je ne pense pas seulement celui de mon dernier travail, mais aussi celles accumulées au cours de ma vie agitée, tourmentée donc intéressante. D’une façon ou d'une autre, j’ai une expérience utile à transmettre.

Question : saurai-je la transmettre? Directement - pas de problème, mes élèves en sont le témoignage, Arnold entre autres, mon stagiaire. Mais la décrire, la figer, le saurais-je ? Seule ou aidée?! Comment?

On verra. De tout façon, voilà les photos que je viens de recevoir, ceux faites pendant cet été avec mon petit-fils et mon fils, son oncle. Quelle joie de les regarder se sourire!