Histoire d'une stage (1)

Ou comment marchait l’économie des pays sous tutelle soviétique…
J'ai commencé à murir et reflechir sur ce qui se passait autour de moi, et même, osais de le décrire d'une façon critique, assez lucide d'ailleurs. Ce qui suit, et ses suites, puisque c'est long, ont était écrit alors que j'avais 19 ans.

2 mai 1953

Je voudrais écrire sur l’histoire de notre école d’Antibiotiques et mon opinion. Comment tout a commencé, je ne le sais pas pour sûr, mais cela a dû se passer approximativement ainsi :

L’usine de pénicilline

Quand ils ont préparé le premier plan quinquennal, à l’Industrie pharmaceutique en s’apercevant de l’importance de la pénicilline et des autres médicaments antibiotiques et vu combien d’argent il faut dépenser pour les obtenir des pays étrangers, on a décidé, qu’à la fin des cinq ans, à côté d’une fabrique de synthèse des médicaments, on construirait une fabrique de pénicilline et plus tard une de streptomycine. C’était le début.
Ensuite, je pense, qu’ils ont réuni les directeurs des Instituts de Recherches, ceux des Projets, ou leurs meilleurs ingénieurs, sûrement aussi le professeur Nenitescu de l’École Polytechnique, le ministre, j’ai entendu que Chivu Stoica était aussi présent, et ils ont commencé à discuter pour voir comment réaliser ce plan.

La décision a dû être (bien sûr comme le conseiller soviétique était présent , lui aussi) qu’on ferait selon les procédés soviétiques, ils importeront aussi les appareillages de l’Union Soviétique, on construira l’usine avec leur aide. Ils ont décidé aussitôt que cela serait fait à Iasi, d’abord – et je crois que c’était le motif principal – il fallait industrialiser la Moldavie et Iasi. Mais pourquoi juste avec ceci ? En plus, ils font construire là aussi une usine de bicyclettes et une de médicaments de synthèse, etc.

J’ai entendu, Florescu, notre ministre de Chimie et aussi un autre ministre, sont originaires de là.
Les Soviétiques ont contesté que l’usine soit à Iasi, ils ont dit qu’outre qu’il n’y a pas de bonne eau, de gaz, de matériel, surtout pour cette industrie, il manque là la main d’œuvre appropriée. Il faut des gens très propres, ordonnés, habitués au travail semblable. Ils ont conseillé de faire bâtir l’usine en Transylvanie où toutes ces conditions sont déjà réunies. À la fin, elle sera quand même bâtie à Iasi. On amènera aussi des ouvriers d’ailleurs.

Les Soviétiques ont affirmé alors qu’ils ne transmettraient pas l’usine, l’appareillage cher, l’aide en tout et même au démarrage par leurs propres techniciens, sauf s’il s’agissait de gens bien préparés qui s’y connaissent.

Le travail a commencé.

Nous avons reçu de l’Union Soviétique les plans de l’usine de chez eux, tout presque prêt. Les responsables de projets ont reçu la tâche de la traduire selon le contexte d’ici. Les appareils qu’on peut, seraient construits chez nous, les autres importés.

Ils ont finalement décidé l’emplacement exact de l’usine, non pas à Iasi, mais dans un village à dix kilomètres de la ville. (Village d’où le Ministre était originaire.) Ils ont conduit jusque-là une voie ferrée, installé des canalisations d’eau – parce qu’il n’y avait que des fontaines auparavant.

27 avril 1953

Aujourd’hui beaucoup de choses tourbillonnent dans ma tête, j’ai réfléchi à beaucoup d’évènements. Sur la guerre, la paix... Le discours d’Eisenhower et la réponse des Soviétiques ont été le point de départ de mes pensées. Aussi sur l’école de spécialisation d’Antibiotique, combien c’est mal organisé, mais relativement elle ne va pas si mal.

Je viens de discuter avec Claire des raisons pour lesquelles on ne nous a pas laissées aller à l’Université à la sortie du lycée. La raison pour laquelle nous sommes obligés de suivre les Cours par Correspondance, tout en travaillant.

Est-il juste que les enfants soient punis à cause de leurs parents ?

On dit souvent en théorie “c’est bien tel que c’est, ils ont raison de... ” mais en pratique, on ne le voit pas ainsi ; et si plusieurs coups durs arrivent en même temps c’est fort difficile de les supporter. Mais je ne décrirai pas maintenant mes pensées sur tout ça.

J’ai aussi réfléchi, faut-il être ouverte et vaut-il la peine d’être sincère (oui!) quand ceux qui ne le sont pas réussissent mieux et ont une meilleure vie?

22 avril 1953

Je devrais avoir honte de n’avoir pas écrit hier, mais Alina a dormi chez moi, puis ma pauvre maman est devenue très malade, elle avait un furoncle qu’il fallait opérer. J’espère que maman n’en aura pas de nouveau un, encore plus gros. Je la plains énormément, depuis un certain temps les malheurs la frappent les uns après les autres.

Ce soir, j’étais à l’université pour un cours de trigonométrie, hier pour un séminaire de chimie, mais je n’arrive plus à trouver le temps d’étudier pour l’université, il y a un tas à apprendre pour l’école des Antibiotiques aussi. J’ai acheté enfin les crayons de couleur pour Édith, mais je n’ai pas encore pu les lui offrir : nous ne nous sommes pas encore rencontrées.

Demain, nous avons à l’école un “jour modèle” en l’honneur du 1er Mai. J’espère qu’il sera réussi, cela dépend surtout s’ils étudient cet après-midi.

L’homme change beaucoup. Moi aussi, depuis une année, surtout depuis que j’ai fini le lycée technique de chimie, j’ai beaucoup changé. Extérieurement bien sûr, mais surtout intérieurement.

J’ai lu (et vu aussi) une pièce dans laquelle les élèves d’URSS ayant terminé leurs études en 1949 se rencontraient un an plus tard et se racontaient ce qu’ils avaient appris dans “ la vie ”, avec quelle sorte de gens ils se sont rencontrés, ce qu’ils ont vécu et ce qu’ils ont compris. Quelle grande différence avec ce que nous avons découvert, hélas ! Mais je crois que là-bas la situation est différente, l’atmosphère meilleure et puis, l’écrivain a dû aussi l’idéaliser.

Cette année m’a aidée. La fabrique aussi, puis Alina et certains collègues de l’école d’Antibiotiques. Je voyais tout trop unilatéralement. Mon horizon s’est élargi. Je réussis à mieux comprendre les gens.

Avant, j’essayais changer les autres, les pionniers, mes camarades de classe, tant au cours des réunions qu’en privé, etc. mais sans y réfléchir plus sérieusement. Puis, il y eut un temps où je me disais déjà, et c’est encore valable partiellement, que je n’arriverai pas à changer qui que ce soit d’un iota, que ce n’est pas possible, ou au moins que je ne sais pas comment le faire. Je m’y suis résignée.

Maintenant, je me rends compte que les gens changent. Et pas un peu. On peut influencer leurs pensées et leurs comportements. Pour cela, il faut plusieurs choses : d’abord, les connaître bien ; puis bien choisir le moyen qui peut influencer chacun ; et ce qui est le plus important, qu’on donne de l’importance à ce que tu dis, te respecte, t’aime. Si par exemple Alina me raconte ses problèmes et que je lui donne mon opinion, ou quand je dis en général mon avis sur quelque chose, cela peut provoquer une réflexion. Mais pour des problèmes sérieux, je n’ai pas réussi à influencer quiconque volontairement ; sans le vouloir, oui, Alina, Vera et même Tina.




A l'époque, j'étais ébranlée dans ma foie aveugle. Aussitôt après le mort de Staline, à l'occasion et après le 20e congres communiste en Union Sovétique, les journaux roumain (Scinteia, l'organ de partie communiste roumain et presque le seul journal paru) a commencé un campagne de dénigration de Stalin.

Oser dire de mal de mon dieu ! Comment ? Le même journal qui chantait ses luanges jusque ce jour-là ? Alors, que c'est vrai ? Que ce n'est pas ? En quoi croire ? J'étais déroutée, et à partir de là, un peu moins aveugle.

Mais la route était longue encore, jusqu'à 1956... pourtant chaque jour, chaque mois, il y a contribué et apporté ses cailloux ou pierres.

20 avril, 53

Hier après-midi, j’ai participé à une conférence fort intéressante à laquelle ont participé un étudiant coréen, un chinois, un iranien et une belle jeune fille turque.

Nous avons voyagé à travers plusieurs pays et le conférencier, un garçon de 17 ans parlant très bien de chaque pays : Japon, Corée, Chine, Vietnam. Puis il a parlé de l’Inde et de l’Iran qui était autrefois la Perse, ils avaient un poète nommé Firduzi. Dommage que la conférence fût mal organisée et que le tourne-disque se soit abîmé, on devait écouter les chants de divers peuples.

En Turquie, le parti communiste est illégal. Je me suis souvenue à cette occasion du merveilleux poème de Nazim Hikmet.

Non, docteur, ne cherche pas, mon cœur n’est pas ici
Il vole au-dessus la rivière jaune chantant le combat
Avec les soldats chinois luttant pour leur liberté
Armes en main, ils marchent
Non, docteur, ne cherche pas,
mon cœur n’est pas ici

C’est en Grèce regardant la lumière sanglante de la lune
Où l’on veut tuer toute la jeunesse Il lutte héroïquement pour la liberté.


L’une après l’autre, nous aurons des conférences sur la Grèce, la Yougoslavie, la Hongrie, la Roumanie, l’Allemagne, la France, l’Espagne, l’Amérique et l’URSS.

18 avril 53

Déjà, je n’ai pas tenu ce que j’avais décidé, d’écrire chaque jour. C’est vrai, hier rien de spécial ne s’est passé et j’étais fort occupée.

Le matin je n’avais pas encore de quoi écrire et après l’école, Tina, Radu et Sylvie sont venues chez moi. Puis Alina. Ensuite ma mère est revenue malade de son travail. À six heures d’après-midi, je suis allée avec Tina à l’université pour un séminaire de trigonométrie. En revenant, je n’ai plus pensé au journal et j’ai essayé d’apprendre un peu de Russe, une belle chanson sur Staline...

Je me suis mise depuis peu à lire beaucoup de livres à la fois; la 11ème, 12ème, 9ème œuvre de Staline, “ L’art et la réalité esthétique ” de Cernesevsky, “ Sur la littérature ” de Lénine, “ L’histoire des Arts ” de Van der Loor, “ Le Russe ” de Popova et en plus, bien sûr, mes livres de microbiologie, trigonométrie, chimie physique, etc.

C’est bien de varier un peu ce qu’on étudie et ce qu’on lit. Par exemple, je n’ai plus grande envie de continuer à écrire, je voudrais plutôt réaliser trois caricatures d’après les idées que nous avons eues sur nos trois professeurs de Microbiologie et nous les avons imaginés : l’un enfermé dans une boite de Pétri, l’autre faisant une publication académique sur ses dernières découvertes et le troisième effrayé, des formules de math et des graphiques tournant autour de sa tête.

Vera me manque depuis quelques jours et Marthe aussi. C’est bien, même si nous sommes loin l’une de l’autre d’avoir d’anciennes amies et quand on se rencontre on se retrouve. Ni moi, ni elles, ne sommes plus comme nous étions, il y a quatre ans, quand j’ai dû quitter Cluj, mais d’une certaine façon nous avons changé dans les mêmes directions, enfin, presque. J’espère qu’il en sera ainsi encore longtemps. C’est un sentiment très agréable.

Alina a déjà d’autres idéaux et d’autres buts que moi ; si un jour on devait se séparer, que se passerait-il alors ? J’espère que nous ne deviendrons jamais des ennemies parce que je l’aime beaucoup. Pourquoi ? Je n’arrive pas à l’exprimer. Je sais qu’elle m’aime aussi .

J’aime Édith, mais je ne suis pas assez attentive envers elle : combien de fois ai-je décidé de lui acheter des crayons de couleur et je ne l’ai pas encore fait. Je l’admire, à seize ans à peine, elle a beaucoup de qualités que je n’ai pas; j’ai surtout beaucoup de peine pour elle. Elle est dans une situation difficile . Nous nous entendons très bien parce qu’en général nous avons les mêmes opinions (issues du même milieu, nous aimons aussi les mêmes poèmes et textes.) C’est pourquoi je suis allée chez elle le jour où j’ai appris le mort de Staline. C’était un horrible coup et mes collègues l’ont pris en haussant les épaules; c’est seulement l’événement en soi qui les a intéressés. Je n’ai pu rester avec eux.Hélas, je dois partir maintenant pour l’Université, nous avons des expériences à faire au laboratoire de physique. Au revoir, mon journal, à ce soir ou à demain.

Julie ne mentionne pas les horribles difficultés d’Edith. Depuis plusieurs semaines sa mère et son beau-père ont été arrêtés, se trouvant dans les caves de la Sécurité politique, comme ce fut le cas pour le père de Julie : cela les a aussi fort rapprochées.

A l'aube (suite)

À l’aube, je me suis prélassée sans rien faire jusqu’à six heures.
Ensuite, j’ai relu la “ Chimie Physique ” et j’ai résolu cinq problèmes qu’on nous avait donnés. (Écrire en hongrois au sujet de l’école c’est dix fois plus dur.) Au cours sur les produits Antibiotiques, j’étais fort nerveuse et j’ai vexé Tina (je l’ai vite regretté, trop tard ?)

En sortant de Polytechnique, je suis allée retirer mes photos : je ne les aime pas du tout. Le photographe m’a agrandie, embellie, il a caché mes taches de rousseur, gommé certains traits, la photo ne montre pas une certaine gentillesse, grâce, spécificité que j’ai. Et pas du tout l’intérieur. Même le sourire est forcé. C’est normal, quelle idée de mettre juste devant mes yeux, là où je devais regarder pendant qu’on me photographiait, la photo encadrée de noir de Staline. Quand je voyais ça, je n’avais plus aucune envie de rigoler.

Me voilà revenue chez moi et dépensant la mine de mon crayon, il ne me reste qu’un petit bout. J’ai déjà écrit cinq pages. Cela sera assez pour aujourd’hui. Je suis ainsi, quand je m’y mets avec élan, j’écris, j’écris et je ne m’arrête plus : je serais capable maintenant de remplir d’un coup tout ce cahier. J’ai plein de pensées qui s’accumulent et attendent. La plupart des gens réfléchissent peu, hélas, moi aussi. On fait énormément de choses sans réfléchir, en n’y pensant que plus tard, souvent il arrive que je ne sais pas pourquoi j’ai agi ainsi et pas autrement.

16 avril 1953 suite


Si vous n'avez pas lu le début de mon quatrième journal, je vous annonce, que ce texte n'est que son continuation.


Je n’ai pas peur que quelqu’un le lise. D’abord, personne ne se rendra compte que ceci n’est pas un cahier d’études comme les autres, puis même si on le lit, eh bien : on verra comment je suis - ou si cela n’est pas possible, au moins comment j’étais, comment je pensais au moment où j’écrivais ces lignes.

De toute façon, après un certain temps (un mois ou des années) je montrerai mon journal à quelqu’un. Je n’arrive jamais m’enfermer longtemps. En conclusion, je ne décrirai pas les événements les plus intimes : ce ne serait pas bien si ce que j’avais écrit tomberait un jour dans les mains d’un malveillant. J’ai plusieurs amies, Alina, Tina et Claire qui ne savent pas le hongrois, à Édith et Vera je ne montrerai que les passages où je ne parle pas d’elles, et puis c’est tout.

Chaque fois ce que j’écris peut avoir deux parties : l’une, ce que je pense en général des événements (je n’ai pas honte d’eux et j’en prends la responsabilité, même si mes opinions changent après un certain temps) et l’autre, décrire ce qui est arrivé ce jour-là et ce que j’en pense. Je crains d’utiliser trop de papier et trop de crayon. Tant pis.

Bien, maintenant je raconterai la journée d’aujourd’hui.

Le fait que depuis un mois je vais à l’école des Antibiotiques, je le sais, et si je le mentionne ici c’est seulement pour quelqu’un qui un jour lira mes journaux, pour qu’il comprenne et puisse le relier avec mon dernier journal.

La dernière fois j’écrivais pendant... [l’agonie] de Staline. Je n’arrive ni à le prononcer, ni à l’écrire, je ne peux pas. Enfin, la dernière fois, j’avais écrit sur lui. Depuis, je ne suis pas arrivée à finir ce journal-là.

Un jour, je le terminerai. Peut-être, quand je serai à l’usine ou alors quand j’aurai eu des résultats dans mon travail. Ou seulement quand je deviendrai membre du Parti. Je ne crois pas le devenir, puisque, d’après moi, seulement un vrai communiste peut devenir membre, et chez moi, un communiste, un bolchevique, doit être un être très spécial, ce nom je l’accorde à très très peu.

Peut-être à Csizmadia et même à lui seulement 3/4. Bien sûr, tout cela encore très éloigné pour moi, devenir tel que je conçois que devrait être quelqu’un pour mériter ce nom. Malheureusement, il y a beaucoup de membres du parti, énormément hélas, par rapport à qui je serais nettement mieux, mais ce n’est pas l’essentiel.

J’essaie de n’utiliser que des mots hongrois, mais cela ne me réussit pas toujours, ces jours-ci je parle de plus en plus roumain. Je trouve avec difficulté le mot approprié, pourtant il en existe toujours, la langue hongroise est très riche. Je devrais l’étudier davantage.

Mon quatrième journal, retrouvé

Je le croyais longtemps perdu, ce fut un vrai cadeaux quand, caché entre des anciens livres, je l'ai retrouvé. Traduit. Corrigé. Revu. Voilà le début, la première partie de première entrée trop longue pour le mettre dans un seul poste de blog.

Je n'ai rien écrit de plus dans mon troisième et beau journal, et finalement, je me suis décidé.


16 avril 1953
J’ai énormément à raconter. Plein de pensées circulent et s’entrechoquent dans ma tête. Depuis longtemps je voulais acheter un nouveau cahier pour noter mes pensées, mais je ne peux plus attendre. Et puis, quelle différence si j’écris dans un beau cahier ou dans un simple cahier d’écolier ?

Pourquoi veux-je décrire mes pensées ?

D’abord, parce qu’alors elles seront mieux conservées et en plus écrire me soulage quand quelque chose me cause du chagrin. Puis, qui sait ce qui m’arrivera bientôt. Le spectre de la guerre paraît hélas menaçant devant nous, dans un ou trois ans je crois qu’on en aura une. Si je meurs, qu’on sache comment j’étais.

Et même pour moi. Un mois, un an, souvent ce n’est pas assez pour qu’en regardant en arrière je puisse me comprendre. Mais lorsque je lis des journaux écrits il y a plusieurs années, je comprends approximativement comment j’étais alors, vers où je me suis développée, comment, combien j’ai changé depuis lors.

En plus, mon désir secret est toujours de devenir un écrivain, et je n’écris pas toujours. Je n’arrive pas à écrire, parce qu’il y a énormément d’attentes pour une pièce de théâtre ou un récit, on demande beaucoup pour qu’ils soient publiés et ils ont raison : le livre sert à éduquer et n’a pas le droit de mal orienter. Écrire pour moi-même peut être considéré aussi comme exercice d’écriture future.

Réfléchir est facile, cela vole et l’on ne doit pas se demander si c’est bien exprimé, ou si l’orthographe ou la grammaire sont bonnes. Surtout, mes pensées ne sont pas interrompues quand ma main commence à me faire mal de fatigue ou que je n’arrive pas à écrire assez rapidement. Si je savais taper à la machine à écrire, je pourrais aller plus rapidement. Mais les pensées s’envolent avec grande vitesse. Quand on écrit, on arrive trop vite à la fin de ses réflexions parce qu’il faut aussi dépenser de l’énergie sur l’écriture.

Dire, raconter, conter à quelqu’un, d’après moi, c’est entre les deux. D’abord, c’est mieux que penser, parce que cela prend des formes plus figées et comme l’autre est là, il écoute s’il veut, n’écoute pas sinon, il faut que ce qu’on dit, soit plus intéressant. Mais avec la difficulté de l’exprimer, de le prononcer d’une certaine façon, de l’accentuer et aussi de rendre sa fluidité.

Si j’ai quelqu’un d’assez patient, faisant attention à ce que je dis et qui ne m’interrompt pas tout le temps (parce que je raconte lentement), alors je sais assez bien raconter. Mais le fait qu’à l’école et avec la plupart de mes amies je parle roumain, ralentit mes paroles en hongrois. Je m’exprimais plus facilement et mieux, j’écrivais plus correctement en hongrois jusqu’à ce que j’aie quitté Cluj, il y a quatre ans. Et si j’allais à Iasi, vraiment je ne sais pas ce qui arriverait (là-bas, on ne parle que roumain).

Quand on écrit pour soi-même, on a une liberté complète. Au moins, celle qu’on se donne à soi : par exemple je voudrais bien laisser tomber quelques mots ici ou là pour aller plus vite mais je m’efforce, autant que possible, d’écrire correctement.
Je dois me décider à écrire régulièrement, chaque jour. J’ai tant à dire ! Même si j’écrivais un jour par mois pendant des heures et des heures, cela ne suffirait pas.

En revenant à la maison, je réfléchissais à ce que j’écrirais dans ce journal, comment commencer, mais en pensée c’était plus beau. Je décide d’écrire dorénavant tous les jours, même si ce n’est que trois lignes. Un cahier est bon marché, quand celui-ci sera rempli, j’en achèterai un autre avec 0,86 lei.

9 mars, 1953

On enterre Staline. Il est déjà arrivé à la place Rouge. Je ne pleure plus. Il ne peut pas mourir. C’est seulement son corps qu’on amène au mausolée à côté de Lénine. Son nom, ses idées, et ses enseignements vont vivre pour toujours. Il est dix heures. Le meeting de Moscou commence.

Malenkov parle de Staline.

Ensuite Beria.

Ensuite Molotov, ému.

MIR ! Paix !

Et des pages vides

Julie accepta d’aller à la fabrique d’Antibiotique en construction près de Iasi et on a commencé à former des techniciens pendant une année.

Le 10 mars elle signa le contrat pour sept ans de travail là-bas.

Pour elle, cela signifiait de partir de la maison et l’environnement connu et aller entre des gens d’une culture très différents. En plus, s’éloigner de tous parlant hongrois qu’elle connaissait encore à Bucarest. Mais elle était prête à se sacrifier pour la cause.

6 mars, 1953

Aujourd’hui la radio a annoncé : Staline est mort le 5 mars à 9h 50 du soir.

C’est pas vrai ! Un homme comme lui ne peut pas mourir. Ce qu’il a enseigné et son nom vont encore vivre longtemps. C’est un coup dur.

Sans LUI, une troisième guerre mondiale sera très difficile à surmonter. Savoir qu’il était, donnait déjà un sentiment de sécurité. Nous avions confiance et l’avons cru. Et encore maintenant. Je vais commencer à étudier plus sérieusement ses écrits, et demain, je signerai le contrat pour l’usine d’Antibiotiques de Iasi.
J’ai passé cette journée chez Édith, autrement ça aurait été beaucoup plus difficile. Nous avons pleuré ensemble.

Les impérialistes menacent fort. Ils prédissent une guerre pour bientôt. Au moins s’ils attendaient encore deux ans. Ensuite on les battrait. Mais ça sera très difficile.

IL ne respire plus, mais la vie continue. Difficile à comprendre, mais je le constate. Dans une semaine j’écrirai davantage.

(Qui va lui succéder ? Malenkov ? Molotov ???)

4 mars, 1953

Je me suis réveillée ce soir à 11 heures, quand papa disait à maman que Staline était très très malade. Il paraît que d’un coup il a une attaque au cerveau. Il ne faudrait pas qu’il meure. L’humanité a encore besoin de lui!
Si vraiment il disparaissait, ce que je n’arrive pas encore à croire, alors je signerais le contrat pour aller à la fabrique d’Antibiotique de Iasi, et je ne vais plus écouter personne.

Je ne le veux pas!!! qu’il soit malade.

S’il y a une guerre, j’irai au front et je ne vais pas essayer de sauvegarder ma vie en travaillant.

2 février, 1953

Je suis de nouveau à une croisée des chemins.

Mais commençons par le début. J’ai réussi à entrer finalement à l’Institut de Recherche de Chimie, mais seulement dans la section “Unités Nouvelles”, j’ai travaillé d’abord à la préparation de Toluène puis jusqu’en février, à la section « Herbicides. » Maintenant, le Ministère veut m’envoyer à Iasi pour l’ouverture de la nouvelle fabrique d’Antibiotiques.

Tous me conseillent de ne pas y aller, tous essaient de se dérober. Si j’agissais d’après ma tête, j’irais; je pourrais apprendre des choses nouvelles, et je serais bien payée.

Pourquoi je me laisse tant influencer ? Ne pas y aller ce n’est pas digne du parti ! Peut-être, je serais envoyée à la fabrication de l’Aspirine, à Bucarest. Comment sera-ce là-bas ? Depuis que je suis sortie du lycée, j’ai appris beaucoup sur la vie, hélas beaucoup de choses qui ne vont pas bien. Mais j’ai aussi mûri.

J’ai réussi à m’inscrire à l'Université par Correspondance de Polytechnique, à la section de la Chimie Industrielle. Nous n’assistons pas aux cours réguliers, mais pour certaines matières, le soir après le travail nous avons des travaux dirigés (cette année quatre fois par semaine). J’ai déjà commencé les travaux de laboratoire, je veux les passer vite, j’y vais lundi, jeudi, vendredi soir et samedi.

En plus, le docteur me conseille de faire du sport et je suis allée nager à la piscine couverte des sportifs, j’ai nagé chaque fois 800 mètres, à la deuxième séance on m’a chronométrée: 41” pour 33 m. J’ai appris à plonger, même si je ne saute pas encore très bien et j’ai décidé que dorénavant j’entrerais dans la piscine uniquement en plongeant. Je voudrais aussi skier mais c’est difficile d'y aller à partir de Bucarest, les montagnes sont loin. J’ai aussi commencé à aller à l’opéra et au théâtre.

Il ne me reste que peu de temps pour étudier à la maison, puisque entre temps je travaille entre sept et trois heures (plus une heure pour aller et une pour revenir. Je devrais aussi apprendre l’allemand et lire sur l’histoire des arts.

Je désire toujours écrire des pièces de théâtre.

Remarque

De 15 à 18 ans, j'ai écrit très peu dans mon journal. Comment peut-on écrire, dans un journal intime, quand on vous interdit d'écrire sur ce qui vous pèse sur l'âme? Les choses qui se sont passés avec mon père et notre famille en conséquence étaient "sujets interdits" et il a fallu une drame personnelle pour que je démarre à écrire.

Et en plus, cela me faisait d'autant chagrin, que je m'entêtais à "croire" encore. En communisme, en Lenin, en futur de humanité amélioré par tout nos luttes et études. Au moins, lentement, j'ai commencé à réfléchir pour moi-même. Même si entrecoupé par des choses qu'on nous disait et redisait. Cette partie de journal, je crois que c'est un témoignage, un vrai.

Même s'il ne raconte pas de l'histoire, il dit d'un environement. Alors, je crois que cela vaut que je continue à le publier.

Photo à 18 ans

Photos de mes dix huit ans.

20 sept 1952 (c) Mes défauts

Mais je n’ai pas encore étudié mes défauts, les voilà:

· Je ne sais pas me rapprocher des gens, je dis des vérités blessantes
· Je suis désordonnée, je ne m’occupe pas assez de mes affaires
· Je n’ai pas assez de volonté
· Je crois trop en moi, et d’autres fois trop peu
· Je suis trop insistante et d’autres fois pas assez
· Je marche courbée et je ne fais pas assez de sports
· Paresse : je n’aide pas assez maman
· Je n’aime pas encore la musique ni la peinture, je ne suis pas assez cultivée
· Je ne vis pas assez intensément
· Je ne donne pas assez d’importance aux détails
· Je suis démagogue, souvent je parle en slogans
· Je suis trop curieuse et trop naïve
· Je ne garde pas assez bien les secrets
· Je n’ai pas assez d’attention, de respect pour les autres
· Je suis égoïste surtout dans les petites choses sans grande importance
· Je suis quelquefois trop hautaine ; devant d’autres, trop humble
· Je m’enthousiasme rapidement mais pas durablement, je me désenchante souvent et alors je laisse tomber
· Souvent je me laisse entraîner par d’autres (sur des bons ou mauvais chemins), au lieu de décider moi-même
· L’opinion des autres compte trop pour moi
· Je réponds trop rapidement, en blessant les autres
· Je n’arrive pas à dire promptement des choses intelligentes, je réalise ce que j’aurais dû dire seulement plus tard
· Je ne suis pas encore assez indépendante.
· Je ne suis pas assez persévérante
· Je suis trop douillette, je me laisse trop abattre par la douleur ou la tristesse
· Je ne sais pas bien le roumain; je ne connais pas l’allemand, ni le français ou l’anglais...

20 septembre 1952 (b)

De cette entrée, on voit comment j'étais encore confuse, et ajoutais, à mes reflexions, des mots d'ordre qui s'étaient encore trop impregnés en moi. Elle démontre ma pensée d'alors.



J’avais 12 ans, quand j’ai demandé près du pont Szamos :


« Maman, dis-moi, quel est le but de la vie?
- Être heureux.
- Et qu’est-ce qu’il faut pour le bonheur?
- Tu peux le trouver en deux choses: dans ton Travail et dans l’Amour, dans les deux ensemble. »


Avant de devenir membre de l’Union de la Jeunesse, je pensais qu’on doit suivre ce qui est nouveau, ainsi tu t’élèves et ne restes pas moyen. Si tu ne luttes par pour ce qui est neuf, tu te noies dans la masse ou même tombes plus bas. Je lutterai donc pour la nouveauté. Le neuf gagne toujours, me disais-je alors !


Depuis lors, mes idées se sont beaucoup modifiées : le bonheur ne peut pas être un but, seulement une conséquence. Le bonheur pour moi, c’est quand je réussis à bien réaliser quelque chose, quand je vois le résultat de mon œuvre. Un homme égoïste ne peut être heureux. Le bonheur, c’est quand tu fais du bien à quelqu’un, tu réussis à lui procurer de la joie. Si le but de quelqu’un est de rester entre les “plus hautes sphères” ou “d’être connu”, jamais il ne le deviendra.


Le but de chacun doit être décidé par lui-même, et fixé avec soin.


Sans hésitations le but devrait être: “aider à construire le communisme”. Même si tu peux ajouter une seule brique utile, après ta mort tu peux être tranquille : tu n’auras pas vécu pour rien. Mais c’est si difficile de décider. Je dois réfléchir sérieusement. Je ne dois pas me laisser influencer par des gens comme Alina, mais plutôt par ceux comme Édith et la femme médecin qui a été en Corée pour aider les blessés.


La question est dorénavant, parce que le reste est déjà décidé, (si on aide les autres on est heureux aussi soi-même) comment moi, en partant de la situation où je suis actuellement, je pourrai atteindre ce but. Pour cela je dois d’abord m’analyser et étudier ma situation, sans ménager mon amour propre, sans m’estimer ni trop ni trop peu. Ceci est extrêmement dur. Mais il le faut.

Quand j’étais petite, je m’estimais trop, maintenant pas assez. Où est la vérité ? Comment suis-je en réalité ? Quels sont mes qualités et défauts ? Quels sont mes désirs ? Je peux répondre à cette dernière question plus facilement.

Je voudrais devenir écrivain.

C’était mon ancien, très ancien désir et il est toujours actuel. Est-ce que c’est assez important d’être chimiste ? Aujourd’hui l’électro‑physique, la construction, l’éducation sont plus importantes. On doit travailler dans un domaine qu’on aime. J’aime bien la chimie, mais j’aime beaucoup plus la littérature. Mais est-ce un métier ? Pour écrire il faut du talent, du savoir, de l’expérience, etc.

Il faut aider la construction du communisme en travaillant. La chimie est belle, donc cela ne vaut pas la peine de la laisser tomber. Quel est le but de la vie ? Pas pour l’individu, mais en général ?

Je vais donc continuer la Chimie.

Entre-temps, je pourrais aussi essayer l'écriture. 1) Lire les classiques, étudier la littérature et la langue hongroise. 2) Décrire mes souvenirs, ce que je vois et ce que je sens. 3) J’essaierai d’écrire de petits récits et je les ferai lire par les spécialistes. Si je n’ai pas de talent, je n’écrirai plus[1].

Le devoir de l’écrivain est de “montrer la route[2]”.

J’ai lu ces jours-ci les discours de Lénine sur la jeunesse, il dit que leur devoir est d’étudier. D’abord sur le communisme, puis sur tout savoir que l’homme a réussi à découvrir. Ne pas apprendre par cœur, mais comprendre. Je dois étudier l’idéologie, la chimie, les mathématiques, la physique, la culture et je dois, en même temps, travailler sérieusement, ne refuser aucune tâche qu’on me donne à l’usine, la réaliser avec sérieux, le mieux possible. Travailler avec abnégation dans l’usine où on m’envoie; et pas seulement quand on me le demande.


En même temps, étudier selon un plan et lire tous les jours en route vers la maison. Vaincre la fatigue et le sommeil. Tout essayer pour pouvoir continuer mes études universitaires, même seulement à distance et sans pouvoir assister aux cours. Apprendre sérieusement toutes les matières. Mais aussi la politique et la littérature.


Que faire au sujet des réunions ?

Dans l'usine, la cellule tient beaucoup de réunions formelles, sans aucun résultat. (Il faudrait aussi que j’apprenne beaucoup sur l’usine et les gens). Que faire comme activité de l’union de jeunesse ? Il faudra discuter longuement avec mes collègues, les convaincre.


Il faut que je finisse le plan détaillé (de ma vie) jusqu'à la fin du mois, pour pouvoir le commencer au début du mois prochain.
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[1] Haha, un écrivain écrit, que cela plaise ou non aux autres.
[2] Et avec cela on les obligeait à mentir.

La volonté, 20 septembre, 1952

Je suis en train de lire un livre sur la vie et l’œuvre d’Ostrovski. Il disait: “pour être homme, il faut de la volonté, volonté et encore de la volonté”.

Il a aussi écrit que pour s’éduquer soi-même il faut :

"Faire un examen rigoureux, clarifier tes défauts, ce qui te manque. Ensuite, prendre une fois pour toutes une résolution bolchevique après que tu te demandes : vais-je me pardonner ou non mes défauts ? Suis-je obligée de les porter ou puis-je les jeter? Il faut ensuite te fixer alors un but clair dans ta vie et l’étaler dans des étapes. Suivre ton chemin fermement, en intervenant au fur et à mesure du besoin, améliorer ton travail, ta vie.

Ne te laisse pas abattre par des humeurs passagères ! Ne surestime pas tes forces, mais ne les sous-estime pas non plus. Il faut avoir confiance en toi !

Dans tout travail, même le plus modeste, il faut que tu mettes le maximum d’effort, pour pouvoir le réaliser le mieux possible. Ne cède pas en cas d’insuccès, repars à l’attaque encore et encore. Il faut que tu sois tout le temps active, ne t’arrête pas seulement aux bonnes intentions."

Combien il a raison ! L’homme a du temps pour tout, mais pour réfléchir sur lui‑même il n’en trouve pas. Jusqu’à maintenant j'ai suivi, j’ai fait et pensé surtout ce qu'on me disait. Pour mes 18 ans, le temps est arrivé d’analyser comment je suis, de réfléchir profondément sur ma vie passée et future et de trouver un but que je puisse réaliser à 100%. Je finirai d’abord de lire ce livre, puis j’essaierai de réfléchir à ce que je veux vraiment.

J'ai tellement de chagrin!

18 août 1952

Aujourd’hui c’étaient les épreuves écrites à l’entrée des Grande Écoles. Le matin le roumain. Ils ont eu deux thèmes: “Les réalisations littéraires après la libération” ou l’écrivain Sadoveanu. L’après-midi a été consacré aux spécialités (chimie ou mathématique). Je suis allée à la bibliothèque. J’ai étudié.

J’aime beaucoup étudier. J’ai tellement de chagrin de ne pas pouvoir entrer à l’université, ceci me fait si mal. Il y a encore 1% d'espoir et j’essaie de m’y accrocher obstinément. Oh! que ne ferais-je pas pour pouvoir moi aussi y aller! Mais avec ma tête bête, naïve et obéissante, après qu’on m’eut dit qu’à cause de mon origine je n’avais pas le droit d’y aller, je n’ai même pas demandé mon inscription. Voilà, ce qui arrive à celui qui depuis le début ne s’oppose pas. Si j’avais demandé mon inscription et insisté à ce moment-là, peut-être aujourd’hui je serais moi aussi en train de passer des examens en même temps que les autres, comme Alina et beaucoup d’autres de mon école. Mais c'est une bonne leçon pour moi.

Dorénavant, si je veux réaliser quelque chose et que je sais que c’est juste, je ne vais pas écouter les opinions des autres, ni me laisser détourner de mon but d’un poil, j’irai parler aussi haut qu’il le faudra, jusqu’à ce que je l’obtienne.


Je suis devenue technicien chimiste mais ce n’est que mi‑chemin (mon père dit même mi-homme)!


On ne doit pas rêvasser mais agir. Cette fois c’est trop tard, hélas. J'ai tellement de chagrin.

J'ai adopté un poète de plus parmi mes préférés : François Villon (1431-1464). Son poème "Ballade au parlement" est si bien traduit !Et il a vraiment raison :

Parce que toute bête a le droit de se défendre,

seulement moi, je fermerai ma gueule ?

non je serai encore plus bête,

si je ne disais pas que je suis innocente !

1 août, 1952

Je suis majeure, je viens d'avoir mes 18 ans, j’ai le droit de voter dorénavant. À l’école, pourtant j’ai bien passé mon bac, on m'a dit que le Ministère ne me laissait pas aller à l’Université à cause de mes parents. Au début, on m'avait dit que je travaillerais là où j’avais fait mon stage, mais finalement, ils veulent m’envoyer à la Fabrique d'Explosifs dans la région de Brasov; ils ont aussi transféré là-bas mon prof Kulcser.

Papa dit qu’il ne me laissera pas y aller. Il est totalement détruit... quoi faire? Je vais tout essayer pour ne pas être obligée d’aller là-bas. Demain j’irai au Ministère, je demanderai à être envoyée dans ma spécialité (les produits pharmaceutiques) et dans un endroit où je pourrai continuer mes études au moins en cours par correspondance, et aussi fréquenter quelques cours du soir après le travail.

Je reviens de cinq jours en balade à la montagne et puis sept jours en visite à Cluj, à Bucarest il fait énormément chaud.

Je suis très optimiste. C’est bien. Mais trop sincère, pas assez rusée, ni forte, volontaire ou égoïste. Hélas. Alina[1] obtiendra sûrement de continuer à étudier, elle est plus débrouillarde, plus rusée que moi. Je finirai l’université à tout prix, dans la constitution roumaine figure “le Droit à l’étude”. Je crois toujours. Malgré les déviations de gauche. De cela une autre fois. Marthe est du même avis et beaucoup d’autres également.

Kulcser nous avait dit : “la création du communisme est comme la naissance d’un bébé, elle arrive avec des douleurs et des difficultés mais par contre de ceci quelque chose de bien, de beau va sortir.”

Je suis déjà une grande fille. Quand serai-je amoureuse? Moise, c’était seulement un fantasme, dont je me suis rapidement guérie ! (??) La vie est belle - mais très complexe. Je me sens bien quand j’ai travaillé avec de bons résultats.

Bonne nuit, mon cher journal !

[1] Elle a rusé et obtenu d’entrer en Université, où elle voulait.

Juli 18 Profil

à 18 ou 20 ? pour ma diplome de technicienne ?

8 juillet, 1952

Depuis mes derniers écrits beaucoup de choses me sont arrivées, je les décrirai plus tard. Plus tard? Pourquoi ? Non, tout de suite:

J’ai fini le stage pratique, j’ai lu Ana Karina. J’ai fini mon projet et j’ai passé mes examens de diplôme avec 20/20 en Roumain, 18 en Histoire, 18 pour mon Projet (j’aurais mérité 20!) À la fête de la fin d'études du lycée on m’a même donné une mention: “Bonnes études, bonnes activités sociales et bonne conduite”. J’ai terminé troisième de notre promotion.

J’ai fini mes études très bien, mais malgré tout, on m’envoie dans une usine; peut-être là, où j’ai fait mon stage. J’espère qu’au moins le Ministère me permettra cela. Je pourrais m’inscrire à l’Université par Correspondance. Et continuer mes activités d’U.T.J. restreintes; mais la cellule est faible dans cette usine.

On ne me laisse pas m’inscrire à l’université parce que mes parents sont des petits-bourgeois et maman a été exclue du parti. Seulement à cause de cela, on ne veut pas me laisser fréquenter l’université.

Papa est énormément abattu, il essaie encore d’intervenir. Maman et moi, nous ne serions pas si tristes : dans un an, la fabrique m’enverrait à l’université peut-être, mais papa ne veut pas que je ne puisse continuer mes études, et moi aussi, de temps en temps, je voudrais les continuer. Je ne sais vraiment pas que faire. C’est difficile de réfléchir avec sa propre tête.

Samedi j’aurai 18 ans, je suis donc une grande fille.

Ma tête, l’image de Staline au-dessus mon lit et la brochure “Devoirs des Jeunes” de Lénine, me suggèrent: toujours étudier et ensuite l’enseigner aux autres. Ils me suggèrent aussi d'aller travailler à l’usine, comme on me le demande, dès le début du mois août; alors, s’il y a une guerre je pourrai aider davantage.

Si on ne me laisse pas combattre sur le front, comme je travaillerai, je saurai le faire déjà bien à ce moment-là. Je crois que si l’ennemi m’attrape, le mieux sera de mourir tout de suite, au lieu d’être d’abord torturée et de mourir plus tard. Je devrais déjà me préparer pour l’usine, mais je suis trop bouleversée.

J’avais aussi pensé qu’ils m’enverraient étudier à Budapest, mais ils ne vont pas me laisser là. Je n’ai plus envie d’aller à Cluj parce que là-bas il n’ont qu'une section Théorique de Chimie et ici, à cause de mes parents on ne veut pas de moi à la section de Chimie Appliquée.

Je voudrais avoir quelqu’un pour me conseiller. Un vrai communiste. Ni un brodeur, ni quelqu’un plein des préjugés. Je devrais aller voir Kulcser, mieux encore le copain de papa, l’ancien communiste m’ayant aidé quand... Je ne sais plus vers qui me tourner pour demander conseil. J’essayerai de partir pour quelques jours à Cluj, après mon anniversaire. Je devrais étudier. Depuis une semaine déjà, je passe mon temps à ne rien faire. J’ai lu quand même Ana Karina, je suis allée nager deux fois.

J’ai aussi des plans et des désirs que je ne réussis pas à réaliser à cause de mes faiblesses, souvent ma paresse momentanée. De temps en temps, on devrait faire seulement un petit effort, sinon on perd sérieusement.

Je ne sais pas ce qui m’arrivera dans l’avenir, mais je voudrais enfin réussir à devenir au moins une petite et humble communiste. Telle que moi je comprends ce mot. Comme était Staline toute sa vie et encore beaucoup d’autres.

Je ne sais plus que croire non plus, en particulier sur Luca et Ana Pauker [anciens ministres communistes arrêtés]. J’ai beaucoup aimé Ana d’après ce que j’avais entendu dire d’elle. Elle avait lutté pendant l’illégalité[1] avec courage et intelligence. Puis, boum. Autre chose[2].
Depuis que je me suis rendu compte que le journal “Scinteia” du parti[3] n’avait pas raison en tout ce qu’il écrivait auparavant, il m’est très difficile d’être sûre, de savoir ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Il n’y a pas longtemps, les mineurs de Dej se sont réunis, ils ont demandé l’amélioration de leur condition...

Lénine disait de détruire les bourgeois, mais il les aidait quand même, chaque fois qu’il pouvait; par exemple sur l’intervention de Gorki il a aidé les savants en blouse blanche.
Je ne suis pas assez énergique. Il me manque ce qui est chez d'autres : la volonté.

[1] Du Parti Communiste
[2] C’est alors qu’on a arrêté Sanyi Jacob, l’adjoint de Luca, époux de la mère d’Edith, puis aussi sa mère (deux mois plus tard on l'a sortie sur une civière, folle pour la vie).
[3] Communiste, il n’y avait plus d’autre.

25 février, 1952

Voilà d’abord tout ce que je n’ai pas réalisé:

je n’ai pas étudié le roumain et très peu l’idéologie communiste, je n’ai pas recopié l’histoire de l’hydrazine, je n’ai pas réussi à me lier avec les ingénieurs, ni à trouver Ana Karina.

Mais j’étais voir deux films et samedi j’ai étudié Les Appareils Chimiques à la bibliothèque.

17 février, 1952

Depuis trois jours je vais à l’usine. Je m'y sens bien, en général. Nous allons sûrement apprendre pas mal, les gens sont assez sympa et la section où je travaille me plaît. Je dois me faire un plan, je dois noter dans mon cahier de stage les détails sur les médicaments fabriqués ici et particulièrement dans l’unité où je travaillerai dans les trois derniers mois de mon stage de fin d’école. Je dois rassembler de la bibliographie pour ma thèse de fin d’études de mon Lycée Technique.

Je voudrais m’entendre avec les trois ingénieurs de cette section, pour qu’ils m’aident plus. Je voudrais étudier sérieusement l’histoire, le roumain, et l’idéologie pour l’examen d’entrée à l’université. Mercredi j’irai au théâtre et si j’ai du temps j’irai aussi au cinéma. Chaque jour je me réveille à cinq heures du matin, je devrais me coucher avant dix heures du soir. Il faudra faire un saut à l’école; commencer à étudier “les Appareils Chimiques” - et lire le roman Ana Karina de Tolstoï. C’est un énorme programme, j’espère le réaliser en grande partie. Si je le réussis, j’aurai une belle et utile semaine.

Dans sept jours je noterai où j’en suis.

Mais revenons au présent.

Pour la terminale du lycée Technique de Chimie, j’ai réussi à entrer dans la meilleure section: à la “Synthèse des Médicaments et des Colorants”. J’ai étudié beaucoup, pendant cette année avec des résultats moyens (une moyenne d'environ 16,60/20), par contre mes examens de fin d'année ont très bien réussi :
Synthèse chimique 20 Médicaments 18 Comptabilité 20 Colorants 18 Matières intermédiaires 18 Mon meilleur enseignant a été Kulcser, le professeur de comptabilité, un vrai communiste, un homme très intelligent et cultivé.

Aujourd’hui je viens de finir mes études de lycée. Que le temps passe vite!

J’étudie depuis douze ans. Papa veut absolument que j'aille à l’université. Je sais déjà pas mal de choses, mais si je pense que j’étudie depuis 12 ans, je suis effrayée - je n’aurais appris que ça?

J’ai devant moi quelques grands problèmes : mon diplôme de fin d’étude et mon entrée à l’université. En plus il y a énormément d’autres soucis, mais comme ils ne concernent pas seulement moi, je les décrirai plus tard.

13 octobre, 1951, dimanche

Je suis entrée en dernière année (du lycée technique de chimie.) Irai-je à l’université? J’ai fait plein d’inexactitudes dans ce journal, même des fautes d'orthographe. Dois‑je continuer mon ‘autobiographie’ ? Je viens de me rendre compte que j’ai oublié dans mon journal la période de mai à fin 1944.

Pourtant beaucoup de choses se sont passées pendant ce temps.

Nous sommes arrivés à Budapest, habitant au début chez les Déri, pas longtemps après leur petite fille eut la rougeole et, bien que finalement je ne l’aie pas attrapée, nous sommes restées six semaines en quarantaine. Je me suis ennuyée pas mal. Elle était mignonne, mais beaucoup plus petite que moi. Heureusement, un copain de papa m’apporta ma grande poupée que j’avais dû laisser chez nous.

Un matin, maman m’a écrit en secret sur un papier nos nouveaux noms et prénoms. Je trouvais cela curieux, mais intéressant. J’ai su plus tard qu’on utilisait les vrais papiers d’une famille du village de papa, leurs âges étant voisins des nôtres. Mais selon les papiers j’avais une année de plus, oh, comme j’en ai été fière! Chaque fois que mes parents m’appelaient Julika, je recevais une pièce trouée de 20 centimes; j’avais un collier entier de pièces vers la fin, jusqu’à ce que mes parents se soient habitués. Pour moi c’était facile, je disais seulement: maman, papa.

Ensuite, nous avons voulu déménager dans un sanatorium. Nous étions déjà sur la route pour y aller, mais dans le taxi maman s’est rendu compte qu’elle avait perdu sa bague (je crois que c’était des diamants) et nous ne sommes pas partis - malgré tout ce que papa a pu dire. Le lendemain mes parents ont appris qu'à cet endroit où nous ne sommes pas arrivés ce soir-là les miliciens ont fait une rafle et qu'on avait tué tous les juifs qui sont tombés dans le piège du propriétaire.

Finalement, nous nous sommes réfugiés à Obecse, un village sur la frontière serbe, pas loin de Ujvàr, sur la rive droite de la rivière Tisza. C’était un village très riche de Bàcska. Là-bas nous avons joué déjà le rôle de la famille nouvelle.

Maman allait tous les dimanches à l’église catholique (avec des gants blancs) et moi avec papa à l’église protestante. Papa travaillait comme magasinier dans la fabrique, l’usine du frère de maman[1]. Nous sommes restés là six mois. Nous avons mangé beaucoup de bons fruits et des énormes fraises. J’ai beaucoup nagé dans la Tisza et j’étudiais l’allemand avec maman.

Nous avons fêté mon vrai anniversaire en grand secret (comme il ne correspondait pas à celui qui était sur nos faux papiers), je me souviens que j’avais sur moi une robe blanche et rouge et j’ai reçu cinq livres dont l’un, “Croc blanc” de London m’a beaucoup plu, il s’agissait d’un chien. Papa a eu un collègue russe, il écoutait la radio étrangère chez lui et sa femme disait la bonne aventure à maman en lisant dans le marc de café. J’ai vu des films, entre autres “Un pantalon, une jupe” avec Latabàr.

J’ai même fréquenté l’école du village pendant trois semaines. Il y avait une baignoire et de temps en temps on pouvait prendre un bain. Nous apportions les repas d’un bon restaurant, ensuite c’est maman qui faisait la cuisine.

C’est à Obecse que j’ai eu mon premier succès. Un garçon génial, plus âgé que moi (de quatre ans !) me faisait “la cour” : nous nous sommes même promenés ensemble une fois dans la Grande Rue du village; une autre fois je suis allée chez eux, sa mère m’a promis de me prêter des livres. Les Russes s’approchaient et elle n’a pas eu le temps de me les donner.

Les Serbes du village haïssaient les Hongrois et nous étions là comme hongrois. Mes parents ont pensé que jusqu’à ce que nous expliquions que nous sommes juifs et pas leurs ennemis, nous ne vivions plus. Nous sommes donc repartis à Budapest avec un train, plein de vivres avec nous. Et je n’ai jamais pu revoir mon premier copain. Papa est venu après nous, plus tard... mais de ceci je parlerai une autre fois.

[1] Rayé dans l’originale : à l’époque avouer qu’on avait un oncle ayant eu une usine, c’était mal vu.

Les raconter entre lignes

Même après... la mère de Julie ne lui a pas permis
d’écrire ce qui s'était passé. Finalement, l'idée lui vint d'introduire les
mots qui la brûlaient trop, au milieu des textes sur sa jeunesse.

Les italiques ne sont pas dans l’originale.

16 septembre 1951
Je continue mon journal car je voudrais arriver au présent le plus rapidement possible. Bien sûr, plus on grandit plus de choses nous arrivent, on observe plus et on se rend mieux compte. On ne peut plus tout décrire en détail, mais j’essayerai de faire ressortir le plus important.

J'ai déjà décrit la période 1944-45 dans mon premier journal, que j'ai reçu quand nous avons entendu pour la première fois les bruits des canons. Mais dans ce journal mon horizon était encore très étroit, et j'ajouterai ici quelques détails et pour le reste, je relirai mon premier journal. On peut voir dans ce journal que je ne m'occupais que de moi, mais je n'ai commencé à comprendre ce qui arrivait qu'après les événements qui me touchaient directement.

Pendant longtemps je n'ai rien écrit. Pourtant pendant ce temps là beaucoup de choses nous sont arrivées. Ma mère et les circonstances m'ont empêchée de continuer.

Les obus tombaient. La maison où on se cachait a été sérieusement endommagée. Finalement, les Russes[1] tant attendus sont arrivés. Ils descendaient la colline sur des chariots. Aux premiers soldats qui sont entrés dans la maison, on a offert du vin mis de côté pour cette occasion et ils ont trinqué avec papa. Ensuite,les suivants se sont comportés plutôt comme des ennemis : “davai cas” (donne ta montre), etc. Une armée ne peut être sans défauts. Ils venaient la nuit ‘contrôler’ et volaient tous les objets sur lesquels ils pouvaient mettre la main, entre autres emportant mon petit sac à dos où étaient mes poèmes et mes pièces de théâtre et tout ce que j’avais mis de côté, économisé. Ensuite un lieutenant russe a emménagé avec Julia, et a chassé ceux qui venaient sans permission.

Je n’oublierai jamais, la nuit, où des soldats sont venus et m’ont réveillée en pointant leurs armes tout près de moi. Nous avons dû remonter dans la cuisine et maman a dû me donner un tranquillisant[2].

Mes parents ont réussi à me protéger de tous les désagréments, autant qu’ils ont pu. Je n’ai pas eu faim, ni d’autres malheurs que mes parents ont eus. Le lendemain on a emmené mon père, pour travailler.

Finalement, il a réussi à obtenir qu’on nous laisse passer à Pest. Nous avons mis sur ma luge toutes les affaires que nous pouvions, et nous avons traversé en quatre heures le Danube à pied, sur la glace (allant pas à pas pour ne pas tomber dessous.) Nous avons habité quelques jours chez une cousine de maman où il y avait déjà de l'eau chaude, et nous avons pu prendre un bain. Une fois, j’ai même reçu un œuf en cadeau. Combien de temps nous avons discuté avec maman sur la façon de le préparer!

Ensuite nous sommes partis sur une camionnette découverte vers la Transylvanie. Je me rends compte que ne n’ai rien dit de mai à décembre. Pourtant beaucoup de choses nous sont arrivées.

[1]
Pas tous Russes, c’était ainsi qu’on appelait alors tous les Soviétiques.

[2]
Les soldats armés menacèrent me tuer si je continuais à sangloter et maman en croyant me donner un tranquillisant, me fit avaler un somnifère. Je voulus dormir, mais ils interdirent que je m’allonge. Ils convoquèrent maman pour le lendemain : « nettoyer des pommes de terre ». Pour qu’elle ne soit pas violée, le lendemain nous partîmes, traversâmes le Danube.

11 février, 1952

Nous avons habité à Pest quelques jours dans un hôtel plein de miliciens, on ne cherchait pas des juifs justement là. Un des officiers m’a même photographiée, mais j’ai perdu cette photo, pourtant très réussie, maman me disait que je serais vraiment ainsi à seize ans. Et aussitôt, elle m’interdit de descendre dans la salle à manger.

Après le discours à la radio du régent Horthy puis du Szàlasi, le chef des miliciens, que le diable les emporte! nous avons déménagé dans la villa de madame Kocsis à Buda où papa devint concierge. C’est alors que j’ai commencé mon premier journal qui n’est pas trop complet.

À mon retour à Cluj, j’ai étudié au collège hongrois jusqu’à la fin de l’année scolaire, puis pendant deux ans au collège roumain et la dernière année au collège protestant hongrois de la ville.
En relisant mon journal d’alors, je me rends compte que j’ai peu écrit pendant cette période.

Dans l’école roumaine j’avais des notes faibles, par contre dans l’école hongroise, où ma voisine Ditta étudiait aussi, j’ai réussi à avoir une bonne moyenne (16,60) et j’ai aussi bien passé mon concours d’entrée au lycée (en 5e).

J’ai écrit ensuite un deuxième journal qui se termine quand j’ai reçu mon carnet de UTJ. Je suis déjà membre depuis 2 ans et demi.

De 1945 à 1950 d’énormes changements ont eu lieu en Roumanie. En quelques mots seulement: le roi a “démissionné”, les fabriques sont devenues les nôtres, les mines, les forêts aussi. Le parti communiste a complètement gagné et il a pris en main la conduite de tout le pays. J’ai beaucoup lu et j’ai connu beaucoup de gens dans cette période.

Je constate que j’ai peu écrit de la période entre 49 et 52 aussi. Pourtant beaucoup de choses se sont passées... Quand j’en aurai envie, je les décrirai.

De toute façon, mon journal ne deviendra pas un chef–d’œuvre. Cependant il est quand même bon pour : 1) écrire ce que je pense, mes douleurs (mais après quelques mois elles me paraissent souvent insignifiantes) 2) à partir de mes journaux je pourrai raconter à mon mari comment s’est passée ma vie avant notre rencontre.

Mais revenons au présent.

Juli 20 Profil

Je n'arrive pas poster directement, va celui-ci passer ?

Enfin une amie !

Noël et nouvel an, à 16 ans et demi. Julie apprend que plusieurs élèves de sa classe vont passer la soirée de nouvel an chez l’une d’eux, Alina, parmi eux Moïse son béguin. Où habitait-elle ? à la dernière minute, elle obtient l’adresse. Surprise : la maison d’Alina Plonski était seulement deux petites rues plus loin, où habite Julie depuis deux mois.

Le soir du réveillon, elle se pointe chez Alina avec un gâteau au cacao fraîchement confectionné.

— Puis-je passer la soirée avec vous ? demande Julie.
— Bienvenue ! Je suis heureuse que tu sois venue aussi. Entre ! me répondit Alina avec un grand sourire.

La soirée battait son plein, Julie avait hésité à y aller sans avoir été invitée. Pourtant, tout ce qu’elle aurait perdu : une merveilleuse amitié. Moïse était déjà là, sa tête sur les genoux d’une autre fille. Julie ne réussit pas à lui dire plus d’une phrase pendant toute la soirée. Presque tous étaient venus en couple.

Alina et Julie se sentaient seules, elles ont commencé à parler et à deux heures de matin, quand tout le monde était déjà parti, elles parlaient encore. Finalement, vers trois heures, Julie se décida à partir, mais Alina la reconduisit jusque chez elle, en profitant pour continuer à discuter.[1].

Le lendemain, elles sortirent ensemble de l’école et allèrent d’un pas lent vers leurs maisons. Sur la route, Alina, mi polonaise, lui raconta qu’elle voulait suivre les traces de Marie Curie, polonaise, elle aussi, et qu’elle allait donc étudier la fission nucléaire. Comme Julie, elle avait été conducteur de pionniers et exclue à cause de son père.

Alina lui parla de la vie de Marie Curie qu’elle voulait émuler.
— C’était une dure vie, de travail acharné, dit Julie.
— Oui, c’est une jolie vie, dédiée aux recherches, répondit Alina.
C’était la vie qu’elle s’était choisie, la vie qu’elle avait vécue.

Quelques mois plus tard, le père d’Alina, polonais, décéda et Julie veilla toute la nuit avec son amie, dorénavant sa meilleure amie, et la consola. Alina ne se sentit plus seule; elle aussi avait maintenant une amie à qui se confier, sur qui compter, à qui parler.

Ainsi commença une amitié qui durera tant qu’elles vivront.

[1] Plus que cinquante ans plus tard, elles n’arrêtent pas encore de parler et s’aimer, malgré la distance qui les sépare la plupart de temps.

Je ne l’ai jamais regretté (La cravate rouge)

J'ai été séduite par l'idéologie communiste vers 14 ans et je suis devenue de plus en plus active. Mon rêve était de m’occuper des enfants "pionniers"(une sorte de scout), portant la cravate rouge. Je voulais devenir leur guide. Seulement les meilleures élèves, bonnes et obéissantes pouvaient rentrer chez eux, avoir droit à la cravate rouge.

Enfin, à 15 ans, on m'avait confié un groupe dans une école à Bucarest.

Á peine avais-je commencé à m’occuper d'eux - et fort bien - on m'a appelée au siège de l’Organisation de la Jeunesse Ouvrière, on m'a critiquée et on m'a retirée de ce groupe; en plus, on m'a demandé de rendre ma carte de membre. Carte que je portais à l'époque, sur mon cœur, dans un petit sac cousu par moi spécialement pour ça.

Rendre mon carnet caché sur mes seins, sous ma robe, mon carnet mérité et chéri me faisait, à l'époque affreusement mal et ne pas m’occuper de mes pionniers, aussi. Surtout, puisqu'ils n'avouaient pas le vrai motif de tout cela : mon père venait juste d'être emprisonné par le Service Secret "Securitate" de Roumanie. Ils l'ont emmené une nuit et depuis, nous ne savions plus rien sur lui, il était tenu "au secret", et il était "incommunicado".

Je me sentais exclue, malheureuse, une paria. Coupable, sans savoir de quoi.

Qu’avais-je fait?

Je savais pourtant que j'avais travaillé sans relâche et honnêtement comme on nous le demandait.

Sept mois après, mon père a été relâché.

"Erreur" lui a-t-on dit. Ils m'ont rappelée moi aussi ensuite au mouvement de jeunesse.

"Erreur" m'ont-ils dit à moi aussi.

« Bon, on te rend ton carnet, on te donnera d'autres pionniers, cette fois à l'école hongroise, puisque tu parles mieux hongrois que roumain. »

Je n'ai plus remis le carnet sur mon cœur et je n'étais plus dorénavant celle qui obéissait en tout, qui croyait aveuglément en tout ce qu’on lui racontait.


Justement, nous nous préparions à élire un nouveau groupe de pionniers. Parmi elles, il y avait une petite fille de 8 ans, aux cheveux blonds.
— Aide-moi ! m’implora-elle, secouée par les larmes qui coulaient de ses yeux bleu foncé. On ne veut pas de moi, pourtant je suis obéissante et aussi bonne élève, je n’ai que des bonnes notes.
— Pourquoi ne veut-on pas d'elle? ai-je demandé aux autres.
— Elle est absente trop souvent, m’ont répondu les autres.
— Quelquefois, je ne peux pas venir. Je suis enfant de cirque, on a besoin de moi pour le numéro ou pour des répétitions. Nous faisons de la voltige, cinq heures de répétition par jour. Venez voir maman, elle vous l'expliquera.
— Je suis allée au cirque, ils habitaient dans un wagon étroit.
— Sa mère me dit :
— Ils ont arrêté mon mari, on l’a emmené il y a trois mois.
— C'était pour cela qu'on ne la voulait pas comme pionnier.
— Mais elle a tellement de chagrin, faites quelque chose. Elle travaille tellement d’heures ici, pour son numéro de voltige, ce serait dangereux si elle ne répétait pas avec les autres. En plus, elle prépare soigneusement les leçons pour l'école, elle fait tout pour pouvoir suivre les autres. Elle fait tant d’efforts. Elle travaille tant. Ce n'est pas sa faute, si son père est en prison.

J'ai essayé de convaincre la circonscription du mouvement de donner une cravate rouge à cette petite fille, enfant de cirque, de la laisser entrer, elle aussi parmi les pionniers.
— Elle est une bonne élève, même son institutrice l'a affirmé, obéissante, gentille. Ses absences, le reste, ce n'est pas sa faute!
— Non. Puis plus tard, on m’a dit: "on verra".

Le jour de fête, le jour de la distribution de cravates rouges est arrivé.
Tout le monde chantait, sautillait. La petite fille de cirque pleurait.
— Et moi? Et moi ?
— Vous n'avez rien fait pour elle? ai-je demandé.
— Mais il n'y avait pas assez de cravates...
— Bon. Je lui donnerai la mienne.

C’est ce que j'ai fait ce jour-là.

Un mois après, je n'étais plus responsable des pionniers, on ne m’a plus confié une responsabilité. Mais je n'ai jamais regretté ma décision de donner ma cravate, un matin de printemps à cette gamine qui la méritait, qui la désirait tant.

Elle voulait être comme les autres. Appartenir. Ne pas se sentir encore plus exclue. Ce n'était pas de SA faute si son père était en prison. Ni celle de mon amie Édith dont on a emmené la mère; la rendant folle en deux mois; puis mise dehors sur une civière, horriblement amaigrie, sans dents.

Je ne sais pas ce qui est arrivé au père de la petite voltigeuse, mais la mère de mon amie Édith n'est jamais sortie de diverses maisons de santé mentale. Édith a réussi à s'en tirer grâce à mon amitié et au soutien de son père. Il était divorcé et déjà remarié avec une doctoresse chaleureuse.

Le père de Simon, mon premier flirt (beaucoup plus tard à 23 ans), était aussi en prison pour "sabotage". Á l'époque, si quelqu’un gênait, on le dénonçait et voilà, on en était débarrassé... pour longtemps ou pour toujours. Nous le savions, cela arrivait de plus en plus souvent. Ça se passait tout autour de nous.

19 Nov. 1950

Avant tout je dois renforcer ma volonté, c'est à dire réaliser ce que je décide. Il n'y a rien de plus horrible que de décider quelque chose, de ne pas le faire et ensuite de se mépriser.

En plus, il faut que je commence à étudier très sérieusement. Je ne dois lire aucun livre amusant tant que je ne sais pas bien toutes mes matières. Ne pas dormir trop par paresse. Servir mon père en tout (lui préparer à manger), ranger l’appartement et faire tout pour que maman se sente mieux. Être gentille avec tous, regarder leur bon côté, parce que tous sont mieux que moi. Regarder le bon côté de chacun. Le plus important: accomplir tout ce que j’ai écrit.

juin 1950, Bucarest

Un des copains de mon père qui ne nous a pas évitées ni abandonnées dans cette époque douleureuse où on se comportait avec nous comme si nous avions de la peste, pour me consoler il a apporté ce poème qui osait dire : “il y a encore beaucoup de méchants ici!” Je l'avais recopié dans mon cahier de poésie en y ajoutant:

Ça fait très mal !


Conversation avec le camarade Lénine,

par Maïakovski

Nous avons habillé les démunies,

il y a plus d’acier, et de charbon,

c’est bien, n’est pas?!

Mais à côté, hélas, je dois vous rapporter

Il y a beaucoup d’ordures encore

et des paroles bêtes

Jusqu'à ce qu'on les vaincra, on s’épuisera.

Sans vous, beaucoup se sont égarés déjà.

Dans ce monde, même ici,

restent énormément de salauds encore

Il n’y a nombre assez grand à les compter,

ni assez de noms pour les nommer,

Combien il y a de fripouilles, de filous,

de koulaks, des sectaristes, d’ivrognes,

de lécheurs et de flatteurs,

D’orgueil leur poitrine gonflée

stylos, insignes

sur leurs poitrines

Bien sûr, on va en venir à bout,

Mais c’est très dur la lutte contre eux.

Encore une fois, Julie ne put écrire.

Elle n’a rien écrit donc sur son père emmené au milieu de la nuit par la police secrète roumaine (elle avait 15 ans et demi.) Sa mère lui interdit de peur qu’on saisisse son journal comme on avait emporté tous les siens.

Pendant six mois ils ne savaient même pas où il était (ni lui, ni ceux qui avaient travaillé avec lui.) Elle n'a pas décrit la “disparition” de son père emmené par la Securitate (la police politique secrète), ni la mise au ban de toute la famille : ils sont devenus d’un jour à l’autre des pestiférés. On les a déménagés dans un logement minuscule sous les toits, on a interdit à Julie de continuer à travailler avec les pionniers, on lui prit aussi sa carte de membre de l’Union de la Jeunesse Ouvrière qu’elle avait jusqu’alors portée sur les seins.

26 mai 1950

J’étais donc dans ce temps-là une petite fille égoïste, jouant, étudiant. A sept ans, j’ai cassé ma jambe. Au début, mes parents ne voulaient pas croire qu’elle me faisait vraiment mal (seul mon arrière grand-mère m’avait crue), plus tard les rayons x l’ont confirmé et on l’a mise dans le plâtre pour six semaines. Depuis, je ne peux plus courir.

Je ne savais rien de la guerre, je ne comprenais pas bien de quoi les adultes parlaient entre eux, jusqu’à ce que je le ressente sur ma propre peau.

La troisième période de ma vie commence en mars 1944 quand la guerre est arrivée jusqu’à moi, et s’étend jusqu’à l’armistice de mai 1945.




Le 16e anniversaire, 12 juillet 1950, je l’ai passé derrière le tribunal, où nous guettions pour apercevoir mon père descendant du camion pour être inculpé.

Un mois après il était libéré «erreur.»


Il a eu de chance. J'ai connu un autre, à qui on a dit "erreur" seulement après dix-sept ans!

Une semaine après qu’il est revenu, maman s’est brûlée fortement.

Nous n'avions de cuisine dans notre minuscule logement alors, tout était fait dans un réduit de la salle de bain, elle a monté sur une chaise pour prendre le café pendant que le feu brulait déjà et sa chemise de nuit en nylon a pris feu. Elle avait fermé la salle de bain au clé et papa e dû enfoncer la porte. Maman a dû être traité pendant une année entière. Mais surtout, leur mariage n'est jamais redevenu comme avant.


La première cuite

Un mois à dû se passer après cette fin d’année.

Á la sortie de l’école, il faisait déjà nuit, une nuit sombre, sans étoiles. Comment s’évader de tout ça? Comment noyer son chagrin?

Les autres camarades sont restés, la réunion de l’union continue. Et moi, se dit Julie, je suis exclue. Ils m’ont retiré ma carte, ma carte de membre que je portais depuis une année au coeur.

Julie se rappela la réunion au Centre d’Arrondissement de UTM, la réunion des Conducteurs de Pionniers dont elle faisait encore partie il y a trois jours. Elle était allée à cette réunion, sans se douter un instant qu’on l’obligerait à faire l’autocritique, à déclarer et reconnaître, malgré elle, qu’elle avait mal travaillé avec les enfants, et même suggérer qu’elle l’avait fait intentionnellement, avec malveillance. Que tous les autres voteraient contre elle et qu’avant de sortir, ils lui prendraient sa carte de membre qu’elle avait toujours tenue sur les seins dans un petit sac spécialement confectionné par elle-même. C’était tellement injuste !

Julie commença à pleurer, mais les larmes coulaient davantage à l’intérieur. Noyer son chagrin !
On disait que boire peut aider, elle avait lu cela dans les livres.

Elle passa devant un bar du coin, près de sa maison, c’est la première fois qu’elle le voyait vraiment.

Soudain, Julie se décida, elle entra et demanda une bière.
— Quelle bière ? dit le serveur.
— N’importe, l’habituelle.
— Une chope ?
— Bien.

Julie ne comprenait pas ce que cela voulait dire, mais qu’importe. Elle n’avait jamais bu de bière auparavant et seulement deux fois dans sa vie des petits verres de vin, acide, non, elle n’aimait sûrement pas ça.

Elle n’avait pas encore seize ans, mais personne ne demanda son âge. Blottie dans un coin du bar, la frêle et mince fille brune, regarda avec étonnement l’énorme chope de bière qu’on lui avait servie. D’accord, alors enivrons-nous.

Au fur et à mesure des gorgées de ce liquide un peu amer mais buvable, cela descendait de plus en plus difficilement. Le sommeil l’écrasait et le brouillard dû à la chaleur et à la fumée de bar lui semblait de plus en plus dense, impénétrable, le chagrin lui pesait davantage.

Rien n’était oublié. Au contraire, tout paraissait plus sombre.

Julie ne termina pas sa chope; un gros camionneur, avec un visage tout rouge l’interpella et elle s’enfuit, regardant derrière, si quelqu’un la suivait. Elle pressa le pas. Non. Personne derrière elle. Heureusement, elle n’en avait pas pour longtemps à arriver. Monter des marches, geste d'habitude facile, paraissait une corvée interminable. Elle arriva au sixième toute essoufflée.
Elle avait la nausée et le cœur aussi lourd qu’avant.

À quoi sert-il à boire ? Elle ne se sentait soulagée en rien, juste très très fatiguée. Ce chagrin devenait encore plus menaçant, plus pesant, sa tête tournait. C’était la dernière fois, l’unique fois, qu’elle avait essayé de noyer son chagrin en buvant.

Heureux encore que sa mère ne soit pas déjà revenue du travail. Ce matin, sa mère lui avait annoncé qu’elle irait s’inscrire à l’école, essayer de passer son bac, terminer ses études interrompues (par la décision de son père) à seize ans. Peut-être à cause de cela, elle n’avait pas songé à demander à sa fille d’arrêter ses études et de travailler pour qu’elles gagnent un peu plus.

Jamais plus, Julie ne passa devant le Ministère de l’Intérieur et de peur du spectre des ballons rougis de sang, flottant devant ses yeux épouvantés, elle ne passait pas cet hiver-là à travers la Place de la République, non plus.

Huit mois plus tard, son père est revenu, maigri, affaibli. Il raconta qu’effectivement, les deux premiers mois, ils étaient tous là, sous le bâtiment du Ministère de l’Intérieur. Plus tard, beaucoup plus tard seulement, il raconta les interrogatoires sans fin, les pleurs des enfants entendus pendant les nuits, le prisonnier de sa cellule, brûlé au bras et à l’épaule, encore et de nouveau sur le même endroit, pour lui faire avouer où il avait caché les bijoux de sa boutique.
— Et toi ?
— On ne m’a jamais touché.
— Comment ?
— J’ai réussi à redire chaque fois ma vie de la même façon. J’ai appris à répéter sans changer un mot, de la même façon. Sans me contredire, sans mentir.

Beaucoup plus tard, il ajouta aussi : “ Et sans tout dire non plus, dire seulement ce que j’avais décidé, je ne leur avais pas dit certaines choses, pourtant j’avais si peur qu’ils les découvrent... ” Il n’en parlait pas souvent, pourtant il n’a jamais oublié.

Noël sombre

Noël 1949 à Bucarest, la capitale de la République Socialiste Roumaine, le Noël le plus sombre de la vie de Julie. Les derniers dix jours, tout l’univers de Julie avait basculé.

Ce matin-là, fin décembre, elle sortit de l’immeuble de six étages qu’elle habitait avec sa mère. Dix jours auparavant, on les a déménagés du grand appartement du premier étage, les entassant dans un minuscule studio, sans cuisine, sous toit, au sixième.

Habiter en haut, dans la même petite pièce que sa mère, ne la dérangeait pas. Leur unique fenêtre donnait sur l’énorme terrasse commune, couverte ce mois de décembre de neige et suggérant un espace, utilisable au printemps, personne ne montait jusque là, au sixième sans ascenseur.

Cette terrasse sera son jardin personnel, se dit Julie, son espace de vie, large, contrastant avec l’étroitesse de la pièce unique où deux lits étroits et une table étaient à peine entrés. Quelle importance?

Le printemps ? Qui sait où ils seraient à ce moment-là, qui sait ce qui arrivera jusque là, se dit Julie. Rien n'était sûr dorénavant, rien n’était prévisible. Peut-être, ils vont considérer que même ce studio de grenier, mais près du centre, est trop bon pour nous, peut-être, ils nous prendront de nouveau à l’improviste et nous emmèneront, Dieu sait où.

Comme avec papa, emmené au milieu de la nuit, par des gens en civil mais avec des revolvers, gens au visage sombre, agressif. Probablement, par la police politique secrète.

« Où l’emportez-vous ?
- Ne demandez pas ! » avaient-ils répondu menaçant les hommes en civil avec revolvers.

Ce matin-ci de fin décembre, les vacances scolaires n’ont pas encore commencé, on faisait attention de les mettre après Noël et pas pendant des périodes religieuses, interdites, « dépassées. »

Julie décida d’aller au lycée en traversant la place de la République, l’ancienne place Royale. L’énorme sapin de Noël, rebaptisé maintenant “ sapin d’hiver ” devrait être déjà là. Elle se souvint du magnifique sapin décoré de l’année dernière. Depuis deux ans, ses parents ne voulaient plus de sapin de Noël à la maison et elle avait été toute contente de cet énorme sapin, destiné à tous les habitants de la capitale roumaine.

Le chemin vers le lycée ne se rallongeait que de cinq minutes quand elle passait par là et, comme d’habitude, elle partit suffisamment d’avance. La place de République n’était qu’à quelques minutes de leur appartement. Sa mère s'est d’ailleurs demandé si ce n’était pas la raison principale de la disparition de son mari, emporté dix jours avant au milieu de la nuit. Quelqu’un avait voulu récupérer leur logement central, pas seulement occuper la place de directeur.

Julie déboucha sur la place, près de l’hôtel élégant Athénée Palace et de la petite église. Le sapin était là, plus énorme et plus régulier encore que l’année dernière; plus grand même que l’église dont il boucha presque l’entrée.

De toute façon, la petite église étant à côté de l’immeuble du ministère de l’Intérieur (dans le cadre duquel travaillait la Securitate, l’infâme police politique secrète), qui aurait osé entrer dans l’église à leur vue?

Elle regarda le sapin et eut un choc.
Sur le sapin, comme des énormes têtes sanglantes, d’énormes boules rouges, aussi grandes que des têtes. Elle avait l’impression d’y apercevoir la tête de son père.
Ce n’est pas vrai ! se dit-elle pour se rassurer. Papa doit être encore en vie, ainsi que les six autres qu’on a emportés dans le même nuit. Elle se força à regarder, à voir des boules ordinaires, elle ne réussit pas. Elle détourna ses yeux, épouvantée de ce qu’elle croyait voir, malgré tout son bon sens, qu’elle voyait même avec des yeux fermés, détournés maintenant.

Elle frissonnait et glissa, tomba presque sur une plaque de glace. Et si elle passait devant les fenêtres de l’immeuble de la Securitate? La petite ruelle était bien gardée mais n’était pas interdite. Ils vont sûrement me repérer quand j’y passe, se dit?elle mais malgré tout, elle s’y décida.

Les fenêtres d’en bas étaient couvertes de grilles. Elle avait entendu, il y a longtemps, quand cela ne l’intéressait pas du tout encore, qu’il y avait encore cinq étages sous la terre, on chuchotait qu’ils s’y passait d’horribles choses.

Passant devant l’arbre de Noël, pardon, arbre d’Hiver, l’énorme sapin vert, les boules qui la fascinaient, dont elle n’arriva pas à détacher ses yeux, malgré elle; ces boules lui parurent encore plus sinistres, comme teintées et dégoulinantes de sang.

"Où est papa ? Que lui a-t-on fait ? "

Sans rien savoir sur son sort, son cœur se serrait encore davantage, en passant avec des pas volontairement sûrs, devant le sombre bâtiment du Ministère de l’Intérieur. Une intuition, un pressentiment lui disait que son père était tout près d’elle en ce moment.

Dans une cellule froide.

Confirmé des longs mois plus tard. Son père s’y trouva effectivement, emporté vers une pièce chauffée seulement pour les interrogatoires. Jour après jour et nuit après nuit, sans le laisser dormir, on lui demander de raconter de nouveau, d’écrire de nouveau les mêmes choses, cherchant le moindre mot différemment mis, pour le confronter, profitant de son épuisement, guettant un moment d’inattention, le culpabilisant de tout le travail fait et de tout le travail qu’il n’a eu le temps de faire malgré avoir besogné de leur mieux, avec son équipe, du matin à minuit pendant des mois.

Le père pressentait lui aussi, que sa fille n’était pas loin, espérant quand même que ce n’était pas dans une cellule voisine, que ce n’était pas l’enfant sanglotant jour et nuit dans la cellule voisine, espérant que ce n’était l’enfant de personne mais un magnétophone enregistré avec des pleurs pour mieux les effrayer, mieux détruire toute leur résistance.

Julie passa rapidement dans la rue gardée, serrant son manteau.
— Où allez-vous ? lui demanda une jeune garde en uniforme.
— À l’école, au lycée, répondit-elle en montrant sa serviette.
— Ne passez plus par ici !
— Bien, je croyais...
— Mieux vaut éviter cette rue, autant le jour que la nuit.
— Bien camarade, répondit-elle, se dépêchant comme quelqu’un pris en faute, coupable.
La nuit ?

Elle regarda dans la direction désignée par la tête du soldat. Vis-à-vis de la Securitate, du Ministère de l’Intérieur, un Club de nuit avec d’énormes photos de danseuses pratiquement nues. Elle n’avait jamais rien vu de pareil, elle ne croyait pas que ça existe, dans ce pays socialiste, ce n’est pas en accord avec la morale prolétaire.

Julie pressa le pas, s’imaginant déjà attrapée, contrainte à se déshabiller ainsi devant des soldats. Comme celui-là, ricanant, en observant son visage affolé, ébahi.

Elle avait soudain froid aux mains. Elle frotta l’une contre l’autre. D’habitude, elles supportaient pourtant le froid. Depuis plus d’une année, elle avait habitué ces mains à supporter l’hiver sans gants, à l’instar de l’héroïne de l’Union Soviétique travaillant sur des poteaux électriques, un film vu et qui l’avait profondément impressionnée. S'habituer, devenir plus dur, plus résistant. Prête à aider la patrie à tout instant, avait-elle décidé alors. Elle était étonnée de voir ses mains rouges, pourtant il ne faisait pas plus froid que d’habitude.

Elle ne se rendait pas compte que c’est le froid intérieur qui la faisait frissonner d’un coup. Et tout ce à quoi elle essayait de ne pas réfléchir, ne pas s’attendrir. Elle pressa le pas.