Tu ne tiens pas compte!

— Pourquoi tu ne tiens pas compte de ce que je n’aime pas ? me demande François.

— Pourquoi tu ne me laisse pas faire ce que j’aime ?

— C’est évident !

— Explique-le moi, s’il te plait. Je ne comprends pas.

— C’est plus la peine que je le fasse.

Il s’assombrit.

— Ce n’est pas lié à toi.

— Tu vois bien.

Il me foudroya avec son regard accusateur.

— C’est pourtant bien de manger une pomme avant dîner.

— Ça, c’est ton opinion. Tu sais que je n’aime pas quand tu… pourquoi le fait-tu ? Tu sais que cela me déplait.

— J’aime croquer une pomme avant manger. Ça ouvre l’appétit. J’avais envie…

Je le regarde avec défi.

— Toujours l’envie, l’envie, grommela-t-il.

Désir, faim, plaisir. Je lui souris. Il en a, heureusement. Pour moi. Pour tas des choses.

— Des mots, pas des motifs. J’étais déjà prêt à préparer le dîner, ce n’est plus la peine, alors.

— Si, si ! Essaye me comprendre, mon amour.

— Et toi, tiens-tu compte de moi ? Ce que je n’aime pas ?

— Et toi tiens-tu compte de ce que j’aime ?

Il soupire.

— Bon, ça va être prêt. Viens !

Silence. Je n’ai pas envie d’y aller.

— Bon. Hmm ?

— J’arrive.

Ce n’est pas toujours facile à être marié, mais que c’est bon d’avoir un bon cuisiner pour mari. Quelle chance !

***

Et si je lui parlais d’envie ? Envie, plaisir.

— J’ai toujours faim de… ça te déplait ?

Regard coquin. Buste bombé, elle s’approche. Encore une fois ! dirait-il ? ou Heureusement elle a souvent envie ? Yeux étincelants.

7 avril, une semaine plus tard

Depuis trois semaines, j’ai bien perdu trois kilos, manger quatre fois par jour m’aide. Mon cœur, même s’il bat quelquefois trop vite, n’est pas malade.

J’ai rencontré la mère de Lilly, l’autre future grand-mère, et je suis rassurée. Elle est nettement mieux que je me la suis rappelée d’après notre première rencontre.

François va en général mieux, mais le soir après ses piqures, il va fort mal. Justement, il est en train de gémir et gémir dans l’autre pièce où il s’est assis dans le noir. Il est aimant, amoureux, fougueux le matin. Mais je n’arrive plus à… L’après-midi Il devient bourru et rien ne va plus le soir.

Il trouve à chaque fois un motif à rouspéter et une fois commencé il ne s’arrête plus.

Ce soir, j’étais décidée déjà de sortir, m’aérer, reposer mes nerfs. Finalement, le ton sur lequel il dit : « Julie ! Julie ! Ne pars pas ! » me persuade qu’il a besoin de moi.

J’aurais voulu voir une discussion sur des grands parents et leurs petits-enfants à la télévision.

— Non ! Mets le deuxième chêne.

Une demi-heure de pubs. Enfin, un film, mauvais, commence. Viens ! Non. Il ne voulait pas le voir. Il ne veut pas se coucher non plus.

Il continue à gémir dans le salon.

Finalement, j’ai pris un demi Equanil, un tranquillisant doux.

François continue : « Julieee ! »

Il me demande de l’aide.

Je lui ai donné de l’eau. Il veut que je m’occupe de lui, mais il ne veut pas que je lui parle.

Je le trouve assis par terre. A-t-il tombé ?

— Viens François !

— Je ne peux pas, mes jambes ne me tiennent pas.

— Je t’aide.

— Ce n’est pas la peine ! Je ne peux pas. Mes bras, mes jambes ne tiennent plus !

Gémissement. Il se couche par terre.

Après une minute, il essaie de se remettre au lit. Je l’aide, je le pousse. Plus de cent dix kilos. Enfin ! Il est sur le lit.

Il se relève presque aussitôt.

— Reste !

— Laisse-moi ! »

Il s’en va. Il marche. Se déshabille. Il a faim. Il veut de la purée.

— Où est la purée ?

— Dans le frigo. «

— Non, je ne le vois pas.

Bon. Je me lève de nouveau, je lui montre où c’est.

— Je pensais que c’était…

C’était ensemble, couverte. Il s’assoit et mange.

Où est disparue sa faiblesse de tout à l’heure ? Ses pieds et ses mains qui ne tenaient plus ? Je ne comprends rien. Vérité ? Comédie ?

Le tranquillisant que j’ai pris n’a encore pas agi.

Mercredi., deux jours plus tard

Depuis hier après-midi François va mieux.

Moi, je viens de perdre de nouveau une couronne, la même dent.

Heureusement, je ne l’ai pas avalée cette fois-ci, mais elle est tombée. Je croyais naïvement qu’une fois une couronne mise, c’est pour « toujours ». Elle tombe déjà la cinquième fois. Heureusement encore que je ne l’ai pas avalé qu’une seule fois. C’est quand même embêtant.

Quand une dent tombe, cela me donne un sentiment d’instabilité.

Je viens de décider de maigrir. J’ai commencé un régime, j’espère voir le résultat en quelques mois. Au moins revenir où j’en étais il y a cinq ans.

Comment ai-je pu mettre 15 kilos de plus «petit à petit»? Mais une fois arrivé là il faudrait continuer, arriver à 75 kilos n’est pas suffisant. Et de toute façon, surtout ne pas reprendre de nouveau.

Entre nous, un mur

6 heures de soir, lundi

Entre moi et François, il y a juste un mur.

Il joue Chopin, il joue merveilleusement.

Il n’était pas bien dans la matinée, mais d’après sa musique, ça va maintenant. Il joue depuis une heure le piano, non pas l’orgue. Il sait que j’adore le son et la musique de piano. Il y a tellement de tendresse, de finesse dans son jeu, son ‘frasé’ comme il l’appelle.

Dimanche, Valérie, la fille de François, est venue nous rendre visite avec son mari et leurs deux gentils petits. Nous avons passé une grande partie l’après-midi ensemble, hélas, surtout au restaurant, puisqu’ils n’ont pas eu le temps de déjeuner avant de venir chez nous. Et ils n’ont pas voulu manger à la maison.

François était trop fatigué, mais le soir, il était devenu de nouveau charmant.

Ce matin, lundi, par contre, il était de plus en plus irrité : Je me sentirais ainsi, mal, six mois encore ou davantage.

Il critique tout ce que je fais et aussi ce que je ne fais pas, il critique comment je le fais et aussi ce que je fais d’habitude.

Je ne peux pas sortir, hélas, c’est les vingt-quatre heures de 'collecte' avant que j’aille à l’hôpital de jour demain pour la journée pour les conseils de maigrir. J’attends avec impatience jeudi pour revoir les participants de l’atelier d’écriture et le matin mes élèves pour l’initiation d’informatique. Ils m’apprécient, eux.

J’ai envie de hurler, moi aussi, mais autant que je peux, j’essaie à ne pas répondre quand il recommence à rouspéter. À quoi sert? C’est dur d’être malade, mais la vie à côté d’un malade est fort difficile aussi.

Je me souviens de Sidonie, ma grande mère maternelle. Son mari est mort à 83 ans. Il était malade tout le temps depuis dizaines d’années et elle a dû le bichonner, soigner, il était toujours le centre. Il avait presque quatre-vingts ans quand on leur a fait un bilan de santé général et qu'on a constaté que pendant qu’il était malade à 60 %, elle était à 90 % - ayant attrapé une grave maladie au cœur aux camps de concentration de Bergen Belsen.

On a tort de s’étonner du dicton 'son cœur a crevé'. Mon père a eu aussi son premier infarctus quand la première fois sa femme l’a quitté subitement, en emportant tout l’argent sur lequel elle a pu mettre la main. J’ai eu moi, mes premières mèches blanches à 33 ans, quand j’ai appris l'infidelité de mon mari.

François gémit. Et gémit encore. Maintenant, il rouspète. Que faire ?

J’ai vraiment pas envie de le dorloter après tous ses reproches sans aucun sens. Furieuse, je vais aller quand même près de lui. Encore une fois.

2007: Sous entendu: malgré le mur qui nous sépare dorénavant.

27 mars 1999

François est de nouveau sous anticoagulants forts, pour le moment pour trois semaines. Peu de marche, pas de déplacements, examens de contrôle dans une semaine, pris de sang chaque semaine.

Ce matin, l’infirmière aurait du être ici à sept heures pour lui donner les piqûres, il est huit heures quarante et elle n’est pas encore arrivée. Qu’a-t-il pu arriver ?

Une piqûre le matin, une, le soir, tous les jours. Aujourd’hui sera la première. J’essaie d’encourager François pour qu’il ne se sente pas les ailes coupées. On verra après trois semaines.

Je suis optimiste, en gros il réagit bien.

On nous a installé le « cyber câble » qui nous permet dorénavant de surfer sur le Web autant qu’on veut sans prix supplémentaire. J’espère que notre note téléphonique diminuera d’autant ou presque. Cela donne à François un nouvel amusement de toute façon.

L’infirmière est arrivé, enfin.

François : « Je ne tiens plus debout ! »

24 mars 99

Quand tout paraît enfin aller mieux, François en forme et bonne humeur, boum.


On trouve qu’il a eu une nouvelle formation de cailloux sanguins à la jambe droite et à cause de cela il risque de retomber dans les griffes d’une doctoresse qui l’a fait trembler de peur il y a deux ou trois ans. Il n’est pas sorti encore de l’auberge.

Je suis totalement impuissante. Comme il a peur d’une autre embolie, il préfère rester 'bien' avec l’équipe qui l’aide à l’hôpital Lariboisière et suivre leur avis. Mon instinct crie contre cette doctoresse et le traitement qu’elle propose (qui sera alors définitive et sans cesse), mais il est en train de l’appeler, reprendre contact. Je lui ai dit une fois mon opinion, mais bien sûre c’est lui qui décide, c’est sa vie.

Bon, je m’habille, j’essaierai de mettre en route le fax sur le Mac de Michel ce matin.

Faire ce que je peux.

19 mars 1999

Hier j’ai visité le Salon de Livre. Intéressant. Je me fatigue trop vite. Trimbaler des livres heurte ma vertèbre. Lire des documentations me fatigue.

J’étais épuisée toute l’après-midi.

Ce matin je me suis mise à retravailler le volume 1 de « l’écriture », je suis déjà presque vers la fin. Ça commence à prendre forme.

23 mars 1999

Je viens de kinésithérapeute. Je dois sérieusement changer : maigrir d’un côté, bouger, nager, marcher de l’autre. Au moins, si je veux continuer à vivre et pouvoir travailler.

2007: hélas, il y a des choses qu'on ne finit jamais: mon volume sur l'écriture, pas assez paufiné, maigrir et bouger davantage attendent toujours aussi.

17 mars 1999

J’ai recommencé à travailler, écrire, lire, étudier. Plus ou moins bien.


Aujourd’hui j’ai parlé avec Stéphanie. Autant que les récits de début de mes élèves étaient enfantins, autant les scènes et descriptions écrits plus tard lui ont plu: «Le plus important est qu’ils ont pris courage». Oui. Et avec eux, moi aussi.

Je sais enseigner aussi l’écriture.

15 mars

Dépôt de notre feuille d’impôt. Cette année j’ai reçu moins que le Smig.

La vase est pleine à rebord (ou tout vide ?)

Ce week-end Jutka (la fille de mon amie décédée) était chez nous. Elle va terminer bientôt l’Architecture à Londres. Elle est courageuse et je me suis rendu compte combien a du être dure pour elle rester sans mère si jeune. Elle est fort intelligente et sympathique, ils se sont très bien entendus avec Lionel. C’est déjà la troisième génération d’amis.

« Horrible » m’avait dit François avant son arrivé et « Génial » après. Il veut l’aider, aller la voir. L’épauler, l’enseigner. Être son guide. Lui monter le chemin.

Il coure à gauche et à droit pour lui trouver des documents. Des informations dont il croit que pourront l’aider. Lui écrit des messages, l’appelle.

Je me sens « bas », je suis fort, fort fatiguée. Quelquefois, j’arrive difficilement à respirer, quelque chose me prend à la gorge. Qu’arrive-t-il ?

10 mars 1999

Je viens de déposer le dernier papier pour ma retraite complémentaire.

Dans deux mois, je dois aller de nouveau à Ircantec et ensuite… attendre le mois d’août. Finalement, c’est seulement à ce moment-là ou même au début octobre que je serai pour sûre combien je recevrai de pension. Je crois recevoir environ 5300 par mois et le reste trimestriellement. En tout, j’espère au moins 7000 francs par mois. Ce n’est pas énorme, mais au moins plus que le smig. Je vais m’assurer pour dépendance aussi.

Qui sait ce que l’avenir peut apporter.

8 mars 1999

François joue Chopin. Que c’est beau !

Il a beaucoup de même sensibilité, tendresse dans sa façon de jouer qu’avait maman. Qui joue ? Lui ou elle ?

La musique me caresse. Je sens une quiétude, un bonheur à l’écouter.

J’y prends le courage à me ré-attaquer de nouveau à mon journal. Je vais le polir encore avant de le montrer de nouveau à d’autres éditeurs. L’entêtement, le courage pour qu’on le publie finalement, je l’ai. Mais il faudrait écouter encore les autres. Corriger, réparer, polir. Cela ne va pas le trahir, il le rendra agréable à lire. Jusqu’à ce que le texte arrive à séduire.

2007: cause départ trois jours à la fois d'avance

Dimanche, le 7 mars 1999

Je viens d’imprimer 132 pages, les débuts, les premiers cinq mois de l’atelier d’écriture que j’anime. J’ai de chance, le niveau est bon et l’on voit aussi leur évolution due en partie à moi, à l’atelier. Quelle joie! Je suis arrivée, non, je suis en train d’arriver.

Plonger, plonger. En souvenir, en fiction, mélangé. Puis, le conflit, les scènes liées. Décor et personnage. Formes divers, vers. Amour et ressentiment. Ce dernier est plus dur, après une vie de contrôle de soi. Malgré - ou à cause de - mes exemples?

Je me suis réveillée ce matin en sachant comment il faudrait leur présenter. François s’est réveillé avec d’énormes projets qu’il a commencé à me les expliquer. Hélas, plus ils sont grands, plus ils se dégonflent.

Et moi? Je suis sure que le matériel rassemblé sur « comment écrire en tenant compte du lecteur» est utile, utilisable, hélas, dans une forme ou une autre. Que mon journal est important, mais aussi qu’il nécessite encore et encore de travail.

Soupires. Grand soupire.

6 mars 1999

Il se parle à haut voix, il gémit, il se parle sous barbe, puis gémit de nouveau. Il cherche quelque chose, respire difficilement.

"Aïe ! Haaa." Est-ce la vieillesse ? La panique ? "Aïe ! Oh, oh, oh."

Et cela continue :

"Je me sens mal."

- T’étais mal hier soir.

- C’est vrai, mais j’ai mal dormi.

- T'es mieux ce matin que t'était hier.

- Je ne sais pas à quelle heure je dois y aller… »

Cette nuit il m’a fait réveiller à sept heures, pour finalement voir qu’il doit y être seulement à neuf heures, voir neuf heures vingt minutes.

Aujourd’hui François ne sera pas à la maison et je n’entendrais pas ses gémissements toute la journée. Se plaindre. Se plaindre sans cesse. Suis-je méchante?

Il continue, même quand je suis malade, être centré tout à fait sur lui–même. Presque. Puis, je n’arrive pas à croire qu’il est malade d’autre chose que de sa dépression, hélas, bien réel.

« Ou est-ce qu’il est ma… »

Toujours se parlant à soi-même.

Demi phrases non terminés. Il marmonne. Pour lui ? Pour moi ?

***

Et maintenant, il n’est plus là pour toute la journée. Je ne sais pas que faire. Je dirais presque que sa présence me manque. Je me sens seule. Tout paraît vide.

Le printemps tard à arriver.

3 mars 1999

Finalement, chacun doit s’occuper de soi.

J’ai eu mal à l’estomac pendant vingt-quatre heures. Entre temps, François gémissait qu’il avait mal au dos. Depuis hier soir, je n’ai pas arrêté à courir à la toilette, j’ai dû me faire de thé moi–même.

François me disait « Je te ferais, bientôt », mais ne bougeait pas du lit, même vers dix heures. J’avais besoin de médicaments pour arrêter la diarrhée et il m’a finalement déclaré « à la pharmacie du coin, ils ont des médicaments efficaces », mais au lieu de me les apporter il classe depuis deux heures ses papiers de la banque, paniqué. Il a fallu même que j’insiste pour qu’à onze heures, finalement, il prenne ses petits-déjeuners et avec eux ses médicaments obligatoires de matin.

« Je ne suis plus bon à rien » me dit-il ensuite, en regardant et rangeant ses papiers bancaires et préoccupé seulement par eux. Ils sont tous là, même si ils étaient en désordre. Les miens, je les jète au fur et à mesure.

J’espère ne plus avoir mal au ventre, bientôt.

Je dois m’habituer au besoin ne pas essayer de compter sur un homme qui n’arrive pas à sortir de dépression, habitué n’être pas indépendant, ne pas avoir la responsabilité des autres, non plus. François est beaucoup trop préoccupé de soi-même pour avoir de temps, d’énergie, attention aux problèmes de ceux autour de lui.

En plus, j’avais lu quelque part : rester seule en besoin, s’occuper de soi, c’est la règle, pas l’exception. Alors, de quoi je m’étonne, m’indigne?

Julie, il faut que tu mûrisses. Toujours, encore.

25 février 1999

J’ai déposé mon dossier à CICAS. Un pas de plus. J’ai envoyé mes papiers à CNAV. Après les vacances universitaires je dois encore aller (ou plutôt écrire) à l’Institut Optique, ensuite, jusque juin, rien à faire dans ce domaine. Probablement, j’aurais quand même au moins l’équivalant du Smig.

Je pourrais dorénavant m’occuper du peau de mon visage. Reprendre mes écrits. Tenir l’atelier d’écriture. Me promener.


Oui, j'ai eu exactement ce que le fonctionnaire m'avait dit alors, une pension autour du salaire minimum. Un tiers de ce que mon mari reçevait, après ses années comme fonctionnaire, mais davantage que j'avais crainte à un moment donné à en avoir.

Chacun pour soi

22 février 1999

Je me sens épuisée.

J’allais très bien et la morale était à bonne fixe, quand je me suis aperçue qu’un des papiers importants sur ma pension complémentaire à tout simplement disparue. J’ai cherché dans tous mes papiers, mais je n’ai pas le courage de m’attaquer à ceux de François.

Comment vais-je garder demain Nadia, ma chère petite fille par alliance, pendant tout une longue journée? Aujourd’hui, j’ai oublié à la maison les papiers pour la caisse principale et l’après-midi à peine ai-je eu le courage d’introduire dans l’ordinateur un peu de mon 4e journal en original. Je me demande déjà si tout cela vaut la peine.

Fatigue et découragement.

En plus, je n’ose plus me regarder dans la glace. Mon front brûle, autour mon nez il y a des cloques.

Pourquoi je n’écoute pas mon propre intuition, me disant « danger» ? !

Ce boucher a abîmé une partie de mon visage et il a même pris d’ailleurs (et on le voit toujours) par « boucher les trous ». Malgré tout, je ne dois pas oublier de sourire. Et chercher un bon dermatologue pour mon front au moins. Celle de MGEN se moque de moi « jeune fille » disait-elle, comme si vers 65 ans c’était normal d’avoir un visage abîmé.

Ma tante m’a appelé aujourd’hui et m’a parlé d’un journal de grand-mère : huit ans. Retrouvé par ma cousine entre les affaires de sa mère, ma tante par alliance, que jadis je croyais ma meilleure amie.

Il paraît qu’elle l’avait ramassé dans la poubelle où ma belle-mère l’a jeté et elle l’avait conservé sans montrer à personne. Elle n’est plus consciente. En faisant l’ordre dans le logement, ma cousine l’a retrouvé, lu, pleuré, elle ne se souvenait pas qui c’était madame « Devecseri Emil » et l’a passé au musée de l’Holocauste. Hanna dit qu’il serait disponible sur l’Internet. Je n’ai pas trouvé encore de trace. À la place, j’ai trouvé Devecseri Gabor, le poète, ses vers. Ce n’était pas ce que je cherchais.

Ma tante aurait pu avoir même mon journal d’Israël, mais probablement elle l’a jeté comme les livres hongrois de maman que j’ai prié qu’elle les prenne de ma marâtre (belle-mère) après le mort de papa. Elle est bien punie, maintenant c’est le tour de marâtre, un jour, le sort, le destin la punira, elle aussi. Au moins, il est bon de le penser qu’à la longue, les méchancetés sont punis.

Dehors, un vent horrible souffle.

Encore heureux: nous ne sommes pas dans une avalanche ou crue de rivière.

Stéphanie dit "encore une semaine, en mars, tous se sentiront mieux". Et Alina? Va–t–on l’obliger à démissionner ? Quitter ce qu’on était habituée à faire est difficile.

Le 1e mars en Roumanie : soleil, temps doux, « marcisori » (petits bibelots de début de mars), même si plus tard le froid revient. Sinon, j’irai voir Stéphanie. Seule. Ou avec François.

Remplir les trous

Je commence ce joli cahier, pour ‘remplir les trous’ de mes anciens journaux, comme Michel me l’avait suggéré.

D’abord, j’ai cru que des notes à l’intérieur feraient l’affaire, mais je me suis rendu compte qu’ils rompaient la continuité de mes pensés d’antan et qu’ils dérangeaient plus qu’ils aidaient. En plus, il y a les sept ans quand j’ai vécu, mais rien écrit ou rien conservé. Mieux vaut donc les décrire séparément.

De toute façon, ils ne seraient plus une témoignage si véridique, si subjective, si vécue puisque les souvenirs changent après les années et l’expérience vécue entre temps. Les dites et les non-dites aussi. Quelle importance qu’au moment qu’ils sont arrivés les grands chocs, les bouleversements de ma vie, j’étais encore trop pudique, trop secouée ou j’avais peur qu’on lise ce que je noterais, et je n’avais pas mis que quelques mots ou phrases anodines pour le marquer pour moi-même, sachant qu’en relisant je serais (et toi aussi mon journal) de quoi il s’agit; le temps venu ils m’invoqueraient assez pour en écrire davantage. Comme la clé d’un tiroir.

Ce dernier mois, j’ai pris mes anciens journaux et je les ai introduits dans mon Macintosh portable, mon Powerbook 100, modeste, petit, léger, et au fur et à mesure, je les ai aussi traduits en français. Avoir des journaux en quatre langues, hongrois d’abord, puis roumain, anglais et français aussi est intéressant, il m’a permis d’écrire tel que je me sentais à sentais d’abord, puis aussi roumain, anglais et français est intéressant, il m’a permis d’écrire tel que je me sentais à l’époque, jeté d’un lieu à l’autre, mais ayant un parcours analogue au mien.

Même en français, après l’avoir traduit, certaines choses paraîtront très étranges, voire incompréhensibles. D’autres, pourront expliquer des comportements ‘bizarres’, mais, je l’espère, que la plupart étant des sentiments ou pensés s’expliquant de soi parce qu’ils tourbillonnent dans la plupart des gens ou femmes sans qu’on ose le dire, le discuter, se l’expliquer, voire même quelquefois s’avouer à soi.

Malgré tout, merci Michel, mon fidèle correcteur de bonne conseil, de m’avoir encouragé d’aller au-delà de ce qui est noté dans le journaux, eux-mêmes.

28 février 1999

Dernier jour de février.

Stéphanie prédit qu’avec le printemps, les meilleurs temps arriveront. Je les attends !

Aujourd’hui François a répété, combien de fois? trente? cinquante? fois :
«Je me sens mal ! ça ne va pas

Vivement que ça aille mieux !

Je devrais sortir, mais je n’ai pas le courage.

Par contre j’ai fait d’ordre (à ma façon: jetant tout qui n’était plus intéressante) et j’ai retrouvé au milieu des ordures pleines des choses intéressantes.

La facture de Alina (je lui dois au maximum encore 3500 francs), une vieille lettre de Nicolas (pas signé bien sur, mais beau), etc. J’ai aussi trouvé l’adresse de Myette et je pourrais donc lui envoyer mon 4e journal et lui demander des nouvelles. Les papiers des avocats, qui, en surestimant le logement hérité de papa ont pris tout l’argent se trouvant à Düsseldorf, il s’y trouvait nettement plus que je croyais. Et je n’ai même pas le logement. Bon, c’est vieux.

Hier j’ai lu dans la casette des récits de mes élèves, fort bons. Je suis fière de résultat de mon travail. J’attends jeudi avec impatience. J’ai fait mon programme jusqu’à juillet, mais bien sure, au besoin j’improviserai. Hier j’ai travaillé sur « l’écriture ». Bien. En fait, le printemps est arrivé pour moi hier déjà.

Que faire avec François? Je n’arrive pas à bien l’aider.

Stéphanie dit « Un jour, d’un coup ça ira ».

Quand arrivera ce jour-là? En sortira-t-il jamais de trou, de sa dépression ?

Il est en train de jouer de l’orgue. C’est beau. D’après la musique, il est serein. Plus calme qu’en face de moi.

Hier, il m’a dit « Que tu es bonne! », mais je n’arrive pas à l’aider vraiment, pourtant j’essaie de toutes mes forces. Et j’ai mal moi aussi ici et là, mais je me plains rarement, j’y pense le moins possible.

Au revoir, mon journal !

Depuis que j’ai retrouvé mon 4e journal, je sais à qui je le disais au revoir avant de fermer mon cahier : à mon copain et confident, le journal.

Que c’est beau ce cahier. Un régal de le tenir en main, un plaisir d’y écrire.

15 février 1999

Je viens de relire mon quatrième journal.

J’étais déjà fort mature à 18 ans. Et un esprit pur. Naïve et réfléchissant en même temps. Sans ce journal, ma vie aurait été incompréhensible. Ainsi, enfin, elle devient ronde.

Je n’arrive plus à écrire fluent en hongrois, pourtant certaines expressions, certaines choses que je veux exprimer ne me viennent qu’en cette langue. Comment pourrais-je exprimer ‘tiszta lélek’ en français? La traduction mot à mot serait ‘âme pure’ mais cela ne veut rien dire. Je sais pas mal le Français mais pas assez, de loin. Et, quoi que je balbutie en hongrois, les expressions surgissent sans aucune difficulté. Pourtant, j’ai eu mal à lire le quatrième journal, je ne parle plus que fort rarement le Hongrois. En le lisant à voix haute je me suis rendu compte que j’avais mal traduit certaines phrases. Je me suis trop dépêchée à la faire : « Tul habzoltam. » Encore une expression difficile à traduire.

D’un côté, je me dis « quelle importance en quelle langue j’écris ce cahier », et même, « pourquoi ne pas écrire mélangé » ainsi, « pourquoi pas à chaque fois mettre ce qui vient, comme s’exprime mieux, plus facilement, plus exactement ce que je veux dire ; mais de l’autre côté, encore et toujours, reste en moi un doute, une insécurité, une petite voix qui me dit « alors, il sera difficile de le mettre en livre ». Pourtant j’ai juré, je me suis promis que ceci n’est qu’entre moi et toi, mon cahier, et malgré cela, peut-être, comme depuis mes quatorze ans, ou même avant, je sais quelque part, que ce n’est pas seulement pour moi. Pour cela, c’est vrai, je n’y ai jamais mis dans mes journaux les choses les plus intimes.

Sauf en Israël, une fois, et cela je l’ai amèrement regretté et payé avec la perte de ce journal-là. La perte d’une partie de ma vie presque, celle pendant laquelle ma sexualité a fleuri complètement, où la joie d’allaiter est arrivée comme une sensation physique extraordinaire, pas seulement un bonheur profond de mère, où j’essayais d’apprendre et d’appliquer à mon jeune mari les méthodes des courtisans des rois français tout en commentant ses réactions à mes divers expérimentations suggérés par les livres lus.

Puis, sur les mois avant d’arriver en France. Des rages de dents horribles dues à décalcification de l’allaitement et de la mauvaise alimentation, mais aussi des fantastiques promenades avec mon bébé fille et les énormes joies d’être mère.

Toutes les joies que j’attendais étaient enfin à ma portée.

Comme mère, je n’avais jamais été déçue, le reste « kisiklott a làbam alol. » Ont échappé de mes mains.

Bon, malgré tout, j’écrirai comme ça vient. L’important est de réussir bien exprimer ce que je sens, ce que je pense, ce qui m’est arrivé.

Relire le journal de mes 18 ans m’a donné, redonné l’envie d’écrire. Davantage. Quel témoignage extraordinaire d’une époque, d’un développement, d’un être ou presque une génération vivant là-bas, à l’Est. Hélas, certaines allusions, il faudrait les compléter, mais je crois que j’ai trouvé la méthode comment.

Je suis de plus en plus convaincue de la valeur de mes journaux. Témoignage, littérature, chronique, qu’importe. Un peu le tout.

Je vais encore y travailler et puis, si pas autrement, je ferai une édition au compte d’auteur pour le vendre ou distribuer. Jusqu’à ce qu’on se rende compte de sa valeur et qu’on m’aide à le franciser mieux. Mais certains prétendent que même tel qu’il est « ajout à son charme et véridicité » et que la partie de début retravaillé par François est « trop littéraire » et ne sonne pas assez naturelle.

Je devrais ajouter encore du contexte, je le pourrais, mais je n’ai pas « la musique bien française » dont parlait Stéphanie. Tout en lui laissant son originalité, fraîcheur naturelle.

Il faut connaître ses forces, mais aussi ses limites.

« Que suis-je ? » me demandai-je dans un récit, un essai récent. Après ma façon de penser, de disséquer, dans le quatrième journal, on reconnaît bien mes origines juives, la tournure de réflexion et l’habitude de tourner et retourner les questions.

Va-t-en !

Ça c’est passé il y a quelques mois.

Je me souviens des grands sourires avec lesquels Thomas et Alexandre, que je n’avais pas vu depuis six moi, m’ont accueilli. Le matin, ils sont venus dans « ma chambre », Alex a déjà quatre ans, il a aussitôt grimpé sur le grand lit à colonnes avec un livre que je venais lui apporter de France en main :
— Read-me.
— Tu veux que je te lise ?
— Yes.
Ensuite Tom, deux ans et demi, est arrivé avec son grand sourire et ses yeux rusés.
— Tu veux toi aussi une histoire ?
— Je veux histoire.
— Apporte ton livre.
— Mon livre.
Puis, il a ajouté en montrant le lit :
— I can’t.
— Si, tu peux monter, je t’aiderai un peu. You can, can’t you ?
— Yes, read !
— S’il te plait, mamie.
— Plait, mamy.
Tout a commencé dans les meilleurs augures et atmosphère.

Ensuite, nous sommes descendus dans la cuisine, prendre le petit-déjeuner. Ce jour-là, Agnès, son mari et Henry de deux mois ont pu dormir davantage et les jours suivants aussi. Tout le monde était heureux.

Puis on a fêté l’anniversaire de 45 ans de Don, mon beau–fils, dans un horrible restaurant et quelques jours plus tard, les 36 ans de ma fille et les 72 ans de beau-père, dans un agréable resto Thaïlandais.

Toute sa famille était là.

Entre temps, mon mari m’appelait chaque jour de Paris. Au début, il disait « ça va », puis « tu me manques » et finalement « je n’vais pas bien. ».

Au bout d’une semaine, je me suis aperçue que je n’avais pas avec qui parler : les enfants voulaient bien parler, ils questionnaient seulement leur mère et refusaient mes réponses ; Don discutait avec sa femme, quelquefois ses gosses, il avait l’impression à chacun de mes phrases que je l’interrompais.

Je dérangeais.

Ils avaient leurs habitudes. Manger chacun seul, autre chose. Lire à chaque instant libre. Agnès promener le bébé dans ses bras toute la journée. L’atmosphère se détériorait, je me suis retirée davantage dans ma chambre, mais c’était mal vu aussi.

— Go away ! (Va-t-en), c’est Tom qui me l’a dit le premier.
— Je veux maman ! Va-t-en ! dit aussi Alexandre de plus en plus souvent.

Go away, me disaient les yeux de leur père. Et Agnès, au seuil de la porte, avant mon départ a trahi à son mari, devant moi, ce que je lui avais confié en privé. Je m’en suis allée. Ils sont heureux ensemble. Mais je me souviendrais de ce « go away » longtemps.
***
Je ne me souviens pas que quelqu’un m’aurait dit ouvertement « Va-t-en ! » jusqu’ici. Il heurt et rappelle tous les « va-t-en » sous-entendus de ma vie. Il y avait beaucoup. J’étais venu d’ailleurs, souvent. On m’a souvent exclue.

J’espère que mes enfants, ni mon amie, ne se sentiront abandonnés par moi, même si la plus souvent ils n’ont pas besoin de leur maman. Et Jean qui rouspète.

Il est encore fâché, quoi qu’il ne l’avoue pas : il sent que je l’ai abandonné pour aller voir mes trois petit-fils en Amérique. Pourtant, il avait un billet, lui aussi. Il s’est exclu de soi même. Quelle différence!

Bientôt

Bientôt, Nadia se réveillera, François arrivera, il lira, elle jouera, le temps passera, Valérie allaitera, la famille rentrera, le soir tombera, dans le bras, le bébé dormira. Trois jours passeront et tout recommencera.

(Rime pauvre : « ra, era, vera, ivera, de plus en plus riche.)

Elle passa une journée agréable et tranquille
Loin des soupirs, de craints et l’atmosphère lourde
Elle devrait sortir plus souvent, faire autre chose
Aller ailleurs, s’aérer, se reposer, changer
Loin de soupirs, de visage amère et désabusé
Loin même d’elle même, s’occuper des autres
Loin du travail habituel, ses soucis de jour à jour
Sans oublier le soleil et les arbres bourgeonnants.

Je n’écris pas aussi bien que d’autres, mais je m’ouvre davantage. «Tu te déshabilles» m’avait-il dit. «Même si maladroite, elle est sincère» dirait quelqu’un d’autre. Il n’apprécie pas ce que je fais, au moins le dit sincèrement, me dis-je. Nous nous aimons, quelquefois nous nous fatiguons aussi.

«Vous êtes tous les deux curieux, étranges et ressemblants à la fois».
Un couple uni, semblable et dissemblable en même temps.

Février 1999

L’atelier d’écriture a commencé avec douze participants, en février il reste cinq fidèles, six avec moi. Pas de quantité, mais de qualité. Le niveau d’écriture s’élève régulièrement, les récits deviennent plus longs et l’on a de plus en plus envie d’écrire, de continuer, et de moins en moins problème pour se lancer, plonger.

Sur un même sujet, chacun, selon sa personnalité écrit très différemment.

Au début, ils me demandèrent "écrire dix minutes sans s’arrêter?" et maintenant, ils s’écrient "écrire seulement une heure ?"

Des fantômes sortent de placard

8 février 1999

Il y a trois ou quatre jours j’étais encore fort déprimée. Des fantômes sortaient du placard : j’ai dû reprendre ma trajectoire professionnelle pour obtenir la pension de ma retraite. Depuis, je me réveillais à trois heures trente et pendant deux à trois heures d’anciens heurts profondément enterrés revenaient.

Comme d’habitude, quand je suis en période bas, quelque chose arrive pour m’en sortir.

Je cherchais d’anciens bulletins de paye et j’ai retrouvé des cahiers que je croyais depuis longtemps perdus. Si je serais croyante, je dirais « la main de Dieu les a mises à ma disposition juste au bon moment ». Je croyais que j’avais brûlé mon quatrième journal où je décrivais, au fur et à mesure des semaines qui passaient, les changements opérés en moi, de la « croyance en Staline, sur le chemin vers le bonheur pour tous, » vers des doutes, de plus en plus profonds.

À cette occasion, j’ai rencontré une jeune fille de dix-huit à dix-neuf ans, ardente, intelligente et naïve à la fois. Redoutable, en disant la vérité mais commençante à douter qu’elle peut changer les autres, les « convertir ».

Cette jeune fille prête à l’amour physique qui attendra (elle ne l’imaginait pas à l’époque) encore fort longtemps, prête à l’amour d’un être « comme lui faut ». Et cela est venu seulement beaucoup, beaucoup plus tard. Mais finalement, elle a trouvé.

J’avais raison à être optimiste et de conserver ma foi en « fins heureux », puisque à 53 ans, c’est vrai, mais je l’ai effectivement rencontré. Et malgré tout qui nous arrive ce n’est que renforcée au fil des années. Heureusement, cette fille que je viens de rencontrer (et quelle joie immense elle vient de me causer), cette esprit pure, sincère et travailleuse, ne savait pas combien elle devrait attendre, et en plus, plus tard, elle n’a pas attendu un miracle : elle a aimé, elle a souffert, elle a eu des enfants, elle a aimé encore et souffert encore, mais elle a vécu.

J’ai rencontré François, j’ai su l’aimer, aussi parce que j’avais appris à ne plus attendre des miracles, et finalement, peut être à cause de cela, et certaine sagesse apprise d’expérience. Nous avons su attendre, nous découvrir, nous ouvrir lentement et finalement, avoir plus, beaucoup plus que nous espérions au début. Même plus que nous pensions deux ans et demi plus tard, quand nous nous sommes finalement mariés.

C’est vrai, on doit encore travailler sur la traduction française, mais c’est une pièce très importante, manquante, de mes journaux que je viens de retrouver le 4e journal, de mes 18 ans.

L’ancien (troisième) se terminait avec une jeune fille pleurant le mort de Staline, le cinquième commençait déjà avec les vers de Bêcher « Je croyais, moi aussi. ». La quatrième montre comment elle était arrivée de l’un à l’autre. Je suis presque sûre que je n’ai pas détruit mon journal écrit en Israël non plus mais c’est tout comme, ma tante à qui je l’avais confié à l’époque m’a trahi et elle a du jeter depuis longtemps et à un moment donné elle l’a peut-être même utilisé contre moi pour me causer de tort, du chagrin. Elle, que je voyais comme une de mes meilleures amies dans mon adolescence.

J’ai aussi retrouvé avec cette occasion le libretto de l’opérette écrite à quatorze ans et le journal de maman sur moi bébé d’un an et demi à quatre ans et aussi le cahier des vers libres dans lequel je déversais mon âme pêle-mêle, quand je ne pouvais pas décrire, exprimer ce que je ressentais autrement. Ce dernier, couvre aussi une longue période. C’est presque incompréhensible, non intéressant, sauf pour en tirer quelques vers ici ou là, illustrant surtout mon état d’âme troublé par un événement ou autre.

Je sors renforcée de cette rencontre avec la fille de 18 ans. J’ai l’impression qu’elle était autre, mais déjà tellement moi !

Ce journal m’a permis de relativiser et prendre vis-à-vis de mes problèmes actuels et m’a permis de les vivre plus facilement. Merci à toi, Julie jeune, d’être venue au secours de cette femme qui en quelques mois aura bientôt 65 ans!

La roue tourne

30 janvier 1999

Hier Lionel a eu 33 ans. En trois mois, il aura une fille !

Ma première petite fille.

La roue a changé de sens, pour lui, ça va vers en haut.

Il gagnait 21000 par mois plus le 13e mois de prime et il vient d’être augmenté à la fin de l’année dernière! Il dit ‘seulement’ de 10 % . Il a réalisé énormément en changeant pas mal le produit.

Cela sera la première fois qu’il aura un impôt conséquent à payer.

Agnès, revenue de Roumanie, m’a remercié que je lui avais suggéré d’y aller. Même si les dix jours n’ont pas été reposants, elle a dû voir que son mari est tout à fait capable de la remplacer au besoin.

François par contre se sent mal et m’interrompt tout le temps.

Maintenant, il est en train de rouspèter pour la correction d’une petite lettre que j’avais écrite pour l’assurance. Je voudrais être ailleurs. Tranquille. Dans une atmosphère agréable. Je n’arrive même pas de rester un peu en tête-à-tête avec toi, mon cher journal.

Que faire ? Partir ?

Il fait bien frais dehors malgré le soleil. La plupart des cafés chauffent mal.

Je me suis décidée à ne pas me faire « re opérer » malgré les séquelles qui me resteront probablement à cause de mon intervention chirurgicale près du nez.

C’était pire à 33 ans… quand j’aurai bien voulu garder mon troisième futur enfant. Avec le prétexte d’une opération d’appendice, on a déformé mon corps impeccable à l’époque, en me laissant une cicatrice longue et large au milieu du ventre dont aucun docteur n’a compris la raison depuis. Avais-je 33 ou 35 ans ? Ensuite, la blessure encore frais, Sandou m’a envoyé en Allemagne pour me faire avorter chez un docteur roumain «avant qu’il ne soit vraiment trop tard». Pendant mon séjour à l’hôpital de Paris et en Allemagne, il a profité pour être ‘tranquillement’ avec sa jeune maîtresse qui, à mon retour, me rencontrant dans la cour du moulin, m’a regardé ironiquement : « Alors, c’est bien passé ? - Quoi ? - Vous savez bien… et moi aussi ! »

C’était le point bas de mon existence.

C’est alors, qu’en mon cœur, j’ai vraiment rompu avec mon mari. Sandou.

M’avoir trahi ainsi, parlé derrière mon dos de mon avortement à son amante - laborantine, était pire que tout. Je me suis rendu compte qu’on ne peut plus lui faire confiance, que ce que j’imaginais comme « nous » n’existait plus ; plus du tout.

En préparant ma retraite, des vieilles blessures, comme celle-ci surgissent.

« Avez-vous trois enfants ? » me demanda-t-on lors le dépôt de mes papiers pour la retraite. Non, j'ai répondu.

Je n’ajoute pas : « Mon mari n’en a pas voulu le troisième à cause de sa jeune maîtresse. J’avais envie d’encore un mais pas si son futur père ne le voulait pas. Il en a fait ensuite un à la maîtresse, qui l’avait attribué à son jeune mari, conscrit à l’époque, et elle l’a laissé. Ils ont nié que c’était à Sandou mais je le savais. »

Des périodes de trouble, de lutte me tourmentent. Après trois heures la nuit.

Vive de passer cette période rapidement et mettre, ranger de nouveau dans un tiroir lointain de ma mémoire tout qui me heurte, me heurtait jadis. Retrouver mon sommeil.

Que les souvenirs me reviennent d’accord, mais seulement quand je me sens sur un terrain sûre, bien dans ma peau, quand j’arrive de les regarder de distance sans me faire tant de mal.

Les décrire avec un peu de humour, ou, au moins, de détachement.

24 janvier 1999

Je viens de retrouver par terre une feuille de papier avec les écrits de Paul Féval, « roi du feuilleton » Le Bossu, 1858, Les habits noirs, 1863 - 75, La tache rouge 1870 etc.

François rouspète. Encore. De nouveau. Il soupire.

« Qu’est-ce que c’est encore que tu as empilé ici ? me demande-t-il. Toutes mes affaires seront foutues. Hmmm. »

J’ai d’un coup mal au ventre. Envie d’être ailleurs. Mais nous sortons ensemble. Je dois l’attendre. Fais semblant de ne pas l’écouter!

Il continue à m’engueuler :
« Qu’est-ce que tu as empilé là-dedans? Dans le placard. N’importe quoi! Hah! Pas moyen de » Il me foudroie de regard.

Il n’est toujours pas habillé, (et se promène sans culotte). Cherchant. Parlant comme si tout était de ma faute.
« Je sais pas où il a disparu. »

Il cherche quoi ? Une chemise ? Un pantalon ?

Je me décide enfin de lui demander :
- Qu’est-ce que tu cherches ?
« Des affaires», hurle-t-il.

Qu’est ce qu’il est devenu ? C’est impossible de vivre ainsi. Oh, la là. Qu’est-ce que c’est ça? J’en ai vraiment marre de ses soupirs.

Enfin, il s’est mis un caleçon et un pantalon. Il continue de gémir tout en boutonnant sa chemise: « Hmm. Hmm. Hmm. Aïe, aïe. » Soupire. « Aïe. Hmm. »
- A la là !

Cette fois-ci c’est moi. Je veux m’en aller, séparément, m’enfuir quelque part. Loin d’ici, loin de lui.
Quoi ? Qu’est-ce que tu veux encore ? Aïe, aïe.

Vraiment?

« - Laisse moi ! - Vraiment ? »

Exercice (l’un entre beaucoup)

Laisse-moi !

Oh, qu’il ne peut la laisser en paix quelques minutes. Elle avait besoin de solitude pour créer, pour écrire. Se plonger dans un autre univers.

Tu ne le penses pas sérieusement !

Il était furieux, capricieux comme un gosse délaissé.

Combien de fois ne lui avait-il pas reproché de se plonger dans « son truc ». Elle avait tellement besoin de ses moments, non perturbés avec un rien, tout le temps. Il ne voulait pas comprendre, lui admettre.

Arrête !

Cette fois-ci, le ton de voix le fit hésiter.

Il prit une mine d’enfant blessé.

Vraiment ?

Il avait l’air vaincu. Seul, devant le monde. « On ne veut pas de moi » cria sa position. Un pauvre enfant abandonné. Il existe tellement de solitudes en ce monde. Sa solitude bénie, était en morceaux.

Elle étendit le bras vers lui.

8 janvier 1999

Me voilà à la Mairie, devant la petite pièce des « Conseillers de Paris. » Bientôt j’aurais 65 ans, l’heure de la retraite arrive à grand pas.

J’ai tardé à m’occuper, mais mettre ma tête dans le sable comme l’autruche ne va pas m’apporter la jeunesse éternelle, au contraire, je risque de me retrouver sans aucun revenu en six mois si je n’agis pas vite cette fois.

Les conseils d’abord.

Puis il faudra tout ressembler, plutôt retrouver. Il y a cinq ans j’ai déjà tout préparé, puis laissé dormir. J’avais quelques années devant moi. Avec ma vie mouvementée, tout faire en quelques mois ne serait pas facile – mais il faut absolument commencer au moins.

Je crains fortement que je n’aie pas de revenus confortables comme, paraît il, une grand partie des retraités, je crois surtout les fonctionnaires mâles.

Je suis encore active (et j’étais depuis mes dix-huit ans, et même avant), mais « active » ne veut pas dire gagner de l’argent.

Devant moi quelqu’un attend patiemment, mais une dame venue après moi va-et-vient nerveusement devant mes yeux et ceci m’énerve, me rend inquiète. Je la sens prêt à bondir, prendre la place avant nous.

Ma situation n’est pas du tout repos.

D’abord, j’ai eu plein des noms: Kertész – Crisbaseanu – Crisba –Savoyard.

Mais surtout, j’ai travaillé d’abord en Roumanie, puis en France, ensuite aux États Unis, et encore en France. Comme chimiste, comme salariée et comme gérante de société aussi. Plus ou moins bien payé, quelquefois presque pas, vivant des articles que je faisais publier dans les journaux ou des cours de formation que je donnais.

Je dois m’occuper et contacter plein des organismes de retraite, prouver que j’ai payé et qu’ils ont payé et prouver aussi combien j’ai gagné depuis tant d’années. Relativement à moi, la situation de François sera simple, il a travaillé surtout dans un seul lieu, une seule université. Je vais m’y mettre sérieusement.

J’ai fait des études et j’ai travaillé en même temps en Roumanie, j’étais mère au foyer en Israël, je suis arrivée en France en 1963. Je commencé à travailler régulièrement en 1965 en continue jusqu’à 1977, puis en Amérique jusque fin des années quatre-vingts. En revenant en France, j’ai fondé une société et j’étais gérante, salarié, puis à la fin sans salaire. J’ai travaillé à Sorbonne et CNAM ensuite. Jusqu’à mes 65 ans, ils me payent encore un chômage partiel.

« Sois forte, tiens, ne te laisse pas détruire : c’est la dernière chance de ma vie de vivre normalement et d’après mon propre goût. Ne me laisser pas effrayer !» j'avais écrit, à 41 ans, après mon séparation de Sandou. J'ai 65 ans maintenant et c'est encore valable.

Bien sûr, la base est importante. Mais sous qui y a-t-il un sol solide? Sous ceux qui ne réfléchissent pas. Passer le plus vite possible à travers! "Ne pas oublier, il peut (quand il le veut) être très gentil" – avais-je écrit plusieurs fois déjà dans mon journal de mon premier mari.

Abandonner ou lutter ?

Début 99

Tout est relatif dans la vie.

On dit « je souffre ».

Nous souffrons tous, un jour ou l’autre, et notre chagrin paraît nous écraser et sans fin.

De quoi souffrons-nous ?

rançois souffre de ne plus pouvoir enseigner et raconter en ce qu’il croit. Ne pas briller, être admiré. Je souffrais, déçue, dépréciée et trompé ouvertement, tremblant quand Sandou me frapperait ou provoquera un accident de voiture. Rester seul à la maison. Ma grand-mère et le groupe avec elle souffrait de faim et de froid, l’incertitude de lendemain dans les camps de concentration. Ceux qui sont restés, après qu’elle était sauvée, souffrait en mourrant de faim, de diarrhée, de typhus, affreusement battus pour rien et tout. Ceux, sur la route, pieds gelés, blessés, souffrait à chaque pas en sachant qu’aussitôt arrêté, ils seront achevés dans l’instant suivant.

On souffre de maladie, on souffre d’ennui, d’amour. Chacun, sa souffrance.
La question est:«abandonner ou lutter»?

Que peut-on faire pour s’en sortir, ou au moins, traverser notre calvaire?
François se rend malade en se tourmentant.

J’écris, j’étudie. Je serre les dents.

20 janvier 1999

J’aime bien le ‘999’ de cette année.

Après plusieurs jours de panique à cause de ma retraite minuscule due à mon parcours mouvementé, ma peur du montant mini, j’ai commencé à me tranquilliser. Déjà il paraît au moins 5300 francs par mois de base et en plus 1300 francs d’Ircantec. Peut-être s’ajouterait davantage, à partir d’autres caisses complémentaires.

Même si modestement, j’aurais de quoi vivre, si un jour j’arrive y être obligée. Sinon, je pourrais au début en mettre à côté un peu davantage. Cette idée m’est venu en commençant à écrire ici. Noter dans mon journal m’a toujours aidé à réfléchir. Les relire aussi. Placer en quoi? Surtout, quel argent? Je ne l'ai même pas commencé à recevoir ma pension!

Bienvenue, l’année 1999 !

« N’importe quoi ! »
4 janvier 1999

Bienvenue, l’année 1999 ! Me voilà arrivée jusqu’à toi.

Il y a 50 ans, je me demandais, j’espérais - étant optimiste - d’y arriver.
Et me voilà.

Pas très jeune, sauf pour mon oncle et tante qui ont dépassé 90 ans. Pour eux, je n’ai ‘que 65’. Cette année je dois arranger ma pension, retraite, à laquelle je n’ai pas assez pensé au cours des années. De cela, une autre fois.

Que je réussisse ou non à publier mes journaux et ou mon livre sur l’écriture sur lequel je travaille depuis deux ans, non, je ne dirai jamais que « je n’ai vécu pour rien. »

Pour la postérité, j’ai une fille bien mariée ayant trois petits-fils qui seront (au moins) bilingues, vivant près de Washington et Agnès penserait différemment de la vie des autres et la sienne après ses dix jours loin de sa famille mais plongé dans les problèmes de sa famille lointaine. J’ai un fils, bien lancé dans sa carrière et attendant une fille pour le mois de mai. Se marieront-ils et quand, c’est leur affaire, mais tout comme moi, ils attendent l’enfant avec joie.

Je sens Valérie comme ma fille (même si elle n’est la mienne que par alliance) et j’aurais l’occasion de m’occuper encore de ses enfants à elle.

Avec François, on essayera de sortir plus souvent et d’en sortir de ses problèmes et de nos ennuis de santé.

Mon groupe d’écriture a bien démarré. Moi-même, je n’écris pas trop bien, mais j’ai fait des progrès, je comprends mieux l’écriture et les divers problèmes qu’elle pose. Avec le temps, quelque chose va se « cristalliser ».

Ce qui est aussi important, j’arrive à faire une différence enfin entre toi, mon journal, et l’écriture, que cela soit fiction ou non-fiction. Et de l’écriture, je commence à avoir de plus en plus mes propres opinions, mes propres vues. Après avoir lu tant de livres, je les assimile et commence enfin à filtrer, avoir mes propres opinions et les ajouter. Le mettre « à ma sauce ».
J’ai décidé par exemple de décrire avec humour mes mésaventures de la fin d’année, les transformer en fiction et pas dans les pages de ce très agréable journal. Ainsi d’un côté, il seraient dramatisés, mais décrits de distance. D’ailleurs, les regarder comme des « récit » m’aide à mieux les supporter.

2007: les italiques sont ajoutés aujourd'hui seulement au texte, ne se trouvaient pas dans l'original.

Chère maman

26 décembre 1998

Chère maman, pour ton anniversaire je t’ai acheté des cyclamens, comme d’habitude. Tu auras du vivre le double, comme ton frère et sœur cadets qui vivent encore, et ne pas disparaître au milieu de ta vie.

Tu es avec moi, ce jour tu auras eu 93 ans et mon petit-fils Alexandre fête aujourd’hui ses cinq ans. Je vais l’appeler bientôt.

Agnès et Lionel ont visité le tombeau de leur père, au cimetière de banlieue de Bucarest.

J’ai passé le jour de Noël à Paris avec Anne (et François bien sûr), la mère de ma future petite-fille. J’espère qu’ils seront heureux longtemps. C’est une brave jeune femme et quelle importance s’ils se marient et quand. J’espère qu’ils n’auront pas de problèmes trop graves à cause du père d’Anne. Il croyait que le père de la mère d’Anne était l’obstacle entre lui est son épouse, tout comme Sandou croyait que c’était un motif principal de notre divorce. Heureusement, Sandou a pris un fusil pour me chercher, une nuit, mais ne l'a pas utilisé.

Aucun d’eux n’a pas imaginé que le coupable de l’éloignement de leur épouse serait leur propre comportement. Je suis restée avec mes enfants, mais la mère d’Anne a dû partir jadis pour un temps en laissant les enfants avec leur père coléreux.

Ses hommes qui croient avoir le droit à faire, agir n’importe comment, ils se croient rois ou plus! Heureusement, pas tous.

Hélas, le mien est toujours déprimé, mais en plus, ce qu’il était moins avant, il devient de plus en plus irritable.

Suis-je dans un « mauvais série » ?

Pas tout à fait, puisque le bon et mélangé avec le dur.

Agnès est enfin en vacances, Lionel aura un bébé bientôt, j’ai des élèves qui prennent courage à écrire, je trouverai un jour quelqu’un s’épauler avec mon journal, Valérie a un deuxième bébé garçon qui se développe très bien. Le reste, passera. Déjà les fils sont enlevés sous mon nez. Mes os de col n’ont pas d’arthrose, ni fracture. Et aujourd’hui je n’ai pas eu mal de rhumatisme.

Je suis un peu fatiguée, c’est tout.

Bientôt Lionel revient, puis Agnès passera par Paris et une nouvelle année commencera.

30 décembre 1998
Je suis trop énervée aujourd’hui pour écrire. Je n’ai ni envie de faire le bilan de fin d’année, ni des souhaits pour le futur. Une autre fois.

Les ennuis arrivent en série (1.asperges)

J’ai mangé les asperges !

Puis soudain, en mangeant un bon brie mou hier soir, un de mes couronnes disparaît. Où est-ce? Qu’arrive-t-il ? Quoi de neuf ?

J’ai avalé ma dent. Elle a disparu.

Une dent dans mon estomac ? Dans mes intestins ? Panique.
J’ai téléphoné ici et là, l’un m’envoi à l’autre.
Finalement, l’un me dit : « Mangez des fibres, du poireau, des asperges… »

Asperges ?

Depuis un mois ou deux mois même, j’ai acheté de belles asperges pas chères dans un supermarché. À chaque fois que je disais à François « ouvrons ce soir les asperges », il me répondait d’un ton offusqué « pas maintenant ! » Asperge, compote, saumon fumé, c’est pour les fêtes, pour les invités, ce ne sont pas pour tous les jours, me dit à chaque fois mon mari.

Imaginez-vous, imagine-toi que j’ai dû avaler une dent pour que François m’ouvre sans protestation mes asperges!

J’ai voulu lui en laisser un peu.

« Non, c’est toi qui en a besoin. Finis-les. »

J’ai mangé mes asperges, très bons, merci bien, quoique même pas assez fibreux. Malgré eux je ne me suis pas couchée rassurée. Pas du tout.

J’avais envie, mais pas l’énergie, de faire mon testament.

Surtout, dire que faire avec ce que j’ai écrit.

À Miette, une des animateurs au stage de cet été, envoyer la dernière impression et la disquette contenant mes journaux ; a l’association Regards Croisés le livre avec les récits écrits de tous ; à mes élèves de l’Atelier d’Écriture que j’anime au MGEN pour des enseignants retraités, leurs écrits de cette dernière année imprimé et reliés dans un livre. Bien écrits, encore sans dialogue et quelquefois même sans scène, mais on voit ce qu’ils décrivent devant nos yeux. Que de verve ! Que de tallent ! Oui, j’ai vraiment bien fait de commencer cet atelier, sortir d’eux ce qu’ils avaient et leur donner courage à s’exprimer.

Stéphanie disait : Tu avais réussi, tout ce que tu avais entrepris, puis elle ajoutait : Bon, tout qui dépendait de toi, pas des circonstances extérieures.

Hélas, on ne vit pas dans un boulle. Des trucs extérieurs on en pleut. À vers.

Où arrive-t-on si on doit avaler un dent pour bouffer des belles asperges en boîte?

Blague à part, ce matin nous avons descendu près de marché Poteau et ramassé de vieux céleri jeté par terre et François m’a cuit du céleri fibreux mais très bon et j’ai aussi mangé des poireaux.

Le docteur Delfieu m’a recommandé un médicament pour « faciliter le transit intestinal » en me rassurant en même temps.

J’ai appelé aussi mon dentiste.

- Mangez de mie de pain et faites-vous un radiographie jeudi..
- Que dire ?
- Dites qu’ils cherchent des objets étrangers..
- C’est la cinquième fois que cette dent tombe !
- Hélas, cela arrive, me répond-il, qu’une racine ne tient pas.
Puis il ajoute :
- Cela arrive à tous les dentistes.

Aux dentistes ? À moi ! Cela m’arrive à moi.

François me demande :
- Est-ce toujours la même dent, pas celui d’à côté ?
Panique nouvelle. Et si toutes mes dents visées, non originaux, tombaient les uns après les autres ? J’avais l’impression que c’était toujours le même de devant qui causaient des problèmes.

François n’a plus de problèmes : il ne lui reste plus une seule dent.

Heureusement, il supporte bien ses deux dentiers. Il est beau avec eux, il mange du pain dur, tout, tout. Il chante. Enfin, quand tout va bien. Quand il y a de compagnie. Il m’aime. Mais je ne lui suffis plus. Lui non plus à moi. On a quelquefois besoin de parler, converser, être aussi avec d’autres.

En général, je réussis avoir des gens avec qui interagir. Rencontre avec d’autres retraités, avec ceux de l’Échange de Savoir, les gens que je conseille en Informatique, puis ceux connus à travers l’Internet au sujet de l’écriture des journaux intimes, ceux de l’Atelier d’écriture que j’ai animée cette année.

François ne réussit pas à ‘faire contact’, pas assez pour son goût, pas ceux qu’il lui faudrait. Pourtant, ses relations humaines se sont beaucoup, énormément améliorées depuis les dix ans que nous sommes ensemble. On entre déjà dans la 11e année!

Depuis ce temps, mon Français s’est amélioré aussi et je suis devenue plus flexible (?) et chaude qu’avant. Avant d’être déçue par l’un, par l’autre.

Je me sens nettement mieux. Peut-être, il ne vaut pas la peine encore de faire mon testament.
Hier soir j’ai dit à François « N’oublies pas ce qu’on doit faire de mes écrits ; du reste je m’en fous ». Je savais que Agnès, Lionel et lui ne se disputeront pas sur les meubles, les quelques bijoux, etc. Mais j’avais envie que le travail de ces dernières années et le journal de 50 années de la vie de Julie ne disparaît pas en vent. Qu’on les utilise, diffuse.

Ma vie n’a pas été pour « rien », j’ai deux enfants, j’aurais bientôt quatre petits-enfants, je ne dis pas que « si je ne publie pas, que restera de moi ? » puisque la réponse est donnée. Mais mes écrits pourront aider d’autres, j’en suis convaincue. Hélas, pas dans l’état qu’ils sont encore actuellement.

Oui, il me faut des collaborateurs. J’ai l’idée, l’enchaînement, le matériel, les contenus - mais peut-être pas les bons mots et formes. Pas encore. Seule, je n’arrive pas à écrire aussi claire, aussi intéressant que je voudrais.

Ce cahier, ce stylo sont de merveille ! Un grand plaisir d’écrire.

Comment ai-je pu rester si longtemps sans journal? Il m’est si nécessaire que le pain. Je sais. J’étais ‘punie’ parce que j’avais décidé de publier mes vieux journaux. C’était trop moi.
Aujourd’hui, c’est déjà elle, Julie et non pas Savoyard ou Julika. J’ai réussi à les éloigner de moi et te rapprocher de moi. Ne plus confondre journal et l’écriture. Hurrah!

Je viens d’écrire déjà sept pages dans ce nouveau cahier et je continue, je n’arrive plus à m’arrêter. Un peu comme les femmes de mon groupe d’écriture. À la première séance elle me demandaient « écrire quinze minutes sans s’arrêter ? tant que ça ?» La dernière fois que nous nous sommes rencontrés elles m’ont dit : «vous nous donnez seulement trois quarts d’heures pour écrire ?» Ils n’arrivent plus (sauf une) de s’arrêter. L’envie d’écrire, le courage d’y plonger leur est revenu. Mon courage aussi.

La série de malheurs ne durera pas, tout comme, hélas, la série de réussite ne perdure pas à l’infini non plus. Et puis, en même temps de bonnes choses sont arrivées aussi, pas seulement des mauvaises.

Et voilà François qui me sourit.

Il a commencé, recommencé à programmer. Il est en train de parler à haute voix à soi-même :
« Qu’est-ce qu’il me faut ? hum, X nature. Holà ! ca va être une mécanique ! » Il est fier de ce qui en sortira. Il vient d’avoir une bonne idée. Il ne voulait pas toucher à Access et maintenant il est en train de dire « Non, mais ce qui est extra c’est la souplesse d’Access, sans ça…. »

Puis il continue.
« De quoi j’ai besoin ? Savoir si ça existe ou non. Qu’est–ce que je vais renvoyer ? Est-ce qu’il existe une requête qui ne renvoie rien de tout ? » et il ne s’arrête pas à se marmonner à haute voix.
- François, veux-tu dîner ?
- Pourquoi tu compliques ?
- C’est l’heure.
- Mais je suis dans quelque chose.
- Bien.

Bien ? J’ai pourtant faim.

Quelquefois, dans ma jeunesse, je terminais l’entrée de jour dans mon journal avec ‘Au revoir, je vais manger’. J’étais mince, non maigre, mais j’avais faim, appétit. Quelquefois. Je bougeais aussi davantage. Je brûlais plus. Alors? Terminerai-je ce soir aussi avec ‘je vais manger’?
L’anxiété m’oblige à manger.

L’idée de couper mon roman « La princesse aux pieds nus » en deux n’est pas mauvaise.

Remettre la première chapitre comme était à l’original, lui et son point de vue plus vilain et en faire un récit bref séparé du reste. (???) À sa place, mettre un chapitre court sans brutalité, la prendre sans la forcer vraiment. Laisser seulement l’incompréhension entre eux. Il faudra changer ici et là, mais pas énormément. Vais-je ficher tout par terre ? Pourquoi ne pas essayer. Expérimenter. Je pourrais même en faire une pièce de théâtre qui commence par l’arrivé d’Henry chez le curé. Tout le reste, c’était passé avant le levé du rideau.

Bon, j’ai assez écrit. J’ai mal à la main, comme autrefois. C’est une bonne signe !

Bonne, très bonne soirée mon ami, mon journal. À toi aussi, Julie !