Mon fils, bien démarré

16 mars 1997

Aujourd’hui, le jour tant attendu est arrivée, j’ai vu mon fils épanouie, sûre de lui, pratique, prêt à démarrer dans la vie active, la tête sur l’épaule et pas dans les nuages. On doit beaucoup à François, un peu à moi, aussi à Lise et à Valérie bien sûre, mais c’est surtout à lui-même. Lionel a mûri, bien, tel que je l’avais toujours pensé. Je suis très très très, profondément heureuse.

Mon éducation a porté ses fruits, même si avec retardement. Il a trente-deux ans.

J’ai senti de la force, de la détermination, enfin il ne parlait plus comme un adolescent, mais comme un homme. Hurrah ! Hurrah ! Hurrah !

François m’a reproché que j’ai parlé trop forte, presque criant avec mon fils.

C’est possible, même si je ne me suis pas rendu compte, mais j’avais de quoi être excitée. Parler forte, d’une voix haute, c’était en plus pendant les premières vingt-six ans de ma vie la voix normale de discussion avec maman, je ne me rendais même pas compte, mais je la faisais naturellement. Elle me comprenait ainsi sans appareil auditif, nous pouvions parler longtemps sans la fatiguer.

Maman, mes enfants ont grandi, ils mèneront leurs vies. Agnès attend son troisième enfant, sa vie est difficile et fatigante, mais pleine. Elle adore ses garçons. J’irai la voir, j’essayerai de ne pas trop « déranger » son mari. Plus tard, je prendrai les petits-enfants chez moi. Je serai partie dans dix jours, puis encore dix et de retour. Agnès dit « c’est court », oui, mais sans François, dix jours sont déjà fort longs. J’expliquerai ceci à vive voix à elle.

J’ai trois enfants. Le troisième, mon mari François, grandira-t-il jamais?

Je voudrais le voir, lui aussi heureux, sûr de lui, pas déprimé ni amer ou furieux. Quelque part mon excitation l’a heurté. Il a diminué ma joie au lieu de l’augmenter, le partager.

Je ne suis pas assez bon psychologue pour comprendre.
Bonne nuit !

Riche en quoi ?

Clara se sent pauvre relativement à moi, Suzanne relativement à ma tante et à tous qui habitent dans les deux tours à côté de la mer tranquille. La porte est ouverte, ils peuvent sortir, mais peu en profitent, leurs jambes ne les porte plus loin. Une promenade devant la maison au long de la mer leur paraît déjà une grande excursion.

Suzanne est riche, ses jambes peuvent la porter encore loin. Elle n’envie pas ma tante, effrayée depuis son attaque de cœur, ni sa copine chez qui l’on a diagnostiqué un cancer d’os. Ils vivent encore une année, un mois, une semaine ou une journée. Ils vivent lentement, faisant des petits pas. Se fatigue rapidement. C’est une cage dorée, la plupart n’ont pas la force dans leurs ailes pour s’envoler.

La piscine est à leur portée, ma tante adorait nager jadis. Son cœur faible, ma tante a peur de bouger, se fatiguer, manger ou trop parler. Son énergie s’épuise en s’habillant, se maquillant le matin et ayant soin d’avoir une coiffure impeccable, avoir l’air digne devant ses connaissances d’ici. Lire son journal fatigue ses yeux. Elle est pourtant riche, son cœur fatigué bat aussi pour ses petits-enfants, économisant pour qu’il leur reste plus tard davantage, dépensant son énergie défaillant pour leur préparer un repas, un gâteau, les recevoir dignement lors leur visite. Elle est riche de son sourire, son attention de tout instant, même si elle est épuisée rapidement.

« Tous veulent me parler, me rencontrer » veut dire chez elle : mais je ne peux pas autant, je me fatigue hélas vite. »

Mon oncle, dehors, il ne peut se payer y aller, mais il projet à 90 ans faire le tour d’Amérique, il bat encore son ail fatigué.

Oui, mon oncle et ma tante sont riches!

***
À 60 ans, restée sans travail, me rendant compte que je ne vivrais pas éternellement, cela m’a frappé : qu’arrivera-t-il à mes journaux, après moi?

Je voulais qu’au moins ma fille et mon fils puissent le lire : je me suis donc mise à traduire les parties hongroises et aussi les lettres roumaines et après coup, j’ai traduit aussi ce que j’avais écrit en anglais puisqu’ils pourraient être intéressants aussi aux autres. J’ai commencé à corriger ‘mon français’, expliciter les noms, donner des titres.

Peut-il être utile, intéressant ? Plusieurs femmes qui l’ont lu me disent « oui ! »

Certains journaux et périodes sont disparus, comme si c’était ma vie effacée d’un coup, une partie de moi manquait.

J’ai discuté longtemps avec Stéphanie la fin du dixième journal (couvrant la période la plus longue). J’avais écrit : Et maintenant, je me transporte d’ici, là-bas, dans le nouveau journal.
Relire, m’a aidé à faire la paix, guérir des vieilles blessures… François et son regard sur certains événements, m’a aussi aidé. Quel cadeau, quelle joie, quelqu’un devant qui je peux être moi-même ; devant qui je peux m’ouvrir, vraiment.

Quelquefois, certains jours, j’ai écrit pour quelqu’un, mais la plupart de temps à ce Moi que le journal représente. François réfléchi en se promenant, moi, souvent en écrivant. Si on immerge, entre, devient participant, on compare les ressemblances et les divergences, on ne reste plus dehors en « voyeur ». On le vis ensemble, comme me l’a dit Michel, ces cinquante ans, comme s’il aurait vécu avec moi.

Un journal n’est pas un mémoire écrit pendant un voyage, mais pendant des périodes de doute, ne sachant pas où cela va mener.

Tiens-toi droit !

12 mars 1997

Ce matin, au petit-déjeuner, le moral de François était assez bas. Il mangea le dos arrondi, les épaules en avant, stature d’un battu - au moins, abattu.

Tiens-toi droit, mon amour ! Ton réveil, ton matin, n’a‑t‑il pas était bon ?

J’ai rêvé de passer un agrège de math.

Et alors ? Que c’est-il passé ?

Je savais résoudre le premier point, quant aux autres… je ne sais pas. Tu m’as réveillé.

Et après, ça n’était pas bien ?

Pas trop mal… me sourit monsieur.

Il m’avait attiré vers lui, tendrement. Je l’avais câliné, comme il l’aime. Il est devenu d’un coup fatigué et nous nous sommes embrassés et je me suis levé et préparé le café, mise la table.

***

- Allons Monsieur, tenez-vous droit. Te souviens-tu des très vieux que nous avons rencontré en Israël ? Ils se tenaient, d’après mon souvenir tous très droits. Davantage que leur maquillage, les femmes se distinguaient par leur stature droit, « fière ». Même ceux qui marchaient tout doucement avec une canne.

Il se redresse un peu.
Voilà, tu es mieux ainsi, le moral va avec, maman me disait si souvent « Tiens-toi droite ! »

François se redresse encore plus et se sent mieux. Il va au piano électronique et trouve aussitôt ce qui ne marchait bien, pourquoi hier soir les sons ne sortaient pas : il était déconnecté.

Aha ! Voilà ce qui était arrivé, marmonne-t-il en le connectant.

Il change le son à l’orgue, s’assoit et commence à jouer. Ce matin ça coule, marche tout seul. Comme par enchantement, le moral est revenu, le courage mène loin, le courage nous donne des ailes.

Ces vieilles dames et gentlemen de tours ne sont pas « fiers » parce qu’ils ont réussi à gagner de l’argent, ils sont fiers parce qu’ils ont réussi. Ils ont réussi, parce qu’ils avaient eu le courage se tenir droit en face aux adversités. Ils sont restés dignes et debout dans les orages de la vie.

Maman, détruite après la sortie de caves de Securitate de papa, s’était tenu droite pendant la dure épreuve de sept mois. Elle avait fait face aux difficultés. Ma grande mère aussi, dans les pires épreuves, le camp de concentration de Bergen‑Belsen, la maison des vieux de Caux, a tenu droit, a fait face. Elles ne se sont pas courbées.

Quand j’étais jeune fille, je ne me rendais pas compte, tout ce que ces mots exprimés si souvent par ma mère voulaient dire, tout qu’ils contenaient. « Tiens–toi droit, Julie ! » J’en avais besoin.

Bonne élève, on m’avait interdit l’université, mon origine « bourgeois » ne convenait pas aux communistes au pouvoir. Mon dos c’était courbé, mon cœur saignait. Mais pas pour longtemps. Je me suis relevée, rebiffée et je me suis inscrite aux cours par correspondance. J’ai travaillé et étudié en même temps, je me suis aussi cultivé. Oui, de temps en temps, je me suis découragée, courbée. Alors, maman ou Alina, un poème et l’éducation reçue, mes gênes, me rendaient le courage : je me redressais, souriais à la vie et les dents serrées, je continuais. Sans dos courbé.

J’ai dû souvent redresser le dos, me remonter le moral dans ma vie.

Vers la fin de mes études inachevées, en m’agrippant dans le plaisir d’étudier la belle langue française, seule, on ne pouvait m’interdire.

Au début de mon mariage quand je sentis mon mari s’éloigner. Sept ans plus tard quand il réclama ouvertement le droit de sortir quand et avec qui il le désire, j’ai courbé mon dos, écrasé, mais pas longtemps. Je me suis replongée dans l’étude de langue française d’abord, dans l’amour d’un français ensuite. Je me suis redressée. Droite et endurcie, j’ai pu supporter encore sept ans de mariage de plus en plus vidé de sens, les caprices croissants de mon mari.

Dos droite, tête en haute, je suis arrivée à m’en séparer, puis me prouver que je plais encore. Pendant deux ans, j’étais femme prodigue de charmes, beaucoup me trouvaient encore attrayante, intéressante.

Dos droite, avec courage, ne retrouvant pas de travail, j’ai créé une entreprise, dos droit, sans courber sous la charge lourde, à travers nombreux hauts et bas, je me disais «, « on va s’en sortir, il le faut ».

Puis un homme d’allure fier, âme noire, m’a courbée : je me sentais vieille, je me sentais grosse, je me ne sentais pas élégante, je sentais que je le perdais quand l’argent manquait et je le perdis… heureusement. Il m’a fallu de temps à sourire de nouveau. Mon dos ne s’était pas courbé, c’était mon âme qui s’était, presque, desséchée. Il était trop ignoble pour me sentir abaissé, sali.

Je me suis mis à écrire, plaisir rare, presque oublié. Plaisir immense d’invention, création, ciselage. Un livre, un deuxième. Un homme, un vrai. Bon. Le dos courbé, les yeux tristes. Je l’ai aidé à se relever et ses yeux se sont mis à sourire.

Ces jours-ci, le dos de François est rarement courbé et son sourire est un des propriétés de sa barbe qu’il a laissé pousser.

Le passé lui pèse

19 février 97, Paris

Ce matin, François s'est encore réveillé avec :

J’ai mal.

Où ?

Partout.

Aux jambes ? Au ventre ?

Je lui touche les jambes, lui chauffe l’estomac.

Non. J’ai mal au cœur !

Ha ! Alors c’est plus grave. C’est nouveau.

J’ai mal au cœur depuis trois jours !

Mais hier, tu paraissais encore bien, je n’ai pas senti ton cœur palpiter trop.

J’ai le cœur lourd, l'âme lourde. Mon passé me pèse, dit-il tristement.

Ah.

Quel médicament lui proposer pour mal à l’âme ? Il n’a jamais voulu prendre des tranquillisants, même quand il était près de dépression.

Je croyais d’en être débarrassé, mais il resurgit, dit-il tout triste.

J’attire sa tête sur mon épaule, je le serre contre moi. Il vient comme un enfant, comme un oiseau blessé.

Dis. Qu’est-ce que te chagrine ?

Tout !

Je croyais que les fantômes de passé se sont éloignés. Cela fait heureusement un bon bout de temps que tu n’as plus eu dépression.

Oui, mais aujourd’hui ça va mal.

Seulement il y a quelques jours, tu me disais : le trou laissé par le poids de passé évaporé est lourd à porter, aussi.

Je le croyais, alors, qu’ils se sont allés. Mais le passé n’est pas disparu. Les fantômes m’ont hanté toute la nuit.

Tu es allé à la perception hier, près de l’endroit où tu habitais jadis.

Non, ce n’est pas ça !

Alors ?

Tu m’a demandé hier, parlant de ton livre, ce que je regrettais, à quel moment ma vie aurait pu tourner autrement si j’avais décidé ou agi différemment.

Je ne voulais pas te faire mal, je parlais surtout de moi...

Je n’ai pas dormi la nuit, j’ai eu des cauchemars, tournant en ronde, revenant. Hier aussi, j’ai eu des cauchemars d’ailleurs, depuis trois jours j’en ai.

À quoi as-tu pensé ? Quand ta vie aurait pu tourner autrement ?

L’année autour de naissance de mon premier fils. Tu sais qu’à cause de lui que j’ai dû me marier. Mais je connaissais déjà Élise. Après mon mariage pendant plusieurs mois encore je n’ai pas vécu ensemble avec Tinette et je continuais de la fréquenter. Et quand j’ai finalement rompu, elle a fait une tentative de suicide.

Elle ne savait-elle pas que tu t’étais mariée ?

Si, cela ne la dérangea pas.

Alors, ce n’est pas ta faute, de tout de façon. Ne te tourmente pas maintenant, quarante années plus tard !

Puis, sont arrivés les huit jours magnifiques que j’ai passé avec Marianne.

Tu m’en a déjà parlé.

Ma femme était enceinte en septième mois ; je l’ai laissé chez sa tante et je suis allé à une noce dans ma famille. J’ai rencontré Marianne et nous sommes allées dans les bois en bicyclette, une semaine entière passé avec elle. J’ai passé des jours fantastiques, les plus belles... jusqu’à toi. Oui, j’étais horrible !

Tu étais si jeune, si naïve.

J’étais encore tout à fait enfant, malgré mon âge.

Oui, on ne t’a pas élevé libre, ni responsable.

J’ai été balancé à gauche, à droit par tous. Indécis, faible.

Mon amour, tu as pourtant un noyau fort.

Tu crois ?

Bien sûr, souviens-toi de ta maladie. Tu étais si fort !

C’est autour de l’année de ma première mariage que ma vie aurait pu tourner, devenir différent. J’étais horrible avec tous, vraiment horrible.

Si tu n'étais pas allé à Toulouse...

Oui, alors je ne l’aurais pas rendu enceint, je n’aurais pas dû me marier. Mais Tinette m’a appelé puis elle m’a ouvert la porte en chemise de nuit et nous n’avons pas sorti pendant trois jours. Voilà, mon sort a été décidé alors.

C’est ta sœur qui a envoyé Tinette vers toi.

Oui, mais c’est moi qui suis allé, c’est moi qui y suis resté trois jours.

C’est loin, tout ça, à cette époque beaucoup se sont mariés comme ça.

Et si j'étais resté avec Élise...

Mais tu étais déjà marié ! Et en plus, tu m’as raconté, que vous ne parliez pas, vous n’arriviez à communiquer autrement qu’en dansant, en faisant l’amour.

Élise m’aimait tant !

Et cela ne la dérangeait pas que tu étais marié ?

Non, seulement quand j'ai dû rompre.

Dû ?

Tinette m’a obligé.

Comment l’a-t-elle appris ?

Je ne sais pas. Ma sœur habitait avec moi à l’époque.

Et pas ta femme ?

Non, pendant deux ans encore nous n’habitions pas ensemble. Elle enseignait à Toulouse, moi, je travaillais à ORTF à Paris.

Étrange mariage, de tout de façon...

J’ai été obligé de me marier. À cause de mes parents. Qu’auraient-ils dit, si je ne me mariais pas ?

Oui, tu me l’as déjà racontée l’atmosphère familiale, lourd, religieux.

Marianne, elle, te ressemblait un peu. Pendant les huit jours, elle s’est ouverte, elle a parlé, elle me comprenait. Elle m’écoutait, tout comme toi. Pas aussi bien, mais je lui ai parlé de moi, moi aussi, pas mal. Nous nous promenions dans la forêt à pieds et à bicyclette et nous faisions l’amour, puis nous parlions encore. Si je l'avais épousé...

Tu étais déjà marié, non ?

Oui, mais... De tout de façon, j’étais ballotté à gauche et à droit. Indécis. Perplexe. Dépassé. Mais à ce moment-là, ma vie aurait pu encore tourner autrement

Ne regrette pas, cela ne sert plus à rien. J’ai réussi à me concilier avec le passé. Si je n'avais pas épousé Sandou, je n’aurais pas eu Agnès et Lionel, et j’aime mes enfants, je suis heureuse de les avoir. Toi aussi, tu as trois filles en plus de ton fils, tu les aimes. Et tu as eu une vie professionnelle intéressante !

Oui, mais tout aurait pu tourner autrement.

Regrettes-tu ta vie, aujourd’hui ?

Pas depuis que je t’ai connu. Tu as transformé ma vie, tu l’as embellie.

Comme toi la mienne ! D’accord, il a fallu que nous attendions longtemps, mais finalement nous avons gagné le “gros lot” comme dit mon amie

Elle a raison. Je suis très bien avec toi ! Mais...

Mais ?

Le passé m’attrape quelquefois et alors j’ai mal au cœur de ce que j’ai fait. Du mal que j’ai causé. J’étais méchant.

Tu es bon !

Tu crois ?

J’en suis sûre.

Je suis fatigué, las.

Viens, on va préparer le petit-déjeuner, j’ai faim.

Bien, puis allons nous promener un peu, me répond-il se levant.

D’accord. Oh !

Qu’as-tu ? se retourne-t-il aussitôt, préoccupé.

J’ai mal au dos.

Tourne-toi, je te le masse un peu.

Il le fait, il sait si bien le faire ! Où serai-je sans lui aujourd’hui ? Que sera ma vie sans lui, seule ?

Oh que c’est bon ! Merci, mon amour.

Nous allons mieux.

Son cœur fait moins mal, mon dos aussi.

Chacun de nous est plus sensible à autre chose.

Je supporte mal la douleur physique, lui les douleurs morales. Nous nous aidons, nous soutenons réciproquement.

***

À 60 ans, restée sans travail, me rendant compte que je ne vivrais pas éternellement, cela m’a frappé :

« Qu’arrivera-t-il à mes journaux, après moi ? »

Je voulais qu’au moins ma fille et mon fils puissent le lire : je me suis donc mise à traduire les parties hongroises et aussi les lettres roumaines et après coup, j’ai traduit aussi ce que j’avais écrit en anglais puisqu’ils pourraient être intéressants aussi aux autres. J’ai commencé à corriger « mon français », expliciter les noms, donner des titres.

Peut-il être utile, intéressant ? Plusieurs femmes qui l’ont lu me disent « oui ! »

Certains journaux et périodes sont disparus, comme si c’était ma vie effacée d’un coup, une partie de moi manquait.

J’ai discuté longtemps avec Stéphanie la fin du dixième journal (couvrant la période la plus longue). J’avais écrit « Et maintenant, je me transporte d’ici, là-bas, dans le nouveau journal ».

Relire, m’a aidé à faire la paix, guérir des vieilles blessures… François et son regard sur certains événements, m’a aussi aidé. Quel cadeau, quelle joie, quelqu’un devant qui je peux être moi-même ; devant qui je peux m’ouvrir, vraiment.

Quelquefois, certains jours, j’ai écrit pour quelqu’un, mais la plupart de temps à ce Moi que le journal représente. François réfléchi en se promenant, moi, souvent en écrivant.

Si on immerge, entre, devient participant, on compare les ressemblances et les divergences, on ne reste plus dehors en « voyeur ». On le vis ensemble, comme me l’a dit Michel, ces cinquante ans, comme s’il aurait vécu avec moi.

Un journal n’est pas un mémoire écrit pendant un voyage, mais pendant des périodes de doute, ne sachant pas où cela va mener.

Le chemin parcouru

Nous rentrons chez Clara. Elle habite toujours la maison à côté près de celle de Suzanne, la maison où j’habitais moi aussi jadis dans l’appartement de ma grande mère.

D’où viens-tu ?

De Paris.

Que fais-tu ?

Je visite ma tante, toi, Suzanne, mon oncle.

Vas la voir.

Suzanne n’est pas à la maison. Voilà mon mari, il ne parle que français et anglais.

Je n’envie personne, sauf pour savoir parler des langues.

Où peut-on manger de poisson par ici ?

Prends le bus 55 jusqu’au centre, je m’excuse, je dois faire une soupe pour ma fille, elle vient d’avoir un bébé. Bientôt nous déménageons.

Au revoir.

Tu ne reviens pas ?

Je ne crois pas.

Je dois me dépêcher.

Bonne journée !

Elle a parcouru des étapes, elle aussi.

Je l’ai connu jeune mère, sa première fille avait juste une année. Aujourd’hui, son troisième petite enfant est née et elle est pensionnée. Elle habite toujours dans cette banlieue lointaine, à côté d’où un bus n’arrive que toutes les 45 minutes. Elle m’envie, et non seulement pour les langues que j’ai appris, de mon mari, des pays que j’ai parcourus, de ma richesse qu’elle s’imagine, mais surtout des tournants radicaux dans ma vie que m’ai menée loin d’ici, où j’habitais, il y a trente-cinq ans, moi aussi avec un bébé.

Ma fille est à Washington, mon fils à Paris. Elle se compare à moi et à mon parcours et on lit l’envie sur son visage. Suzanne aussi m’envie, pourtant elle m’aime. Elle habite aussi toujours là, son logement commence à décrépit. Pourtant c’est à elle, moi, je n’ai jamais eu un à moi. Je voulais pouvoir bouger, m’en aller sans regret. Je l’ai fait, trop souvent. Mais je ne les envie pas qu’ils ont un appartement qui leur appartient. Ma vie a tourné souvent, au tournant, le chemin est dur, le chemin est intéressant. Des rives inconnues, des rives enrichissantes.

Aujourd’hui, devant l’ancienne maison de grand-mère, en attendant le bus, j’ai mesuré le chemin parcouru. Je me suis dit, j’ai dû partir d’ici et je le dois à Sandou, je l’ai suivie en France. Une nouvelle voie s’est ouverte à moi au tournant. Pour ma fille, en Amérique. Pour mon fils à Paris. Tellement différent !

Où suis-je?

15 II 97 Où suis-je ?


Je suis dans une chambre d’hôtel, en vacances.

Suis-je vraiment ?

Pas du tout.

Je suis en visite chez ma tante qui aura bientôt 90 ans.

Elle habite dans un énorme hôtel, deux bâtiments jumeaux de quinze étages au bord de la mer. Elle a un appartement mignon à sixième. Comme les autres habitants d’âge voisin, elle a dû payer autour d’un million de francs pour y venir. Celle-ci est l’immeuble de ceux qui peuvent encore bouger, se débrouiller presque seul. On peut demander de l’aide, aller au restaurant pour un des repas type, ont une piscine, un sauna, une bibliothèque, des consultations au docteur et infirmières, des conférences et réunions et même, des logements libres pour la famille venue en visite.

Oui, je suis dans une chambre d’hôtel de luxe. Appartements individuels, courses de gym et d’ordinateur. Mais on nous surveille de près en sachant où l’on va et quand. Eux, même nous. Oui, je suis dans une chambre d’hôtel, assis dans mon lit à côté de mon mari qui lit. Nous venons de faire l’amour. J’espère qu’ils n’ont pas vu, ceux qui regardent tout. Nous étions sous la couverture, de toute de façon.

Assis sur mon lit, je regarde dehors.

Je vois et j’entends la mer Méditerranée tranquille aujourd’hui, ici. Un petit bateau au loin, quelques muettes blanches font leur ballet de matin, l’une d’elles crie presque comme un corbeau. Hier, nous avons vu aussi des pigeons gris autour d’une dame qui les nourrissait. La plage de sable fin sur laquelle je me suis promenée hier matin, je ne le vois pas de mon lit, je devrais m’approcher de la fenêtre pour l’apercevoir. L’eau est encore « froide », dix-huit degrés, mais hier déjà quelques plus courageux se sont aventurés. Nous avons nagé hier dans la piscine surchauffée de l’intérieur, puis prélassés dans le petit sauna rond adjacent.

Hier, mon amie Suzanne nous a rendu visite. Pourquoi est-elle aussi jalouse, envieuse? «Ici, je ne pourrais pas venir.» Voudrais-je? Il manque un parc, il manque la famille.

Soins, piscine, vie sociale intense, chacun selon ses envies ; musique intime, télévisions, ma tante vis bien, mieux que sa mère : est-ce vrai? Entouré de sa famille, plongé dans le brouhaha de tous les jours, ceux qui peuvent rester en famille (tant que ce ne devient pas l’enfer) c’est quand même mieux. Tant que possible, je voudrais vivre près de mes petits-enfants, de la jeunesse, des haute et bas de la vie.

Ce n’est pas l’enfer d’une maison fermé, les appartements, la maison est ouverte. Combien en sortent ? Peu se promènent dehors, font gym ou regardent la mer sur le promenoir longeant le littoral. Encore moins vont jusqu’au coin : c’est loin ! La boutique est dans l’hôtel, ma tante va rarement plus loin et alors elle prend un taxi. Elle visite son amie mourante, lui porte des affaires et un peu de réconfort. Depuis quatre jours sa meilleure amie de même âge qu’elle est à l’hôpital gît avec cancer qui s’étendu de plus en plus.

Ici, je suis jeune, je n’ai que 62 ans! et je me sens jeune d’un coup.

Mais il y a des 92 ans qui font la gymnastique mieux que moi, se tienne tout droit, marchent avec des pas sûrs, se maquillent, continuent. Attention!

En février, il fait beau ici comme en juin à Paris. La sable fin, le soleil se levant et se couchant, l’air enivrant qui fatigue au début, silence. On n’entend que les bruissements des vagues. Que maman aimait ceci!Elle n’est pas arrivée même à 55 ans, elle est mort d’intérieur, de chagrin, de rejet.

Son époux ne lui parlait plus, la négligeait. Moi, j’étais partie en vacances avec mon copain (futur mari), faire l’amour, enivrée de mes premiers mois de vie de femme. Autrement, j’étais à ses côtés. Probablement, pas assez. J’essayais de concilier papa et maman et avais de plus en plus envié de partir de la maison familiale, vivre ma vie. C’était normal. Non, je ne l’ai pas abandonnée! À 25 ans, c’était le temps d’amour pour moi. Elle le comprenait, l’admettait-elle?

Elle n’arrivait pas à imaginer l’avenir sans son mari, elle se voyais abandonné, quoi que ses parents, son frère et sœur vivaient encore et qu’elle avait la perspective de les revoir après de nombreuses années. « Alors, mon mari m’abandonnera » disait-elle. Vrai ou non, je ne sais pas, mais il n’aura pas divorcé. Et puis si oui, la vie ne s’arrêtait pas ! Elle aimait ses livres, la musique, la famille, la mer. Ou sans mer.

Il y a le soleil, les nuages, la pluie. La nature merveilleuse me réconfortant, me consolant. Ces merveilleuses nuages roses inoubliables me souriant quand mon mari ne m’aimait plus et j’avais décidé de me séparer de lui. Mon âme se déchirait, mes rêves d’antan croulait, je revenais des courses avec ma voiture. Les nuages parurent devant moi, roses sur ciel bleu, me consolant. Me disant : « il y a encore des joies devant toi ! » Ils m’ont convaincu, j’ai survécu. Bien. Au début, lentement, difficilement, me cherchant, tâtonnant. Avec le temps, des nouvelles voies découvrant.

Des voies étroites, puis plus larges, certains sans issue, d’autres menant loin, très loin, des voies pleines d’embûches et cactus, mais aussi des voient pleines de cerisiers en fleurs. Une vie infiniment plus riche, plus pleine qu’avant.
_

Je viens parler avec ma tante.
- Pour rien au monde je ne voudrais pas rester à la charge de mes enfants. J’ai vu ma grande mère. Elle a offert l’immense villa, le terrain sur la colline à mon père et sa fille comme dot. Après être resté aveugle, elle avait encore deux pièces dans la villa, c’est devenu le bureau de sa bru. Vers la fin, elle vivait dans le bungalow de maman, sa bru ne voulant pas qu’elle mange avec eux « elle salissait trop ». Que maman a pu souffrir, supporter de son mari à cause de sa mère, aussi. Attention, ajoute ma tante, ne pas donner aux enfants d’avance, ne pas repartir trop vite, rester sans rien.

- Pourtant, mon arrière grand père a réparti son domaine en douze, vendant la part de ceux entre ses enfants qui voulaient aller ailleurs. Peut-être, il a réservé une part pour soi.

Je viens d’apprendre que non seulement, Paula, mon arrière grande mère a été élevé par sa sœur aînée, mais celle-ci l’avait aussi allaité. Pourtant à l’époque il y avaient des nourrices!
***
Dans cette pièce, deux lits côte à côte, vis-à-vis un petit bureau et un miroir, près de la fenêtre une table et trois chaises. A l’entré, les armoires dans le mur, coin cuisine avec frigidaire, plus loin une salle de bain douche. Le tout en divers nuances de beige agréable. La plus chouette est quand même la vue sur la mer et la brise.
***
Ce qui m’intéresse le plus c’est l’atmosphère de lieu, les gens. Pendant notre promenade de ce matin, je me suis rendu compte de la différence entre les gens âgés sortis des tours et les autres, résignés, tristes ou révoltés. Sur chacun un pantalon, une chemise et un pull, mais un tout autre maintien et soin. Les hommes contents de leur réussite en vie, les autres furieux contre le sort. Les femmes âgés marchant difficilement étaient coiffées, maquillées, soignées.

Ma tante de 90 ans me disant avec regrets «Mon copain m’apprécie beaucoup, tient fort à moi, mais il ne me caresse même pas ! Elemer me faisait l’amour même fort âgé, mais il est mort il y a déjà huit ans. Mon deuxième mari était bien, mais vraiment bon c’était avec le premier, le père de mes enfants. (Tué pendant la deuxième guerre aux travaux forcés sur des juifs en Ukraine.)

Pourquoi ne lui fait-elle savoir qu’elle aimerait être caressée? C’est si facile à caresser. La calinothérapie est si agréable! A n’importe quelle âge. Toucher, sentir, ressentir. Vivre.

13 février 1997

Nous sommes arrivés hier soir en Israël. Tant de choses sont passées depuis!

Dîner à Bat Yam avec ma tante Hanna et son copain de 4e âge, dans leur hôtel - hospice. Un Hongrois, Emery était ancien créateur de centre atomique, fatigué, lente, mais toujours serviable.

Hanna a pris une chambre pour nous: elle donne à la mer! De mon lit, ce matin j’ai admiré le lever de soleil sur la Méditerranée. Justement, l’endroit où nous sommes s’appellent « Meditarian Towers ».

Entre le lever et le coucher de soleil, tant est arrivé.

Dès sept heures de matin, promenade avec François au bord de la mer. Ses pieds sont en mauvais état. Puis, la gymnastique avec dames de dix à trente ans plus âgé que moi m’a persuadé de la nécessité de le continuer en France. Nous sommes allés ensuite à la piscine intérieure, agréable, tranquille. Sauna, douche. Cheveux séchés, déjeuner chez Hanna.

Ensuite, restés seuls, elle m’a montré des photos de famille. Musique. Raconté des souvenirs. Revenu ici pour la laisser faire la sieste, elle aura en quelques mois 90 ans et se fatigue vite, je ne trouve pas François, il a fait un tour dans le « centre ville » proche d’ici. Non, en plus nous avons fait des courses avant le déjeuner. La gym, l’air de mer, nager, parler, je suis un peu lasse, mais bien. Et ce soir, nous allons dîner tous les quatre à la cafétéria.
___
J’en reviens. Emery dit qu’il a aimé la fraîcheur, candeur, sincérité de mon journal à travers les différentes périodes. Hanna dit qu’elle a senti les trous, les non dits. Emery croit, moi aussi, que si on ajouterait trop, on romprait l’unicité et même la style unique (dit-il) de ce livre.

J’ai l’impression que cet endroit nous fait bien aussi, puisqu’en voyant tous ces gens pour qui nous sommes «les jeunes, n’ayant que 60 à 66 ans» et pas 80 à 95 comme la plupart d’eux. Je pense que François se sent mieux dans sa peau depuis que nous sommes arrivés. La piscine, l’air de la mer y fait aussi leur travail. Heureusement, qu’on s’est arraché enfin de la maison, j’espère qu’après François aura plus envie de voyager de nouveau, même si d’une manière différente qu’avant.

Tournant, étape

Tournant, étape ? Où est la différence ?
Aux tournants, l’avenir entier change.

Tourne, tourne… en rond
Ce n’est pas un tournant alors
Chemins revenant au même
Ai-je eu souvent ?

Tourne à gauche, à droite
Reviens toute droite
Regarde avec les yeux changés
Tu n’es plus la même !

Étapes, stations, marches
Continuer en même direction
Jalouser ceux après le coin
Partis déjà plus loin.

Étape, halte on en a besoin
Tourner et avancer
Se reposer, repérer et s’orienter
La route parcouru mesurer.

Ma vie évaluer
Sans me comparer
Sans jalouser
Et puis, continuer.

écrite en février 1997

Un rêve

12 février 97

Après que le père est rentré, porté difficilement à la maison, après que Julie est réussie à rentrer, elle ne pu plus se reposer.

Presque aussitôt, la sorcière (marâtre) arriva.

Non, déjà avant, réussissant à hausser son père. Julie demanda d’aide des gens en uniforme qui répondirent « ce n’est pas ma charge, je ne suis pas là pour ça ! » Finalement, un garçon l’aida, elle s’assit, son père dans le bras. Lourd.

Tiens, il avait d’un coup le visage de bébé, l’incapacité d’un bébé souffrant. Des gens arrivèrent, plus en plus, chantèrent, dansèrent, s’assirent à la table. Fêter déjà le mort de père? Fêter le départ définitif de cet appartement, celle de leur appartement?

Le bébé s’endormit dans les bras de Julie, malgré le boucan et le bruit. Inadmissible!

La sorcière envoya alors un homme rondelet en complet foncé et regard de police secret pour les ennuyer. Il poussa, toucha le bébé qui se réveilla, pleura.

Laisse-le dormir !

Non.

Il mit une cigarette dans les lèvres de bébé

Il n’a pas le droit de fumer !

Et alors ? »

Julie jeta la cigarette. Alors le vilain fit pire, il prit le cigarette allumé et le fourra avec le parti allumé dans la bouche de bébé, du père, en entier.

« Aide, aide ! » affolé de tant de méchanceté, Judith jeta la cigarette ayant brûlé son père. Et le père se réveilla, son visage de bébé disparu d’un coup. Les fêtards disparurent aussi, l’appartement se vida.

Elle a pu enfin coucher son père…

Et elle se réveilla dans le bras de son mari, amoureux, chaud, ayant vingt ans de plus que dans son rêve.

Au moins, je peux t’offrir quelque chose, dit-il quand sa femme lui raconta une partie de cette nuit, son rêve.

Beaucoup. Confort, amour, chaleur, tendresse, amitié.

Comme toi à moi.

Ensemble, nous, c’est bien, conclut-elle.

Que voulait me dire ce rêve ?

4 février 1997 Journal recommencé

J’ai décidé de continuer mon journal.

Écrire avec ma tête ne m’enchante pas tant qu’écrire avec mes tripes.
- Monsieur, vous me jouez un peu de musique ?
- Oui. Aïe. (Soupirs)
Jouer lui fait du bien. Il m’a dit ce matin quelque chose qui m’a fait bien, que je voulais noter. Qu’est-ce que c’était ?
- Pourquoi ces soupirs ?
- J’ai très mal.
- Où ?
- Aux jambes. Et parce que j’ai perdu les lunettes, mes bonnes lunettes. Je suis très embêté.
Il y va et joue quand même.
_______________
Comment c’était-il passé ?
Quelque chose comme :
- C’est bon cette dame ?
- Pas trop mal, dit-il.
- Ce monsieur, n’est pas trop mal, non plus.
- Vraiment ?
- Puisque, après huit ans, il me le demande encore. Et il fait quelque chose pour moi chaque jour.
- Toi, vingt fois par jour, même plus, ma Dame !
C’était dit presque ainsi.
_____________
Il joue, divinement !

Je m’arrête, je vais chercher ses lunettes.

De toute façon, je retrouve ma voix personnelle, mon style, seulement quand je suis tout à fait, complètement sincère. Si ‘écrivain’ veut dire ‘faire semblant’, alors je ne le suis pas.

Retrouver ses lunettes dans cette pagaie ? Mission impossible. On verra plus tard.

Bach, l’orgue, même électronique que c’est chaud, fin, délicat, tout comme l’âme de François, comme les doigts de François. Et récemment, même son sourire !

Oui, mon journal, je te promets : je reviendrai au rendez-vous souvent.

La musique de François est si paisible ce matin. Peut-être retrouvera–t–il de paix dans sa musique. Le monde de l’informatique est trépidant, passionnant, entraînant, apportant chaque mois des bouleversements. Tout, mais pas paisible. Bouleversant plutôt. Peut-être il s’agit de trouver un équilibre.

- Oh Madame, mais je ne me suis absolument occupé de la cuisine.
- Horrible ! je lui souris.
- C’est pas horrible, c’est affreux. C’est absolument affreux.
Il est presque midi.

J’ai pris une pilule contre les symptômes du rhume et ma tête tourne. De toute de façon, pourquoi c’est lui qui devra s’occuper à faire le déjeuner? Parce qu’il aime ça. L’aime-t-il encore?
- Est-ce que ça te fait plaisir encore ?
- Quoi ?
- Faire à manger.
- Ça dépend. On l’essayera. Il sourit.

Il adore me surprendre, faire des plats spéciaux, délicieux. Des navets au dindon, de porc à endives braisées, c’est difficile à résister à sa cuisine inventif, toujours différent.
Il est un grand gourmet, gourmand, mais son plaisir est de partager. Seul, cela ne l’intéresse pas.
(2007: mais j'avais déjà prise l'habitude de "prendre" aussi nos dialogues)

5 février 1997


Je suis fatiguée, épuisée, lasse. Dans la vie, les combats ne sont jamais finis. À peine on termine l’un, on gagne un, un autre est à traverser.

Ce matin, je me suis réveillée euphorique, après tant des années, Lionel a aperçu le bout de tunnel et à travers, un merveilleux avenir. On a confirmé hier son stage intéressant et payant « au moins six mois ! »

Il s’est rendu compte qu’on aura besoin de ses compétences :
« Imagine-toi, que je puisse faire ce que j’aime, et qu’en plus, on me paye pour cela ! Il y a sept ans, je ne voyais pas où ira ma vie, que serais-je capable de faire. J’ai un PC et un Mac, je les connais l’un et l’autre, l’ergonomie est passionnante. »
Il m’a parlé une heure au téléphone.

Enfin, enfin ! Je le savais capable, enfin il se rend compte lui aussi. Il doit encore travailler, réfléchir, étudier, mais au moins, autour des choses qui le passionnent, passionneront. Je me suis réveillée en pensant à lui, à son avenir, à son bonheur.
J’étais remplie de bonheur.

Puis François gémit.
- J’ai mal.
- Où ?
- L’estomac.
Voir son visage catastrophé était comme une éclaire frappant dans mon bonheur.

Il faut maintenant le sortir de là, lui, l’aider à concevoir et construire son avenir de la « troisième âge ». Je suis lasse, j’aurais voulu avoir au moins une journée remplie de bonheur, savourer sans nuages le bonheur de mon fils.

Je suis fatiguée à neuves heures de matin, j’essayerai de m’endormir, ma tête tourne. Je dois reprendre des forces. Assez pour fêter avec Lionel et pour égayer François, lui rendre le courage à lui aussi.

(le 14 mars 1998 ajouté :
Ils l’ont engagé, les mêmes, avec un merveilleux salaire. Il est une fantastique main-d’œuvre, je le savais !)

(ajout en 2007:)
Mon fils travaille toujours là, tout ayant eu de plus en plus des responsabilités.

Prédictions

8 février 1997

Je ne crois pas aux superstitions, aux miracles, ni aux saints, prophètes, anges ou diables, même si je sais qu’il y a des gens malveillants à éviter, contourner avec soin, s’en éloigner le plus possible.

Comment fait mon amie Stéphanie pour pressentir des événements d’avance?

D’accord, elle a plus de quatre-vingts ans, elle a une sagesse de l’âge, d’accord, elle a fait quelques études de psychologie dans le temps pour aider son fils en difficulté scolaire ; d’accord, elle a eu un grand père ayant fait des études de rabbin et elle a étudié Jung, la bible et observé les gens. Tout cela et un don inné l’aide à comprendre ceux qui souffrent, les aider, quand elle le peut, s’exprimer et les sortir de difficulté. À condition que leur mal psychologique soit guérissable. Ce n’est pas son métier et, en plus, ça l’épuise, la draine, mais quand elle le peut, elle se sent obligée d’aider.

Que des fois m’a-t-elle sortie d’une état dépressive! Que des fois m’a-t-elle conseillée, aidée. Je trouve tout ceci magnifique, normal et explicable.

Mais ses prédictions ?

Elle m’avait dit, six ans avant que cela arrive, que je trouverai un homme avec des forts passions et intérêts comme moi. C’est arrivé.

Elle m’avait dit que le beau-frère de mon fiancé aurait bientôt des graves ennuis et c’est arrivé avant que quatre mois s’écoulent. Nous pouvions nous marier tranquillement.

Elle m’avait annoncé, alors que j’étais encore en pleine euphorie de mon travail à CNAM que je suis trop haute, trop sure de moi, trop triomphante, que je perdrais mon travail, mais je ferai ensuite quelque chose encore plus intéressante. Que je serais mis au placard bientôt, que je devrais profiter pour apprendre. Tout est arrivé ainsi, tel qu’elle me l’avait décrit. Dans l’année qui suivit je n’étais plus là. Je pleurais, puis j’ai trouvé mieux.

Elle m’avait aussi dit, sans le voir encore, avant avoir rencontré le « vrai », que l’autre, en qui j’avais cru « ce n’est pas cela » et que Paul avait trop sur sa conscience. Comment pouvait-elle savoir? Seulement de ce que je lui avais raconté? J’ai pris deux ans supplémentaires à m’apercevoir, la croire.

Un jour, Stéphanie m’a téléphoné et inquiète elle me demandant :
- Ton mari, ça va ?
- Bien sûr, il dort tranquillement à côté de moi, pourquoi me le demande tu ?
- Je l’ai vu tomber sur le trottoir, s’évanouir.
Trois mois plus tard, il a eu une grave embolie pulmonaire, on l’a ramassé en bas d’escaliers de Montmartre, sur le trottoir.
Elle m’avait dit un jour, quand je parlais inquiète de mon fils :
- Ça va aller.
- Il veut partir, loin.
- Il restera ici.
De nouveau, je ne l’avais pas cru. Elle a ajouté même :
- Il fera quelque chose avec Valérie, la fille de ton mari.
- Vraiment ?
- Plus tard, dans quelques années.

Six ans sont passés. Mon fils vient de trouver un stage fort bien payé et intéressant et probablement aussi de travail ensuite à la même société que Valérie travaille, c’est elle qui l’a recommandé. Comment a-t-elle pu pressentir ceci?

Je n’aurais pas entendu, je n’aurais pas vu, je n’aurais pas cru dans ses prédictions. Souvent, d’ailleurs, j’étais fort sceptique. Je n’y crois toujours pas quand ils ne me conviennent pas…
Hier, elle m’a dit : « Allez en Israël ensemble, ne laisse pas ton mari dans cet état. Partir lui fera bien. Il reviendra ragaillardi, plein de bonnes idées. »

Je la crois, je cours acheter les billets.

Je conseille fortement à François de m’accompagner, tout en lui laissant le choix. J’avais ajouté seulement « Stéphanie croit que cela te fera bien. »

Plein d’espoir, nous partirons demain.

Alors existe-il de « bonnes sorcières » ou un « énième sens » ?
Plein de choses sont inexplicables encore aujourd’hui, pourtant vraies.

Tu m'as donné la musique!

– Suis-je douce, vraiment ?
Tu es douce; tout à fait, dit-il.
– Tu étais bon même avant, quand je t’ai connu
Non, j’étais un ours mal léché, dans ma caverne. Je ne vivais plus, je végétais, je tournais en rond.
– Tu m’as tenu par l’épaule avec tant de tendresse déjà, dès le début.
J’étais encore platement sauvage. Tu m’as donné tout !
– Tout ?
La vie, le bonheur.
– Tant que ça ?
Tu a chamboulé la vie. Je le sentais déjà à l’époque que tu serais importante, je ne savais pas en quoi, mais… C’est pourquoi je voulais déjà qu’on reste ensemble longtemps, très longtemps.
– Vraiment, déjà, alors ? Au début ?
Tu m’a donné la musique !
– La musique aussi, tu l’avais déjà, tout autour de toi. Tu écoutais le radio jour et nuit, tu t’enivrais de ca
La musique n’était pas encore en moi, c’est toi qui m’a donné ca. Je ne jouais plus, ni piano, ni orgue. J’avais joué toujours trop lourdement, difficilement. Je ne jouais plus du tout quand je t’ai rencontré, je ne savais pas accorder mes doigts, mes mains, l’un avec l’autre.
– Tu as appris à ressortir tes sentiments
Je ne sais pas pourquoi, mais tu m’as donné la musique!
– Tu as exercé tes doigts sur moi, avec finesse et expertise, sourit-elle.

Il réussit trouver les cordes sensibles.

Ce n’est pas ca. C’est en moi. Quelque chose est tombé, répond François, c’est arrangé et d’un coup, ça a démarré. Ça marche de mieux en mieux. Ce Schubert, je l’ai joué, il y a un an, ça marchait mais pas très bien. Maintenant, je le joue une fois et la deuxième fois, cela marche tout seul.
Il se lève et continue me parler tout en s’habillant.
Je sais des passages entiers, je peux les jouer sans regarder. Quand je fais une faute, je comprends toute de suite à quelle note, mes doigts tombent bien là où il faut. J’ai le frasé en moi. Je sais où faire des pauses et le frasé viennent tout seul. C’est toi qui m’a apporté tout ca.
– C’est notre amour qui l’a provoqué.

Un peu plus tard, je demande :
– Veux-tu me jouer quelque chose ?
J’y vais.

Après quelques morceaux, il demande :
C’était bon ?
– Merveilleux. Mieux que jamais. Surtout le premier, Schuman ? Je me sentais caressée de loin…

« Je l’ai perdu »

Avant de sortir, il doit toujours chercher quelque chose.

Je l’ai perdu ! s’écrit-il paniqué de nouveau.

J’ai essayé de suggérer :

Mettons tes clés sur la table quand nous entrons, tu les trouveras ici, près de la porte pour sortir. Mets ta carte de métro intégrale dans ton petit sac noir au lieu de le laisser dans diverses poches, au lieu de le mettre dans des endroits divers où tu le dépose hors des vestes.

Ce n’est pas sa place, répond-il.

Au moins, tes lunettes.

Ils seront alors écrasés.

Bon. Que faire, c’est comme ça.

Il les trouvera de nouveau, comme d’habitude.

Dans le bains me jeter

Publié dans le journal du Réseau pendant la conférence:

Les autres soutenir, même aimer
Écouter et parler, parler puis écouter
Conseiller, palabrer, convaincre et chanter
Puis enfin, tous nous retrouver

Nos expériences avec les autres partager
Un nouveau regard sur eux jeter
L’opinion des autres solliciter, écouter
Nos actions futures repenser

Nos pratiques discuter
Une autre lumière y projeter
Une nuit sans sommeil,
Sans cesse me tourmenter

Ce que je viens d’écrire
N’étant pas prêt, puis-je vous présenter ?
Je me suis décidée
Dans le bain me jeter

Mais pour demain, vos vers à vous
Solliciter.

J’aime les récits qui se terminent bien

Je me cachais souvent des épreuves et chagrins de la vie, dans les livres policiers, dans des livres « roses », d’amour. Pour quelques heures, je vivais dedans, j’étais dans un monde idéal. J’étais la jeune héroïne de Cartland, ou miss Marple d’Agatha Christie.

Je ne bois pas, ne fume pas, ne me drogue pas, ma drogue à moi ce sont les livres. Ils m’apportent une autre vie, des rencontres inattendues, des difficultés vaincues, des malentendus dissipés, d’amours retrouvés et stables.

Recettes classiques, mais chaque fois, ils marchent de nouveau. Avec moi, ça court, même ! Ça me repose, me ressource, me rend l’espoir, la force de lutter, me rebiffer, espérer.

Depuis que j’ai mon « Happy End » et je suis l’heureuse épouse de François, je lis moins, j’écris plus. Lire de « Romances », comme on appelle en anglais les livres d’amour « à l’eau de rose », ne m’a jamais empêché de lire autre chose aussi. Mais un vrai, bon, grand livre, on ne le trouve pas si souvent. Profond, vrai, entraînant en même temps. Puis, on peut apprendre sur la vie aussi du bons romances.

Saurais-je écrire un roman d’amour romantique ? Voudrais-je ?

Transformer le journal, le rendre plus entraînant, saurais-je ? Voudrais-je ?

Les platanes

Deux fois par mois, nous allons à l’église des Couperains, célèbre compositeur d’orgue et clavecin, où François joue de l’orgue. Une église avec une sonorité parfait, de partout, une musique chaud, ample, qu’il réussit à ressortir. Mon mari est devenu l’organiste de la paroisse.

Il est en train de jouer dans l’église, je suis en train d’écrire dans le café, mais nous sommes ensemble quand même. Il est toujours avec moi, je suis toujours avec lui. On se tient la main, on se donne courage.

Entre notre maison, le vieux maison de campagne, une ancienne grange, il y a plusieurs routes possibles vers l’église mais je choisis le plus souvent celui qui nous fait passer sous les platanes. Deux à trois kilomètres entourés des hauts platanes magnifiques.

De mi-printemps à mi-automne, la route est en ombre, les branches des deux côtés de la route se rejoignent, forment une voûte et nous passons dessous avec la voiture que je conduis. Comme dans une de mes rêves d’enfance, sur la route cachée par la voûte des branches et avec le prince me tenant la main.

La première fois que nous sommes passés, tout en conduisant j’ai saisi la main de François, je lui ai souri heureuse et je lui ai raconté mon rêve. Depuis, si j’oublie, c’est lui qui met sa main sur la mienne et me souri avec chaleur. Et cela dure, année après année, saison après saison.

Lentement, vers l’automne, les platanes se déshabillent l’un après l’autre. Leur tronc couvert laisse apparaitre une chaire blanche comme celle d’une jeune fille nue. Puis, les abords se colorient des feuilles rouges jaunâtres tombées par terre, volant dans le vent, et l’hiver arrive lentement. Les platanes majestueux dans le brouillard me font peur, rappellent nos âges. Mais eux, ils renaitront au printemps ! Moi… pourtant, j’ai des enfants, c’est leur printemps, c’est leur été maintenant. Et l’enfance de mes petit-fils découvrant les arbres de leur jardin pour la première fois.

Les platanes sont beaux et changeants dans chaque saison.

En traversant le chemin, je suis surprise chaque fois par leur richesse, comme je suis surprise par la richesse, les profondeurs découvertes dans mon mari. Et lui, par les miens.

Nous continuons notre chemin, ensemble, et j’espère, encore fort longtemps. Dans nous, le souvenir de nos arbres, nos rêves. Aujourd’hui retrouvés. Nous sourions l’un à l’autre, rajeunis dans l’assurance de l’amour, de compréhension.

Nous allons nous promener ensemble, découvrirons d’autres arbres qui nous attendent.

Chacun est centre

Chacun de nous est centre aux réseaux d’échange des savoirs.

Moi, je m’occupe de comprendre, puis informatiser, informer. Avec tous autour de moi. Colette conduit la groupe cuisine et le centre social. Maria a une action indispensable avec les comptes, banque, finance. Thérèse tient la mémoire des réunions et le contact avec les associations. Anne Christine tient le réseau d’enfants et le contact avec les enfants de quartier. Aliette le groupe d’écriture, avec Jean-Pierre et Marc. Hervé avec le groupe d’anglais et le chant.

Chacun de nous est centre.

Ses centres se rencontrent quelquefois plus près ou plus loin, amicalement ou en se heurtant, séparément ou en collaboration ou parallèlement.

Ensemble, nous animons le réseaux.

Julie, j'ai peur

17 janvier 1997

Julie, j’ai peur.

Je comprends.

Je suis tellement perdu.

Je le tiens fort, plus près de moi.

Tu m’as tellement, tellement, tellement apporté ! Tu m’as changé, tu as changé ma vie. Me l’a rendu une autre, tellement différente.

Toi aussi.

Tu parais tellement jeune.

Quand tu me rends heureuse. J’ai du plaisir de sentir, pouvoir aider.



J’ai peur, Julie. J’ai eu encore de la fièvre.

Depuis des années, déjà, tu as des coups de chaleur la nuit.

J’ai peur, je me sens perdu.

Je comprends. Cela aussi peut provoquer une malaise.

Je ne sais plus que faire… Je n’ai jamais su choisir.

Je comprends

Chaque déchirement de ma vie

Te revient en mémoire. La fin de ces années de travail est le plus dure.

À chaque autre, j’avais tout de suite autre chose à faire. Même en Algérie. C’était horrible. Mais cela m’occupait.

Je comprends.

Maintenant, j’ai envie seulement de rester au lit, regarder la télé.

Tu as besoin de repos.

Tu me donnes tant de confiance, c’est tellement bon avec toi ! Peut-être devais-je…

Et il repart à parler de l’informatique avec une voix enfin normale. Pour le moment, le gros chagrin s’est éloigné.

Nous sommes bien ensemble.



Julie, tu sais. Ce sourire, ton sourire de matin, la façon que tu me regard quand j’ouvre les yeux, m’éclaire la vie. C’est bon d’être amoureux de cette dame.

C’est bon d’être amoureux !

Remonter le moral.
Remonter la pente.


Cela m’a pris juste au réveil. Allez savoir pourquoi ! Je n’avais pas plus de raison ce matin-là que la veille de me faire du mauvais sang ou, au contraire, de trouver l’existence particulièrement agréable. Quoi qu’il en soit, je me suis levée du mauvais pied et, tout de suite, je me suis rendu à la fenêtre pour jeter un coup d’œil. Or la brume me cachait tout.

Dans les moments difficiles, je trouve toujours le conseil qui apaise mes angoisses ou m’aide à me décider dans les livres. Pourtant, il y a des matins, comme celui dont je vous parle, où l’on se sent brusquement un peu perdu et l’on commence à se poser des tas des questions inutiles sur l’avenir.

Je me lève, je me secoue et je me chuchote :
« Julie, ce que tu as, tu l’as cherché… Alors, pourquoi te plains-tu ? Et puis, rappelle-toi… »

Ça va ? demande-t-il.

À peu près…

Une fois encore, l’occasion m’était offerte de recommencer ma vie.

On est resté un moment sans rien dire et déguster le cacao chaud.

On a souvent besoin de l’approbation des autres pour se donner raison.

Et il est d’un tendre…

J’étais si totalement perdu dans mon passé, que je n’écoutais guère François et mon mutisme aurait pu le vexer, mais il parlait tellement qu’il lui était impossible de s’apercevoir de mon silence, donc de s’en offusquer. Le sentiment de mon impuissance m’écrase des fois.

Où est ma joie de vivre ?