“Jeune” mariée

15 décembre 1990

C'est difficile de croire qu'il y a seulement un mois (et dix jours) que je me suis mariée! Je suis une mariée très très heureuse et très fière d'être mariée avec François. L'aurais-je cru, il s'avère un mari fantastique!

Depuis notre mariage, j’ai eu aussi plusieurs succès professionnels qui laissent présager de bons lendemains, avec moins de soucis matériels et en plus, intellectuellement satisfaisants. Mes leçons sont appréciées à Sorbonne, mes cours de formation estimés à l'EDF, j’ai été nommée responsable Macintosh à Cnam... Dépannage en tout genre, mais aussi pour conseil et formation. Là-bas, je pourrais (et je dois) apprendre à communiquer sur le Net interne et externe.

Et ce merveilleux sentiment de l’union, d'aimer et d'être enfin bien aimée, vraiment, sincèrement aimée et d'avoir quelqu’un qui a profondément besoin de moi.
Oui, nous avons besoin l'un de l'autre, des choses que l'autre peut offrir et offre affectivement, intellectuellement. J'espère que nous allons réussir à conserver ce lien extraordinaire. Comme Stéphanie nous avait dit : « Vous avez gagné le gros lot ! Tâchez de le préserver.»

J'espère que nous allons réussir à ne pas dissiper ce bonheur et que nous allons réussir à le faire durer, durer. C'est tellement bon. Ceci nous transforme tous les deux, nous rendant meilleurs qu'avant, mieux qu'hier.

Je suis dans l'avion vers Washington. Ma fille Agnès se marie avec Don, un garçon qui l'apprécie et l'aime. Avec lui, elle peut être enfin vraiment femme et peut-être, bientôt aussi mère.

À cette occasion, j'ai eu mal au cœur pour Lionel, qui m'a raconté sa façon d'accepter que son père soit alcoolique. J'étais étonnée, je n'avais jamais pensé à Sandou comme à un alcoolique, ce qui montre que les premières impressions changent difficilement - même contre des évidences - mais aussi parce qu'en ma présence, il ne se comportait pas comme je pensais que font les alcooliques. Cela a du être très difficile pour Lionel d'accepter, de continuer à aimer son père, de lutter contre lui-même pour ne pas en avoir honte.

Je devrais lui raconter que j'ai commencé à faire la paix avec mon père après avoir admis que je le haïssais pour la façon dont il essayait de diriger toute ma vie. À partir de ce moment-là, j'ai pu faire “semblant de l'écouter”, papa a compris que j'étais grandie, mûrie, et il a relaissé les rênes en me faisant confiance, en pensant que je pourrais me débrouiller aussi avec les autres, la relation entre nous est devenue plus normale.

Ces deux - trois dernières années financièrement pénibles pour moi ont été peut être bénéfiques pour mes enfants : ils se sont rendu compte que je suis humaine et pas “super woman” comme je le leur paraissais quelquefois. Et l'entente entre François et moi, et même les mésententes de parcours, leur ont montré une relation réelle, vraie du couple.

Aimer et tenir à l'autre, tel qu'il est, mais sans abdiquer sa personnalité!

François est dorénavant fier de mes succès auxquels il a contribué lui aussi, autant qu'il a pu, autant que j'en avais besoin. Il n'est plus jaloux de mes réussites, cela me remplit de bonheur.

Julie, attention, quand même!

Mais j'espère que notre livre, son premier livre sera un succès et va compter beaucoup pour montrer ce dont il est capable, ce dont moi, je sais qu'il est capable.

C'est un tel bonheur d'aimer enfin quelqu'un qui est en beaucoup de domaines plus savant, plus intelligent que moi, peut être même plus chaleureux. Je me suis endurcie à travers les épreuves de la vie, mais je deviens plus “chatte” chaque jour en me rendant compte que je peux... Et nous nous complétons : dans la vie quotidienne, ses jugements, je suis plus lucide et avec de meilleurs instincts.

Je crois que nous ferons un livre fantastique. Je n'aurais pas dû m'engager dans un deuxième : pourrai-je faire un bon livre sur un thème imposé ? Oui, si je mets l'accent sur ce qui me passionne, la psychologie derrière l'interface utilisateur Macintosh, si je réussis à illuminer ce livre ainsi, il peut en sortir quelque chose d'original “à la Kertész”.

16 septembre 1990

J'ai beaucoup voyagé, vu du monde, appris, et pendant qu'on m’admirait énormément pour ma réussite commerciale, je me disais et je leur disais aussi puisque n’en étais convaincue « Attention, c'est seulement un hasard heureux, dû au travail et un peu de talent ! »

J'ai su très bien le faire démarrer, je n'ai pas su faire durer le succès.

Peut-être aussi à cause de Paul qui m'a leurrée, mais surtout à cause des circonstances, de la vie. C'est arrivé à d'autres pionniers aussi. Je n'étais pas de taille à lutter longtemps contre des "pro" qui le font seulement pour l'argent. Il ne me restait pas beaucoup d’argent même quand cela marchait le mieux, mais il y avait quand même plus qu’aujourd'hui. Je n'avais pas tant de soucis d'argent, comment payer mon loyer, etc. comme maintenant...

Trop de dettes de Bip se sont accumulées et je ne comprends pas bien comment. Comme d'habitude, je m’en sors. Après que les ventes ont déclinés et que ce que je croyais le bonheur avec Paul se fut avéré tromperie, j'ai écrit en 1986, ensemble avec Pierre Brandeiss, “une bonne plume française”, un livre sur PostScript, un très bon livre. L’année suivante, nous écrivons ensemble un autre livre sur HyperCard, devenu le best seller informatique de l’année 1988.

Je croyais savoir écrire. Je nageais dans le bonheur de la création.

En réalité, je sais apprendre, comprendre, en tirer l'essentiel, réarranger, regarder sous de nouveaux angles. Expliquer simplement, clairement et d’une façon utilisable. Je sais écrire d’une façon amicale, proche des autres, positive. C'est beaucoup, c'est énorme mais... ce n'est pas assez.

Il faut encore quelqu’un qui me comprenne, prend ce que je fais, le décrit dans un français agréable à lire, quelqu'un qui peut subir mes suggestions et critiques.

Depuis, j'ai eu de nombreux projets de livres tombés à l'eau, qui courent... courent, attendent que je trouve le partenaire avec qui les finir. J’ai essayé avec trois, mais pour une raison ou une autre, cela n'a pas abouti, et seule, hélas, ce n'est pas "ça", même si avec le temps mon écriture s’améliore. On verra.

Puis, à 54 ans, j'ai rencontré François!

C’est une nouvelle époque de ma vie. J’ai enfin quelqu'un qui s’intéresse vraiment à ce qui m'arrive ; qui veut être beaucoup avec moi - au début c'était même trop. Il est apparu après que j'avais renoncé déjà à être femme : “je suis trop âgée pour ça dorénavant” me disais-je. Je me rends compte que oui, j'aime la solitude, mais quand même sa tendresse c'est.. ! j’en ai besoin.

Nous sommes venus d'horizons différents, mais nous nous sommes reconnus dans une tendresse réciproque. J'ai enfin trouvé quelqu'un d’intelligent, cultivé, sachant énormément de choses. Quelqu’un curieux d'apprendre encore, plus, de nouveau et toujours - comme moi. Quelqu'un qui a l'ambition de me rendre heureuse. Et il réussit.

Puis, d'un coup, il lui arrive d'être malheureux d'un rien, que le plus souvent je ne comprends même pas et ne devine pas... fantômes du passé?

Mais ceci ne dure plus aussi longtemps que l’année dernière.

Après deux ans, et un bonheur durable de cinq mois, nous nous sommes décidés à nous marier début novembre. Par coïncidence, juste dix ans après la mort de papa, jour pour jour.

J'espère que nous saurons bâtir un NOUS heureux, la plupart du temps.
Ne pas se faire trop de mal, rendre l'autre heureux, s'aider à vivre mieux et plus pleinement ces années qui ne sont plus innombrables, qui nous restent encore dans notre vie.

Rire. Faire des folies, des souvenirs qui comptent, des câlins qui chauffent le cœur, le corps et l'âme. Des discussions qui nous enchantent. Regards chauds qui comptent tant!

PS Les petits entrées du journal, écrits au fur et à mesure paraissent comme autant de scènes, on a l’impression d’y assister. La litanie ci-dessus et trop longue description des problèmes surmontés dans ma vie me parait à la relecture ennuyeuse. La couper? l’écourter? modifier?

Je comprends la besoin de revoir ma vie, la décrire autrement, avant de sauter, mais si jamais je publie ceci, il faut l’écourter ou le faire disparaître. Je m’endors en le dictant, alors qui continuera à la lire!?

6 novembre
Je n’arrive pas à croire que demain arrive bientôt ! et que nous serons mariés.

Revoir ma vie (fin partie 1)

Je trouve un appartement en haut de la Butte Montmartre. Je l'aime tout de suite, Je commence à enseigner l'Informatique. Au revoir Chimie, tu ne me manques pas: l'informatique devient rapidement une vraie passion. Et j'aime enseigner, j’aime même programmer. Découvrir, apprendre.

Agnès n'a plus voulu revenir en France, elle reste étudier en Amérique, bien loin de moi. Lionel, après six mois avec son père, vient habiter à Montmartre, mais il se cherche difficilement, longuement. Enfin ! Il commence à lire et à aimer la lecture. Et moi, je forme la société BIP : bureau de l’informatique personnalisée.

Un travail dur, BIP devient pour moi comme un bébé, un enfant, mais plus tard il devient de plus en plus lourd à porter - beaucoup plus lourd qu'un enfant. Au début c'est un grand succès commercial, le fruit d’un énorme travail, de beaucoup de persévérance et aussi de chance. Je découvre subitement que j'aime vendre, que je sais vendre. Sais-je encore?

J'ai mal à la main. Je continuerai une autre fois. Bonsoir et au revoir !

Le mois horrible (revoir ma vie)

Arrive ensuite un nouveau choc, un nouveau tournant de ma vie : le mort de mon père. Un mois, le plus affreux de ma vie, à cause de la méchanceté incroyable qui l'a entouré. Pire que dans le roman policier le plus sombre, et j'y suis plongé jusqu’au cou. Je lutte, je défends papa, je nous défends autant que je peux. Et cette fois, ce n'est pas si mal, ce que je peux ; dans ces circonstances je n'aurais pas pu faire mieux. Puis papa meurt.

Je l'ai vu pleurer une seule fois, quand il s'est rendu compte qu'il allait mourir. Mais pas quand il comprit la méchanceté des autres, il m'a seulement dit : "Allons-y, partons d'ici rapidement, je comprends maintenant ce qu'il veulent..." Mais le docteur ne voulait pas qu’il sorte.

Où aller ? Déborah, sa deuxième femme, ne voulait plus de lui à la maison. Et il n'était plus transportable, au loin. Ils ont même réussi de chasser la bonne infirmière que je lui avais trouvée : “Pardon” m'a dit l'infirmier (après la mort de mon père), il avait été payé pour le tourmenter - mais c'était trop tard.

J'espère qu’il y a une justice qui punit finalement ceux que nous ne pouvons pas punir, ceux qui sont d'une méchanceté incroyable. Comme le propre frère de papa, qui m’a dit quand je l'ai appelé à l'aide puisque l'infirmier tourmentait mon père, fermait son nez pour l'obliger à avaler : « Enfin il va apprendre à obéir et ne pas en faire qu'à sa tête ! »

Oui, mon oncle haïssant papa est mort jeune, seulement quelques années après mon père, malgré les seize ans de différence d'âge. Je ne sais pas si toute méchanceté est punie dans ce monde, mais c'est réconfortant de le penser.

Je reste de nouveau sans maison, sans home et sans travail, on ne me permet pas de rester en Amérique.

Une nouvelle vie va recommencer, à Paris à 47 ans.

De nouveau, tout reste à reconstruire.
Vous pouvez imaginez, ce que ça m'a fait d'entendre la voix de ma cousine qui ne m'avait plus parlé depuis lors. Elle a fait semblant de vouloir parter de famille, mais en fait elle voulait seulement s'assurer d'inhéritance plus grande, ma belle-mère se sentant mal, il parait. Elle m'avait claqué la porte au nez "tu n'as pas été sympa avec ta belle-mère" me disait-elle alors. Après tant d'années, il y a des choses qui heurte encore. Mais je vais réussir à les enfuir de nouveau.

Traverser l'océan (revoir ma vie)

Mon père m'a écrit alors “Tu devais savoir que je t'aiderai”.
Non, il ne me l'avait jamais dit cela auparavant !

Avec son aide matérielle, j'ai pu terminer rapidement mon doctorat. Mes enfants, Agnès et Lionel, m'ont énormément aidée, m'ont soulagée, ils ont été extraordinairement près de moi. Et ma nouvelle amie, Stéphanie aussi !

Après mon doctorat fort bien réussi, je suis partie en Amérique pour un travail « post-doctoral». Loin. (1)

Tout laisser. Rompre avec le passé et recommencer tout, encore une fois.

Bien sûr, j'ai pris mes enfants avec moi.

Je vide l’appartement, mais le contrat officiel nécessaire pour mon visa et pour travailler là-bas n’arrive qu'une semaine avant le départ. Enfin, nous partons.

43 ans : le choc d'un nouveau pays et ses énormes possibilités.

Plus d'excuses possibles. Pourrai-je faire face ?

À la fin du premier mois, je me casse la cheville. Je suis paniquée et je n’arrive plus à distinguer les lettres, je ne peux plus lire, devant mes yeux les mots se brouillaient. Rien. L'idée que ma jambe cassée pourrait signifier ma chance cassée, m'angoisse.

Le conseil de Jo, l’oncle de mon amie de jeunesse Marthe “essaie de lire des romans d’espionnage ou d'amour” me débloque. Lionel a 12 ans, il vient tout de suite me soigner, mais Sandou ne laisse pas Agnès à 16 ans partir tout de suite bien que je ne puisse plus me déplacer, «Ils sont en vacances et c’est son droit d’avoir sa fille ». Et je m'étonne encore?!

L'Amérique pendant quatre ans a été pour moi un temps d'apprentissage, de découvertes sur les autres, sur de nouvelles notions, mais surtout, sur moi même. Là, je suis très courtisée, désirée des hommes... qui ne m'aiment pas assez pourtant, ou que je n'aime pas assez. Mais je me convaincs que je plais vraiment, que je suis une bonne amante. Je sais écouter.

Les hommes, surtout là-bas, ont un immense besoin d'être écoutés. J’apprends les différences entre les hommes et je commence à comprendre ce qu'il me faudrait (2). Mais je ne le trouve pas là-bas. Je me rends compte aussi, que je me sens bien seule.

Je travaille à l'institut de recherches. J'étudie et j’utilise ce que j'ai appris, j’enseigne l'ordinateur et l’informatique à l'université Américaine de Washington. Je nage chaque jour. Je me promène avec Agnès et Lionel. Je voyage à travers l'Amérique. Je me sens très Américaine. Je voudrais rester. J'aime ce pays, ce peuple, ces gens.

J'apprends à parler en public avec le club "Toast Masters", j'apprends beaucoup sur moi-même en utilisant le livre "Hidden Job Market".

Mais on ne me permet pas de rester en Amérique.
1. Surtout pour échapper au visites continuelles de Sandou qui ne venait pas alors pour les enfants mais essayer me faire changer d'avis.

2. J'ai surtout appris ce qui ne me va pas, mais pas seulement.

Autres déchirements (revoir ma vie)

Je suis allée travailler au C.N.R.S. de Gif-sur-Yvette, à une heure et demie en voiture de notre appartement, et en même temps, je me suis inscrite pour préparer un Doctorat de Chimie. J'aurais préféré l'Informatique mais on ne voulait pas de moi.

En Physico-Chimie on m'a mise à l'épreuve, en me faisant passer d'abord un D.E.A., affreusement difficile après toutes ces années. Je réussis à le passer. Le Doctorat d'État ès Sciences était déjà plus facile.

Entre-temps, Sandou devenait de plus en plus insupportable. Ma vie aussi, parce que je me sentais de plus en plus laide, de moins en moins maîtresse de ma destinée.

Cette période de ma vie prend fin quand je découvre une autre lettre - écrite à Sandou par la jeune fiancée roumaine du son neveu. Elle y commentait sur les plans pour leur avenir commun. Cela suffisait ! Je n’attendrai pas que leurs plans se précisent. Décision prise. Mieux vaut rester seule toute ma vie. Bien sûr avec mes enfants. Maintenant, je pourrai les garder, j'ai un moyen de pression sur Sandou. Plus tard, je me suis rendu compte que de toute façon il ne voulait pas la responsabilité des enfants, bien qu’il les ait beaucoup aimés, à sa manière tyrannique et possessive. Ouf.

Mais revivre, refaire sa vie n'est pas facile.

J'ai pleuré, malgré tout, pendant de longues semaines encore ma vie, ma famille et mes rêves déchirés. Je me sentais désespérée.

Je me sentais comme échappée d'une tyrannie. Libre. À écouter de la musique classique ou hongroise, à me promener avec les enfants, à manger ce que je voulais, à étudier. Quand je veux.

Rencontre heureuse avec un professeur américain en conférence à Paris, à qui je plais. Assoiffée d'amour depuis 7 années, j'avais vraiment besoin de quelqu'un qui m’apprécie de nouveau comme femme. Et me le dise. Et soit tellement heureux de me donner un baiser derrière le Sacré-Cœur, de rester avec moi toute la nuit, de se réveiller dans mes bras. De montrer le matin dans la glace mon visage : "regarde comme tu es belle et rayonnante". En 24 heures, ma confiance était revenue ! Après cela, j'ai pu regarder Sandou plus calmement.

Par-dessus, juste à ce moment-là-là, j'ai perdis aussi mon travail et mon doctorat n'était pas encore terminé. J'ai trouvé, presque, du travail, mais on me l'a refusé : “surqualifiée”.

J’étais désespérée.

Cap d'informatique (revoir ma vie)

À Paris, un seul mois après m’avoir arrachée de mon foyer, Sandou m'a traitée de “putain” et il est devenu de nouveau désagréable. Entre nous, tout se déchirait ; de plus en plus.

Mais il n’y avait plus de retour possible pour moi.

J’avais promis à Sandou de ne plus parler ou à écrire à Pierre, j’ai tenu ma promesse. Mais dans mon journal, j’ai décrit le chagrin de cette séparation, Sandou l’a trouvé, l'a lu et l'a considéré comme une trahison de ma parole. Dorénavant il avait le droit de faire tout ce qu’il voulait, lui, au moins dans son esprit.

Longtemps, je n’ai écrit plus écrit dans mon journal, j'écrivais seulement des lettres à mes amies. Et pendant nos vacances d'un mois en Grèce, pour la première fois dans ma vie j'ai grossi douze kilos. J’avais perdu « ma silhouette», mon atout de femme principale.

J'avais deux enfants et un travail qui ne me rapportait pas assez pour pouvoir les élever, toute seule. Ce n'était plus comme à Ham où j'avais été chef de laboratoire avec logement de fonction et un salaire acceptable. Je travaillais dorénavant comme laborantine au salaire minimal.

J'étais de nouveau déracinée et mon cœur saignait toujours de l'éloignement de Pierre - à l'époque je le sentais davantage mon mari que Sandou. Pierre ne m'avait pas fait de mal, il m'avait donné confiance en moi comme femme. Mais il n'était plus là.

Pour en sortir de ma misère, j'ai commencé à m'accrocher à mes études. L’histoire de France d'abord, les maths modernes et l'informatique ensuite.

En 1973 j'ai passé et réussi un CAP d’Informatique! mon premier diplôme en France. J'étais fière : 1000 inscrits, 38 reçus! Surtout, je me suis rendu compte qu’à 39 ans je savais encore étudier. Je ne suis donc pas si vieille que ça! autant que Sandou veut et continue de me le faire sentir !

Comment savoir? (avant sauter)

J'avais un travail, deux enfants merveilleux. Et un mari pour qui je n'étais pas assez bonne comme femme (ou trop bien, comme je le vois maintenant). À l'époque je doutais de moi. À tort. Mais comment savoir? Je ne connaissais qu'un seul homme, je n’avais couché, fait l’amour, qu’avec un seul.

Je ne voulais pas devenir malade d’amour et de jalousie comme maman, je n'avais pas non plus son tempérament de “bonne fille obéissante”. J'ai décidé de trouver quelqu'un moi aussi et me rendre compte : “Suis-je nulle ?”.

Dix-huit mois plus tard, quand mon mari est parti en Roumanie encore une fois et exprès tout seul, j'ai invité Pierre à dîner. Il était notre copain depuis longtemps, tout en ayant quinze ans de plus que nous.

Très jeune Pierre avait lutté contre les allemands dans l'armée de De Gaule ; puis, comme jeune syndicaliste il fut mis au premier rang pendant une grève et abandonné par eux pendant la charge de la police. En prison les gardiens ont cassé toutes ses dents. Son père, gendarme est allé demander grâce à Mitterrand, à l'époque ministre d'Intérieur, en vain.

Pierre était toujours prêt à aider les autres, à nous aider. Il était sympa, agréable, beau et chaud. Je l’ai invité à dîner et puis, je lui ai caressé le bras... Ainsi a commencé une merveilleuse liaison d'une année. Il ne lisait pas du tout, mais il était bon, fin, réellement attentif à mes besoins. Il m'a beaucoup appréciée, même aimée ! autant qu'il en était capable - et ce n’était pas rien!

Entre-temps, Sandou est parti travailler et habiter à Paris pour être plus près de sa jeune amante de quinze ans son cadet. Moi, j’avais à Ham un travail devenant de plus en plus intéressant et j'avais Pierre habitant la même maison de fonction que moi. Nous nous sentions de plus en plus “couple”.

Mes deux enfants grandissaient.

J'ai recommencé à étudier.

La chromatographie d'abord (pour mon travail), puis la grammaire et la littérature à l'Alliance Française. Mes études et Pierre m'ont sortie du trou. Je savais dorénavant que j'étais bonne amante et que ce n’était pas faute de mes qualités en cela que mon mari m’avait trompée. Je suis devenue moins naïve qu’avant. Plus vraie.
Bien sûr, c’était inacceptable.

Sandou pouvait faire ce qu'il voulait, mais pas moi. Il l'a su, on le lui a dit. Il a tout cassé. Une nuit il m'a attendue avec une carabine à la fenêtre ; je suis revenue à l’appartement, bien que je l’aie vu, parce que j'avais peur pour mes enfants de ce qui pourrait leur arriver. Il m’a fait un tel chantage!

Il ne m'a pas laissé dormir, ni être seule, des heures, des jours et des nuits. Il racontait tous ses torts passés, me disait qu’il allait être perdu sans moi et a utilisé l'argument de nos enfants, de conserver la famille.

Je savais que Pierre ne voulait pas d’une nouvelle famille, une femme libre lui aurait trop pesé. Je ne crois pas m'être trompée.

Le matin Sandou m’a obligée à tout laisser et à partir pour Paris. Ça m'a fait très mal : encore une fois tout laisser tomber en quelques heures... Foyer, travail, meubles. Pierre. Et pourquoi?

Arrivée en France (revoir ma vie)

En deux mois ma fille de deux ans oublie l’hébreu et apprend à parler français comme les autres fillettes du même âge. À la maison nous parlons roumain. Nous faisons un voyage d’une semaine, nos premières vacances en Europe sans elle. Agnès a tellement eu peur de ne plus nous revoir que je décide de ne plus la laisser seule, de l'emmener partout, toujours, avec nous. Ce que je ferai.

J'apprends à conduire une voiture en conduisant, avec un permis international délivré à Bruxelles. Je commence à mieux comprendre, à mieux parler français, mais moins vite que ma fille. Je recommence à travailler, enfin. Mais l'important, l'essentiel reste ma fille et ma famille.

À 30 ans, je tombe enceinte mais je perds l’embryon de deux mois.

À l’hôpital de Lyon on me traite en lépreuse, en meurtrière - comme les gens peuvent être méchants ! On me laisse perdre mon sang ; finalement on pratique quand même le curetage... d'un embryon mort depuis des semaines, mais seulement vers le matin, après que le médecin que j'ai vu auparavant, fut intervenu. La méchanceté de certaines infirmières, la barbarie des certains internes, je l'ai constatée, cette fois, sur moi.

Puis nous partons dans le nord de la France, à Ham.

Deux ans plus tard, après trois mois de repos absolu pour ne pas le perdre et d'autres mois d'attente, Lionel, mon fils est né ! De nouveau les joies de l’allaitement et d’être une famille, à quatre cette fois-ci. Mais, hélas, l’entente entre nous casse très vite.

Mon plaisir avec mes deux enfants demeure, nous sommes restés toujours "nous". Mes enfants m'ont donné énormément de joie, peu de tristesse et pas de soucis trop lourds. Mais Sandou me dit “Il n'y a pas de contrat d'amour” et s'en va presque tous les soirs en nous laissant seuls. Je me sens non désirée et je désire.

Au début, je ne savais pas pourquoi.

Puis je découvre une lettre d'amour d'une jeune femme roumaine à Sandou, d’une femme avec laquelle il a couché en Roumanie pendant la visite à ses parents, pendant la période où j’étais couchée pour préserver la vie de notre futur fils et où il me laissa seul pour “revoir ses parents”. Je sens encore ce souffrance-là aussi, tellement cette découverte m’a heurté. La trahison de Sandou, la certitude qu’il m’avait trompée aussi, mais surtout de m'être trompée sur lui.

J'avais beaucoup supporté de lui tout en l'aimant éperdument, parce qu'on a été “nous” dans mon esprit et j'étais convaincue qu'il m'aimait, quelquefois contre toute évidence. Je pensais que mes intuitions étaient pure imagination, qu’il se sentait seul hors de Roumanie, bref, je lui trouvais, il s'est trouvé plein d'excuses pour ses comportements... Mais là, devant l'évidence, mes yeux se sont ouverts et j'ai tout révisé.

Il a reconnu d'ailleurs plus tard, avant de m’amener à Paris, qu'il m'avait trompé... déjà la première semaine après notre mariage. Et ainsi de suite... Des excuses, bien sûr il s'en trouvait : “parce que vous êtes partis avec ton père visiter vos amis. Sans moi !”

Tout s'écroulait pour moi. Tous mes rêves de mariage, de bonheur, d’amour, de ma famille unie. Plus tard, il sortait avec une jeune femme mariée, dont le mari état à l'armée, une femme de plus de 10 ans plus jeune que nous, cela a duré plus de trois ans.

Je me sentais si vieille à 34 ans !

Avant d'arriver en France (revoir la vie)

J'erre seule à Bruxelles comme une chienne malade. Mon père m'emmène en Israël et m'y laisse “provisoirement” dans la famille, je retrouve ma grand-mère, une cousine et des cousins. Grand-père était mort de chagrin un mois après maman.
Enfin, Sandou émigre aussi, grande joie ! malgré les premiers jours quand j'avais l'impression de rencontrer un étranger. Nos corps se connaissaient, nous nous sommes rapprochés, reconnus, aimés.
Nous sommes partis à Jérusalem pour apprendre l’hébreu. Mon père voulait qu'on reste en Israël, il paye une chambre et de quoi nous nourrir mais seulement un mois à la fois - pour ne pas le dépenser autrement. J'aimais de plus en plus vivre en Israël, je me suis sentie vite “chez moi”.
À Jérusalem, après de longues promenades avec Sandou pour la santé de notre futur bébé, ma fille Agnès est née. J'ai dû retourner rapidement chez grand-mère parce que les voisins, enfants palestiniens, lançaient des cailloux sur mon bébé d’une semaine dormant innocemment dans le jardin.
Commence une période extraordinaire avec mes enfants. Me rapproche de mon mari : nous regardons Agnès avec un sentiment d'union, nous sommes devenus “les parents d’un merveilleux bébé”. Une famille.

La joie d’allaiter est difficile à décrire, mais depuis ce temps-là je suis convaincue que c’est mieux d'être une femme : les hommes ne pouvant avoir cette joie profonde. Il y a peut-être aussi quelque chose de sensuel là-dedans - mais ce plaisir va très loin au-delà, vers l'âme remplie d'amour, de joie et tendresse vers l'autre, mon enfant, mon bébé serré contre moi.

C’est à Ramat Aviv et à Givataim qu'Agnès fait ses premiers pas, prononce ses premiers mots, a ses premières colères, ses premiers sourires. Chaque jour était rempli d'une nouvelle merveille et de nouvelles joies. Mais Sandou devient jaloux, il n'était plus “le premier”, le plus important pour moi ; il l'a très mal supporté.

Ma grand-mère meurt, elle nous avait légué un peu d'argent, avec lequel Sandou part en France, il y trouve rapidement du travail. Après quelques mois qui m’ont semblé bien longs, je le rejoins. Entre temps, Sandou “a perdu son alliance”, j’ai des doutes, mais je ne veux pas croire à mon instinct.

Agnès fête ses deux ans sur le bateau en route vers la France.

Revoir ma vie (c)

Le sentiment de culpabilité envers ma mère, que je n'ai pas bien défendu contre le docteur qui lui faisait exprès des piqûres douloureuses pour “essayer de l’obliger à marcher, se remettre sur ses pieds” après sa fracture de fémur. Mon père aussi affirmait que cela l’aiderait, mais j’ai encore dans l'oreille les hurlements de maman et je ne laisserai plus personne être maltraité “pour la bonne cause” et depuis, je ne crois plus tout ce qu’un docteur dit. Ensuite la mort de maman, et le vide, l’absence, le manque, après tant d'amitié et d’amour qu'elle m'a donné.

Pendant la maladie et la mort de maman, Sandou avec qui j'avais presque rompu, était présent, attentif et près de moi. En même temps, je me suis fortement éloigné de mon père, alors, malgré ses conseils, je me suis mariée.

Puis un autre coup : après notre mariage Sandou est devenu soudainement différent, lointain. Dès le lendemain.

Quelque mois après, je pars à Kolozsvàr (Cluj) pour deux semaines et je reviens plus sûre de moi, il se rapproche de nouveau. Je tombe enceinte. Après deux ans d’attente, ma famille reçoit le droit d’émigrer, de quitter la Roumanie et je pars avec mon père (et les cendres de maman). Je me décide à garder l'enfant, je veux être liée à Sandou : qu’on le laisse sortir aussi ou que je revienne, je ne le conçois pas autrement.

La fin d'une période de ma vie, avec, comme finir, le jour où l’on jette les cendres de ma mère sur un journal devant nous, pour les fouiller. Elle aussi a reçu le passeport, hélas, trop tard. Pendant sa grave maladie on lui avait refusé le droit de sortir pour être opéré à Paris, malgré tous nos efforts et ceux de ses parents.

Mon père et moi nous ne nous entendions pas bien à cette époque. Il avait été trop hostile à Sandou, il m’a laissé tout le poids de la grave maladie de maman, et après sa mort, il a tout de suite trop pleuré. Je n'ai pas pu pleurer ni réaliser qu’elle n’était plus là encore plusieurs mois et mon père me le reprochait. Pour moi le choc avait été trop grand, j’ai des réactions à retardement. Pendant les crises je fais face, c'est après que ça craque.

Nous quittons le pays.

Avant de monter en avion, on retire la chaîne d’or de mon cou, la chaîne que je conservais toujours depuis la mort de ma cousine. On me laisse “généreusement” mon alliance, c'est tout. Non, ce n'est pas tout ! J'emmène avec moi, en mon ventre, en douce... un bébé.

Revoir ma vie avant sauter (b)

J'ai terminé avec brio le lycée technique, en troisième position de la promotion et malgré ça, à cause de mon “origine bourgeoise” on ne m'a pas laissée aller à l'Université. Ça m’a causé beaucoup de chagrin. Je sens encore cette douleur du jour où tous les autres ont commencé l'année universitaire et que je n'étais pas parmi eux, j'étais dehors. J'avais tant de peine !

C’était tellement injuste. Comme la disparition de ma cousine c'était indépendant de nous, sans relation, discrimination aveugle. Encore une fois, persécutés à cause de notre "origine”.

Á 18 ans je commence à travailler. Comme ouvrière, je suis admise au cours par correspondance de l’école Polytechnique. Nous étions 2.000 à le commencer, seulement 36 à terminer, j'étais la 5e l'avoir fini.

Pendant la journée je travaillais comme technicienne chimiste à l’Institut de Recherches. Quand je me décourageais, la 5e symphonie de Beethoven ou mon amie Alina m'aidaient, me rendaient le courage. Aux garçons, je pensais seulement de loin, j'avais d'autres priorités : travailler, étudier, me cultiver. Six ans d’études du soir, mais j'étais parmi les premiers à terminer.
Terminer ? Presque. Mais là, c'est encore une nouvelle période dure, puis heureuse de ma vie.
Vers 23 ans je deviens plus jolie, moins maigre et je connais mes premières sensations sensuelles. Le plaisir d'être caressée, le plaisir des premiers baisers. Je n'ai pas eu de principe contre coucher avec un garçon que j’aime et qui m’aime, mais aucun de ceux qui le voulaient ne méritait pour moi à m’y lancer.

Vers la fin de cette période je termine mes examens de l'Université. Puis je perds mon travail et l’on m’interdit de passer l'Examen d'État nécessaire à mon diplôme d'Ingénieur, trois jours avant sa soutenance, parce que nous avions demandé le droit de quitter le pays. Et aussi à cause d'Elena Ceausescu. Pour un refus de lui céder le bureau où je travaillais depuis cinq ans.

“Lèse-majesté” involontaire de ma part, je lui ai dit : “domine tes nerfs !”

Elle m'a fait jeter d'un jour à l'autre hors de mon travail de recherche. Malgré les « circonstance atténuantes » je ne savais pas qui elle était. “Qui est cette névrosée ?” Surtout qui elle allait devenir. Je n’ai jamais parlé d’elle, ni écrit dans mon journal jusque maintenant - et pour une fois, j’avais raison. Elle avait été très méchante et très dangereuse.

Et tout le monde n’avait pas eu ma chance de s’en tirer... avec sa vie de ses griffes.

J'avais 25 ans. Sandou, ma décision de devenir sienne, d’aller jusqu'au bout avec lui. Après un flirt de (presque) deux ans, une promenade et une nage au clair de lune dans un lac et dans la forêt. Je ne me trouve pas changée du tout, après la première fois, je suis très étonnée. Mais ensuite un sourire mystérieux arrivera.

Au lieu de travailler, après qu'on m'ait retiré même le droit de travailler comme manœuvre pour remplir des fioles d'essence pour les briquets, pendant une année entière j'ai étudié le Français et l'Anglais, huit à dix heures par jour, par la suite ces études m'ont beaucoup servi. Je me suis rendu compte seulement plus tard combien je devais encore apprendre.

Douzième journal

Revoir le passé (avant sauter)

15 septembre, 1990

Comment je perçois aujourd’hui les différentes périodes de ma vie, leur importance, succès et malheurs ?

Je dois énormément à ma mère, parce qu’aux toutes premières années de ma vie elle m'a élevée pour être très indépendante, responsable et pour que je sache avoir des joies avec ce que j'ai et vois autour de moi. “La plus importante est que Julie ait une âme saine et qu’elle sache trouver sa voie” a-t-elle écrit dans une lettre à sa meilleure amie quand je n’avais que cinq ans. Je dois aussi à ma mère l’attention et l’amitié de tous les instantes.

Je dois à mon père de ne s'être pas montré trop dominateur, ni écrasant - et l’héritage d’un bon sens pratique et à mes deux parents, l'énorme quantité d'amour qu’ils m’ont donné, qui s'emmagasiné en moi et m'a donné l'assurance que je suis “bien”. Assurance ébranlée de temps en temps mais restée au fond intact, en me donnant force, courage et direction.

Jusqu'à dix ans j'étais une enfant insouciante, mais même dans cette période on m’a mise devant des difficultés : apprendre l’allemand au cours maternel, m’habituer à jouer et me distraire seule, me sentir bien en ma propre compagnie. Courir pieds nus avec mes cousines toute la journée pendant l’été dans le jardin, pour moi, à l’époque, immense, de mes grands parents.

La guerre est arrivée jusqu'à moi en 1944 : j’avais à peine 10 ans.
Nos identités changées, notre chez-nous abandonné en une seule heure. Heureusement, ma mère était capable de le réaliser, sinon je ne serais plus en vie.

À ce moment-là, ma vie a dépendu d’un coup de fil de mon père et de l’efficacité et détermination de maman. Départ à Budapest avec une petite valise. Nous n'avons eu qu'une heure pour nous préparer, trier, laisser tout le reste, prendre le train. Nous enfuir, nous cacher ailleurs, loin, dans la foule de la capitale. Puis nous sommes allés dans un petit village où j'ai beaucoup lu. Retour à Buda, puis l’assaut de la capitale cachés dans la villa d’un ami, la cave où mes parents ont été très courageux et ne m'ont pas du tout transmis leur angoisses.

C’est au retour chez nous, en Transylvanie, dans ma ville natale, oui, c'est alors surtout que j'ai changé : c’était le réveil. Apprendre ce qui était arrivé aux autres qui n'avaient pas eu notre chance - raconté par les rares survivants retour des camps. Pour moi, surtout, réaliser que ma cousine Poussin était partie en fumée, gazée, disparue à jamais. Poussin de même âge que moi, avec qui j'avais joué, ri, fréquenté la même classe, partagé le même banc, m'étais querellée, réconciliée journellement.

Ils ont emmené Poussin dans un wagon à bestiaux, quelques semaines seulement après notre départ à Pest. Grand-père est mort déjà pendant le voyage. Ma cousine a dû tenir sagement la main de sa mère, pendant qu’on les a emmenées “prendre une douche”. Leur dernière.

Longtemps, longtemps je n'ai pas voulu l'admettre qu’elle n’existait plus. Longtemps aussi, j’ai gardé l’angoisse de me déshabiller, de me laver toute nue, de prendre une douche, de fermer la porte de la salle de bains. Je voulais conserver au moins mon collier autour du cou. Puisqu’on leur a toute prise, rien laissé avant de les pousser là, dans les chambres à gaz. Ce qui est arrivé à Poussin aurait pu m'arriver.

Beaucoup plus tard, ce qui me consolait du fait que Sandou, mon mari sera un Chrétien, c’était de penser qu’au moins ainsi mes enfants n’auraient pas sur leur tête cette menace : être persécutés ou tués seulement parce qu’ils étaient nés - sans que ce soit de leur faute - d’une origine donnée.

À 12 ans de langue maternelle hongrois, j'ai dû apprendre le roumain. Ma vie à l'école Roumaine était dure ; contre moi, des filles haïssant les Hongrois. Je me suis sentis longtemps hongroise surtout à cause d'elles ; mais aussi les 99 romans du Jókai pleins de patriotisme.

Deux ans après, je respire enfin et m'épanouis de nouveau en retournant dans un collège hongrois. De cette année-là vient ma bonne base d’Algèbre et mon intérêt pour la Chimie. De là vient aussi ma certitude que je sais bien organiser et conseiller. Et bien passer des examens. J’ai réussi ainsi d’entrer au lycée.

Pendant ce temps-là j’écris, on publie mes articles, surtout critiques de théâtre. De ce temps vient aussi mon amour du théâtre et la découverte de la musique classique. Je mesure mes capacités d’apprendre par rapport à mon amie Marthe qui assimile beaucoup plus rapidement que moi, et par rapport à ma voisine Dita que j'ai réussie (après notre querelle) à dépasser en faisant l’effort nécessaire supplémentaire.

Cette période s'achève avec ma douleur de quitter ma chambre d’un jour à l’autre de nouveau, puis quitter Kolozsvàr, Cluj, mon pays natale, quitter mes amies Marthe, Véra et Édith, quitter notre appartement, ma rue, quitter la tranquille ville de mon enfance.
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Nous avons suivi mon père à Bucarest, la capitale de la Roumanie, où les gens grouillaient, les tramways, les taxis faisant un bruit horrible et j'avais mal à la tête après m'être plongée plus d’une heure dans le centre de la capitale.

Mon père m’a inscrite au lycée Technique de Chimie, on lui avait dit que de là je pourrais entrer sans examen, directement à la faculté de Chimie de l’École Polytechnique. La nouvelle école un défi dont je m'en suis bien sortie. J'aimais les travaux pratiques de laboratoire : l’environnement et l'odeur d’hydrogène sulfuré m'est restée chère, familière jusqu'à aujourd'hui. Là, entre mes collègues je ne me suis pas sentie étrangère.

À 16 ans, je me suis même fait une amie, et Alina est toujours mon amie, à travers le temps et la distance nous avons conservé, retrouvé cette amitié, ce rapprochement et nous nous sommes aidées, conseillées l'une l’autre autant que nous avons pu.

Ce qui m’a marqué le plus durant cette époque, c’est la croyance dans le rêve communiste « bonheur pour tous », mon activité de volontariat pour y contribuer, puis, lentement, les désillusions.

D’abord, l'arrestation abusive de mon père de son disparition pendant 7 mois sans qu'on sache où il était, sans accusation légale, sans procès.

Comme à Budapest à 10 ans où les Russes nous ont réveillé une nuit en 1945 avec l'arme pointée sur nos têtes pour finalement nous voler, emporter mon sac d'enfant avec tous mes trésors et économies faites pendant la guerre, à 16 ans j’ai été réveillée au milieu de la nuit par des gens de la Securitate, la Police Secrète Roumaine, avec des armes dirigées sur ma tête. Ils sont repartis avec mon père au petit matin. Le lendemain on nous a déménagés dans un tout petit appartement. On m’a interdit mes activités politiques. Nous nous sommes aperçus que la plupart de nos “amis” avaient disparu de l’horizon - mais d'autres étaient devenus, restés des vrais amis. Je ne crois pas avoir réalisé à l’époque tout le poids pesant sur ma mère.

Puis on a relâché mon père (après sept mois: "erreur".

Un matin, pas longtemps après son retour, quand tout a commencé à aller mieux, maman s’est brûlée profondément. À l’hôpital elle souffrait de douleurs horribles et me demandait d’appeler au secours mais l'infirmière n'a pas voulu réveiller le docteur malgré mon insistance et je me suis sentie si impuissante à l'aider, la soulager. Ça m’a fait énormément de la peine et un sentiment de culpabilité que je ressens encore.

L’arrestation de la jolie et élégante mère d’Édith, mariée à un ancien communiste, devenu ministre des finances adjoint de Luca qui gênait les dirigeants communistes. Elle avait en plus, une sœur, docteur à Paris et on aurait voulu les accuser “d’espionnage”. Après deux mois de détention à la Securitate, on l’a relâché sans dents, avec presque l'apparence d’un cadavre... et folle, aliénée - pour la vie.
Le réveil complet aussi au travail : rien n'était tel qu'on nous l'avait raconté, appris, promis. La vie n'était en rien conformes aux idéaux communistes qu’on m’avait inculqués.

Heureusement, j’étudiais avec plaisir, j'aimais l’algèbre et j'avais de bonnes bases.

Mes yeux sont ouverts lentement, dès les révélations après la mort de Staline qui était auparavant notre dieu. Et surtout la révolution hongroise de 1956 écrasé par les tanks russes. La réalité de tous les jours qui contredisait ce qu’on nous avait appris dans les livres, les films, les journaux, à l’école.

Et maintenant que faire?

Maintenant, dans mon journal arrive une très très long texte que j'ai écrit en repensant ma vie en reparcourant tous mes journaux d'avant. Ce n'est pas la première fois que je l'ai fait et bien sûr, à chaque fois différement de l'autre, suivant en quel étape de ma vie j'étais et comment je voyais les choses.

Mais vous avez, la plupart, parcouru avec moi, vie et journaux, alors, devrais-je ajouter de nouveau (par petits bouts) le "revoir ma vie avant de sauter" écrit juste quelques jours avant mon deuxième mariage ?

J'ai appris des choses sur

12 octobre 1990

Dans moins d'un mois : le 7 novembre, je deviendrai la femme de François “Madame”. Si je n'attends pas trop, si je suis assez patiente et en même temps vigilante, ça réussira.

Stéphanie a approuvé aussi, disant qu'on est déjà prêt pour que cela aille bien. Elle dit que moi aussi, j'ai beaucoup changé.

Est-ce vrai cette transformation ?

Il y a longtemps... très longtemps, la famille était la plus importante pour moi et mon travail passait après. Est-ce bon ? C'est féminin. Autrement ? je ne trouve pas en moi tant de différences.

Je suis toujours très près de mes enfants, mais ils n'ont plus tellement besoin de moi, seulement de temps en temps... et alors, bien sûr, je suis là.

Mais, et ce m'est important - François a vraiment besoin de moi. Et il sait être si reconnaissant et heureux que je sois là, que je l’apprécie, que j'aie de la joie avec lui, de lui et que sois heureuse avec lui.

Nous sommes assez fatigués ces temps-ci. Pourquoi ?

Sûrement rester autant assis n'est pas bon pour mon dos. Nous avons commencé à manger mieux.

Avec ce cahier et mon mariage, une partie de ma vie se termine et une autre commence.

On ne pourra pas dire que je n'ai pas fait pleins de choses intéressantes, ni qu'il ne me soit pas arrivé des événements agréables pendant ces derniers temps, celui où j’ai écrit cet onzième journal. Bien sûr, la vie est ainsi, pas seulement.

J'ai écrit deux livres qui ont eu de succès, de nombreux articles, j'ai passé deux ans et demi avec François, j'ai voyagé, mon fils a terminé son service militaire, j’ai vu Agnès divorcer, puis se fiancer avec un garçon vraiment bien.

Mais j'ai aussi eu une vertèbre cassée, j’ai découvert l'état avancé de ma décalcification, j'ai trop grossi après avoir réussi à maigrir. J’ai oublié ( ?) de bien vendre, mais j'ai appris à programmer, assez bien.

J’ai appris des choses sur François, des nouvelles choses sur moi-même, et surtout, sur la vie en couple.

On ne peut pas...

9 septembre

Y aura-t-il encore des choses que nous ne pourrons pas accepter l'un de l'autre ? Plus j'en laisse passer, plus j'essaie d'être souple avec lui, plus François « exige ». Quand il est agréable, se porte et parle ainsi, alors bien, je l'écoute. Mais c'est quand même terrible que je ne puisse pas dîner quand je veux, ce que je veux, sans que cela devienne un drame.

Julie. Es-tu sûre que tu veux te marier avec lui ?

Ne pas oublier de ne pas m'engager en rien qui dépende de lui, que je ne sais pas réaliser tout seule. Bien sûr, j'écouterai ses conseils, mais ne pas m’attendre de lui autre chose rapidement ou pour certain. Il y a deux ans, mon livre s'est volatilisé ainsi et d'autres choses aussi. Je peux prendre sur moi ce que je peux réaliser tout seule. Et vivre une vie plus indépendante.

Ce n'est pas bon d'être trop ensemble, à trop montrer mon amour.

Attention, Julie ! C'est ta vie. Donne, ce que tu veux, cède, change. Où est la frontière quand on ne peut plus, on ne veut plus changer, céder, juste pour avoir une atmosphère paisible, agréable, chaleureuse, bonne ? Montre-lui, toi aussi clairement où est la frontière qu’il vaut mieux ne pas dépasser si lui aussi ne veut pas la guerre !

Aujourd'hui à 18 heures j'ai eu faim. François n'était pas à la maison et j'ai mangé du pain avec fromage et tomates, dîner habituel de ma jeunesse. Depuis qu'il est revenu, il est fâché (et moi aussi).

Vaut-il la peine de se fâcher pour ça ?

La question n'est pas là, mais comment devrais-je me comporter dans ces circonstances. M'énerver autant que ça, ne vaut pas la peine, seulement parce qu'il essaie de détruire tellement mon indépendance. Pour cela, oui.

Finalement, on reste seule et le reste est seulement un mirage.

Ça coûte trop de vivre avec un autre !

On ne peut pas sans cesse s'adapter, toujours céder.

Il existe un "nous"

5 septembre 1990

Hier, Lionel a eu mal au ventre, j’aurai dû aller chez lui - surtout pour lui montrer que je l'aime, qu'il n'est pas oublié, mis à l’écart.

Autrement, puisque je ne suis pas allée (mauvaise Julie, tu penses tard !) cela l'aidera à devenir plus rapidement adulte - il est temps, il avait besoin. Pour Lionel. Pas pour moi. Vis-à-vis de moi, il se comporte déjà comme un adulte et fils aimant. Mes deux enfants m'aiment chaleureusement.

Qu'est- ce qu'il lui arrive à François ? Il a peur, de quoi ?

De ce qu'il "n’obéit pas" à la volonté de sa sœur, de ce qu'en sortira ? Ou de la vie, notre bonheur ? ou pour nos problèmes matériels ? Pourquoi est-il tellement fatigué, abattu, mal au ventre ? Il faudra qu'on en parle, mais quelquefois c'est difficile, même si la communication entre nous est bonne parce qu'il (et Lionel aussi) essaie trop de ne pas me heurter. Sait-il, lui même ce qui lui fait mal ?

Bientôt ce cahier sera rempli.

Stéphanie m'a dit qu'elle voulait seulement que qu'on veuille très fortement se marier tous les deux, qu'on soit très sûrs. J'espère que c'est ainsi. Je l'espère beaucoup.

Elle arrive en novembre. Nous l'attendons. Même si pour le moment, nous sentons qu'on voudrait se dépêcher se marier pour que rien ne vienne l’empêcher. Nous le voulons tellement, tous les deux ! ! Vraiment de l’intérieur, sérieusement. Peut-on "y réfléchir" quand on est amoureux et heureux ? Peut-on se marier si on ne l'est pas ?

Nous nous connaissons depuis bientôt trois ans et nous vivons ensemble depuis deux ans et demi. Nous avons fait un très grand et long chemin pour nous rapprocher, à travers monts et vallées. Nous l'avons senti, pressenti déjà depuis la première minute que quelque chose très fort nous liait ; surtout le soir quand il m'avait serré contre lui pour la première fois et à ma forte réaction instinctive à sa tendresse. Mais nous étions encore deux étrangers, inconnus l’un pour l'autre, venant de deux mondes différents. Depuis, le temps est passé. Beaucoup des choses se sont passées autour de nous, entre-nous, bonnes et mauvaises. Il a fallu tout ça pour qu'on se connaisse mieux et qu'on arrive plus près l'un de l'autre.

Maintenant, il y a déjà un "Nous". Cela ne m'est jamais arrivé avant, avec aucun homme.

J'ai eu un sentiment similaire avec Sandou quand Agnès est née, "Nous" avions été ses parents. Et nous sommes les parents de Lionel. Mais ce sentiment de l’union n’était pas le fort lien qu'on sent entre nous maintenant entre François et moi.

J'ai aimé Paul et je me suis sentie bien avec lui, mais je n'ai jamais eu avec lui un lien intellectuel et en moi-même je sentais toujours quelque chose très trouble sans pouvoir le définir. C'était agréable de se blottir près l’un contre l’autre comme deux enfants, mais aussitôt réveillée ce n'était déjà plus ça. Et après quelques mois agréables, il s'est refermé, a commencé à revenir ivre. Même avant il a seulement fait semblant de m'aimer, en croyant qu'ainsi j’allais continuer à l'entretenir.

Et François ?

Il est un homme "tourmenté", un homme qu'on n'a pas élevé selon le principe qu'on a le droit d’être libre et heureux - comme m'a toujours dit ma mère. Peut-être est-ce cela qui l'inquiète ?

On se ressemble tant. Et, depuis un temps, on a de plus en plus d’humour dans nos relations. On sait mieux "traiter" l'autre, quand quelque chose ne "tourne pas rond".

Problèmes ? Peut-être seulement le fait que je n'ai pas encore très envie de travailler. Je me suis trop habituée à me reposer, à faire l'amour, à ne pas lutter. Avec le temps, ceci peut devenir un problème, il faut que je prenne sérieusement la vie, le monde, mon travail et le gagne-pain.

Et moi?

Et moi ?

Donc, où en suis-je, moi ?

À 56 ans, je me sens de combien d’années ?

À l’intérieur, très jeune, jolie, agréable.

Extérieurement j'ai trop grossi et je ne réussis pas à maigrir. Je mange, trop. Je ne m'occupe pas assez de ma santé. C'est mal. Je commence, mais pas assez. Par contre mes nerfs. Quels nerfs ? Encore en février c'était épouvantable. Ça va mieux, mais pas encore complètement.

Pourquoi ? J'ai peur ? De quoi, de qui ?

Sûrement de la vengeance de la sœur de François, surtout de sa méchanceté. Elle m’avait soutenu déjà que son frère ne pouvait pas se marier, qu’il ne fallait absolument pas nous marier. En plus on a assez des problèmes matériels et je me suis rendu compte qu’on ne peut plus continuer ainsi, bientôt je n'aurai plus d'argent. Jusqu’à maintenant, j'avais le sentiment d'avoir une base financière sure, mais c’est fini.

Sinon, je me sens bien et très sûre sur mes pieds, et puis, d'un coup François se comporte en étranger. Il y a quelque chose en lui qui "le pousse à s'éloigner, à détruire", juste quand tout est le plus merveilleux, le plus extraordinaire. Mais de moins en moins souvent.

Et moi ?

Je ne dois pas prendre les choses pour sûres et je dois lutter tous les jours pour garder notre bonheur. D'une façon ou d'une autre. En étant très attentive, tendre ou assez évasive pour qu'il soit satisfait en ce dont il a besoin : tendresse, sûreté, affection, attention mais aussi dans son besoin de lutter, conquérir, obtenir de nouveau... C'est dur. Voilà... Je parle de nouveau de nous et pas assez de moi.

Comment est Julie aujourd’hui ?

Est-ce que c'est vrai - François le dit - que j'ai beaucoup changé ?

Je suis plus heureuse et détendue avec lui, c'est sûr. Je l'aime encore plus. Oui. J'ai d'autres priorités, celles d'une "femme" plutôt que celles d'un "chef d'entreprise". Je me promène davantage et avec plus de plaisir. Je m’intéresse plus à la politique, mais avec tous les énormes bouleversements, l’effondrement des états communistes des pays de l'Est, ce n'est pas étonnant. Je sais mieux me détendre, me reposer. Pas trop ?

Est-ce que tout ça c'est un changement profond ? Je ne le ressens pas ainsi. Tout juste un glissement normal pour une femme heureuse, comblée. Être heureux c’est un état et François cultive soigneusement chez moi cet état, et moi, je fais mon possible pour le réaliser chez lui. Il est tellement agréable quand il est détendu et heureux ! et fier de ce qu'il a réalisé !

Et Julie ?

D'abord, pour moi aussi c’est une grande satisfaction d’avoir pu donner, redonner du bonheur à François. Confiance en lui-même, d'abord. Envie et courage de mieux créer. De voir que mes enfants vont bien.

Même le fait que Bip ne va plus et que je n’arrive plus à le soutenir financièrement, a été d'abord un plus pour Lionel, parce qu’en travaillant, il se rend compte qu'il doit et peut compter sur lui-même, il devient de plus en plus adulte et responsable, m'aidant même. Et, moi, je me suis rendu compte que je peux compter sur François et qu'il est là quand j'en ai besoin !

Cela ne veut pas dire me laisser aller. Il est temps que je commence à réagir. Je ne dois pas glisser de plus en plus dans la facilité, une vie agréable sans luttes. J'ai une tendance à me laisser vivre... Peut-être trop, pour les circonstances actuelles.

Ou alors, avons-nous tous besoin de périodes de repos, de réflexion, de détente (de plus en plus grandes, au fil des années), entre deux périodes d'activité intenses ?

Ai-je raison, le droit de faire surtout ce que j'aime (on aime) au lieu de me démener pour gagner mieux ? Puis-je me le permettre ?

D'un autre côté, il faut être heureux quand on le peut, tant qu'on peut. Nous travaillons, je travaille. Mais assez ?

Je regarde souvent la télé, surtout la politique, c'est vrai, mais pas seulement. Je lis moins, depuis un certain temps. Mais je programme plus. Je sais, que je ne peux pas écrire toute seule. Mais écrire est devenu, pour le moment, moins important. Je continue à étudier comme avant, même davantage. J'ai fait d’énormes progrès depuis une année. Et comme d'habitude, j’applique ce que j’ai appris. Assez ?

J'ai dit hier une chose qui doit être vraie "j'ai le bonheur d'avoir à côté de moi quelqu’un qui a besoin de moi". Après que mes enfants se soient envolés, c'est devenu important pour moi et je ne m’en suis même pas rendu compte jusqu’ici. En cela je suis probablement très femme. En d'autres choses aussi.

J'ai la chance inouïe d'avoir à côté de moi, non seulement quelqu'un qui a vraiment besoin de ce que je peux lui apporter, non seulement de ma présence ou de ma tendresse, de ma compréhension et de mes critiques positives, de confiance... mais aussi un être qui est tendre, communicatif, intelligent, ouvert, ayant l'ambition, et même plus, le besoin de me rendre heureuse, satisfaite, épanouie.

Je crois sincèrement qu'on se connaît dorénavant et qu'on s'aime pour ce qu'on est, et pas pour des rêves ou des chimères.

3 septembre 1990

Depuis le mois de mai, je n'ai rien écrit dans mon journal. Pourquoi ?

Entre-temps, j'ai appris beaucoup en programmation. Hélas, ma société, Bip ne marche pas bien...

Agnès et son fiancé, Don sont venus à Paris, j'ai l'impression qu'ils seront très heureux. Enfin quelqu'un qui est comme je l’espérais pour elle, enfin elle est femme pleinement, femme heureuse, femme aimée. Don est modeste, chaleureux, intelligent, sérieux. La différence entre eux ne facilitera pas les choses, mais ils sauront résoudre leurs problèmes. Ils rayonnent de bonheur.

Lionel a commencé enfin à bien étudier, et sérieusement, en utilisant plusieurs livres à la fois pour un même sujet. Pour le moment, il approfondit le Français. Il comprend, expérimente, découvre par lui-même, il se fait une façon à lui d’étudier. Depuis qu'il enseigne chez Berlitz, il a plus de confiance en soi. J'ai le sentiment qu’il est sur le bon chemin. Peut-être que les quelques semaines vécues avec nous l'année dernière, les a quand même aidé, tous les deux.

François est de plus en plus de bonne humeur et chaleureux. Il m'a emmené en « lune de miel » autour du monde. Chicago (Conférence sur les images pour lui), San Francisco (Mac Expo pour moi), Taiwan et Okinawa (nos promenades) !

Nous sommes restés cinq jours inoubliables à Okinawa, cinq jours qui nous ont liés encore plus, nous ont réunis. Les déjeuners et dîners japonais, les maisons traditionnelles, la nature, la mer, les plages, les lagons coralliens et nos promenades...

Par contre, Taipeh avec ses gens grouillants et nerveux ne m'a pas plu. C’était intéressant, mais vivre là, vraiment non. Je comprends difficilement ce qui a plu au début, ce qui a attiré notre copain là-bas, le fils de Stéphanie.

Nous sommes revenus par l'autre côté, un long voyage à travers Bangkok et Bahreïn. Il a fallu longtemps pour nous remettre, puis je me suis préparée pour la venue d’Agnès et Don.
Entre temps, François a fait des conférences fantastiques à l'Université, il a eu beaucoup de bonnes idées et il s'est rendu compte de l'importance de mon aide et combien nos discussions l'ont aidé.

Et moi ?

Nous avons décidé de nous marier bientôt officiellement.

Je me sentais déjà mariée depuis longtemps. Mais peut-être, je l'espère ! ainsi nous serons encore mieux. Cela dépend de nous.

Depuis mars, chaque jour nous a rapproché. Nous avons tous les deux, construit et réfléchi ce "nous" et trouvé comment s'entendre avec l'autre.

Avant de réfléchir et d'écrire sur le "nous", analysons où j'en suis "moi" ; c'est devenu un peu plus difficile - tellement c'est mélangé avec le "nous". Pas trop ? Est-ce bon ? Pour le moment, c'est très, très agréable.

A-t-on le droit, peut-on être si heureuse ? Après tant de choses dans la vie, on commence à avoir peur quand tout marche bien, parce qu'on sait que la roue de la vie roule, elle ne s’arrête pas et roule vite.

Combien dépend de nous et combien dépend des choses externes ?
"Il faisait partie de ces miracles que le ciel nous accorde, de temps à autre. " (Huxley)

Mes plaisirs dans la vie

Les 10 choses que j'aimais le plus faire étaient

Apprendre et utiliser mon savoir ; enseigner ; rencontrer des gens, travailler en équipe, résoudre des problèmes, habiter une grande ville, voyager, lire, discuter, l'amour romantique et tendre.

C’est tout à fait ce que je fais maintenant, et plus !

Mes Plaisirs dans ma vie étaient :

Nager, les promenades en forêt (avec François, je le réalise maintenant), manger (oui), bon sexe sentimental (!).

Lire, rechercher, analyser (organiser), résoudre des problèmes, prendre des décisions... tout cela je l'ai, je l’ai fait en programmeur indépendant, en femme de François. Écrire. Parler avec les gens. Prendre des risques (depuis dix ans je ne fais que ça dans le cadre de ma société surtout).

J'aime les situations calmes. C'est possible, mais pas toujours réalisable avec François. Mais de plus en plus. Et j'ai été toujours bonne pour résoudre les problèmes.

À quoi sont dus mes succès ?

Lutteur, sait obtenir la collaboration des autres. Étudie et utilise tout de suite, prend l'essentiel, jette ou ignore le reste. Persévérance, quand croit dans une chose. Curiosité, travailleuse. Aime lire, bonnes intuitions, enthousiasme. Donne l'indépendance aux autres, et confiance en soi.

J’ai encore ces qualités, elles m'aident toujours.

Mes enfants sont devenus depuis indépendants.

Plaisir de réalisations que j'ai écrites à 45 ans :

14 ans écrire un article publié dans une revue

18 ans bonne en comptabilité et en chimie analytique

26 ans plaisir en mathématiques, bonheur d'avoir réussi

à finir l'université, d'avoir réussi à écrire un article sur la recherche, faire des amis, apprendre le français et l’anglais, devenir femme

30 ans devenir mère, m'occuper de mes enfants

34 ans être bon chef de labo, écrire de bons « Modes d'emploi » tester les produits de l’usine

redevenir indépendante, se découvrir bonne amante

38 ans apprendre l'informatique et les math modernes

42 ans bien réussir mon doctorat d'état malgré tous les difficultés sur mon chemin

43 ans Amérique, perte de poids, le bon développement de mes enfants

45 ans l'Informatique

Et ensuite ?

47 ans créer la société Bip - mon "bébé", la démarrer, la faire marcher, changer de métier, bonne vendeuse et acheteuse (en informatique)

52 ans écrire et publier le livre : “PostScript à votre Service”

54 ans écrire et le succès du “livre d'HyperCard”

56 ans programmer ! et regarder François et sa joie le bonheur de Couple que nous avons construit. Partager.

C'est maintenant. Et l’on ne s'arrête pas. Je continue, continuerai de produire, de réaliser. Peut-être, même, d’écrire.

Il faut bien réfléchir avant et s'il faut, réécrire mieux.

OK. Mais Julie, écris-le d'abord toi-même, ne te laisse pas décourager.

Tu n'es pas nulle ! Ton enthousiasme, tes idées pourront êtres transmis si tu t'y appliques sérieusement.

1988


1988
par Julie70.
les premières promenades ensemble, tout une monde nouvelle qui s'était ouverte devant moi, deux ans plus tard: notre voyage à Taipei et l'ile Okinawa,

je crois que cette photo parle assez bien de ce que je ressentais, fait par François dans le parc de Vincennes, le novembre si je m'en souviens bien

Voyage Avant Noces 55 ans


Voyage Avant Noces 55 ans
par Julie70.
Just before second mariage, by my second husband.
This was taken in Taiwan, were we went together,
two month before our mariage.

That was of course, almost 20 years ago... in 1990
A Taipei? Non, cela e dû être déjà à Okinava!

Lune de miel

25 mai 1990

Hier, François a eu 60 ans : jour de miel, un long, long mois de miel !

Depuis quand ? Un jour, on est allé se promener dans le parc des Buttes-Chaumont. On est revenu amoureux et d'un coup vraiment très près l'un de l'autre. Il y a eu un changement, dû peut-être aux autres choses aussi. François s'est calmé, et moi avec lui. Puis, deux semaines plus tard, nous avons fait “le tour de monde en 16 jours”.

Chicago, où l’on a entendu des conférences sur des futures tendances intéressantes, correspondant à ce qu’on veut faire. À l'Expo, François a “plu" à deux femmes et il a été fier de me le raconter. J'ai été sincèrement heureuse pour lui, mais il n'a pas dit assez vite "mais". J'ai donc bien fait de partir une journée avant lui et il s'est retrouvé là-bas libre mais finalement, tout seul, sans ces femmes qu’il s’était imaginé qu’il lui avaient souri.

On s'est retrouvé à la MacExpo de San Francisco et nous sommes partis à travers Los Angeles à Taipei. À l'hôtel de l'aéroport, une grande porte vitrée est entrée en conflit avec mon nez, heureusement sans me laisser de dégâts durables.

Ensuite on est arrivé à Okinawa, l’île que François me promettait, l'île que François me dépeignait depuis des mois. C'était encore beaucoup plus fantastique, mieux qu'il ne le croyait, qu'il le disait et beaucoup, beaucoup plus que je l'espérais.

Nous nous sommes retrouvés, ensemble, parmi des étrangers souriants, très très ensemble, à midi dans des restaurants avec des plats étranges et le soir en kimono japonais tous les deux.

De temps en temps, dans un embouteillage, puis visitant une caverne pleine de stalactites et un magnifique jardin botanique, ensuite nageant dans l'eau limpide des mers de Chine. Vivant, profitant de la détente, s’écoutant l’un l’autre et la nature. François a une soif de vivre, de connaître, de faire, inassouvi, extraordinaire ! C’est formidable, quelquefois fatigant, mais à Okinawa j'ai bien suivi. Je suis un peu plus douillette, fatiguée et moins curieuse que lui ou plus rapidement satisfaite, mais c'était formidable.

De retour de ce paysage fantastique, exotique, lointain, à Taipei j'ai été déçue de trouver une grande ville frénétique, pleine à craquer de gens qui ont perdu leur sourire quelque part sur la route.

« Reste à côté de moi tout le temps » m'avait demandé François - pour mieux résister à la tentation presque continue que la femme de notre copain lui a fait subir, surtout au début, par plus que des allusions. Fatiguée, je me suis assise une heure. La copine de notre ami s’est alors rendu compte que François avec ses curiosités acoustiques et techniques regardait à travers elle comme si elle n'aurait pas existé ; elle s'est enfin fâchée et partie. Ensuite nous avons pu passer quelques heures agréables en nous baladant seulement avec notre copain, le fils de Stéphanie.

Avant de partir de Taipei, nous avons fait encore « une sieste » inoubliable dans notre hôtel, où l’on nous a fait payer : 2 jours et... 2 heures !

Pour le retour, 30 heures presque sans sommeil auquel j'ai mieux résisté que je ne le croyais. Paris. Travail sur les “Charges d'Enseignement“. Promenade dans le parc de Bagatelle entre des haies pastel incroyablement jolies.

Et notre lune de miel continue ! Elle est encore mieux qu'en voyage. On est très très près l'un de l'autre et extrêmement heureux. J'aimerais beaucoup me marier avec François.

Mais surtout faire durer cet état des choses qui existe maintenant entre nous. La Celles, l'amour dans les bois. Cette jeunesse qu'on sent en nous, les baisers de François qui me font fondre complètement. Cette certitude de l'amour de l'autre. Ce plaisir de voir la télé, des fleurs - ensemble. Partager. Se tenir la main.

Agnès s'est fiancée et se marie en décembre. Lionel est parti pour deux semaines avec Sandou, son père, vers la Roumanie.

Nous sommes profondément, magnifiquement heureux.

Peut‑on analyser, disséquer le bonheur ? Peut-être. Mais je ne le ferai pas aujourd'hui.

Je suis fatiguée, je me repose, je m'endors.

François voulait se marier, mais après que je lui ai raconté que Stéphanie, qui nous aime, m'a dit de ne pas le faire, il ne demande plus ma main. Pourquoi ? Il a confiance en Stéphanie ? Ou alors ce qui était important était seulement que je le veuille, moi aussi ? Ou bien il a compris profondément pourquoi ? Maintenant c'est moi qui le voudrais. Je sens qu’il serait sot de pas nous marier. Mais si elle avait raison et que cela abîmait nos liens ?

On se connaît, on se comprend et s’accepte mieux. Plus et surtout avec plus d’humour. Et l'humour aplanit, dégonfle tout énormément vite et efficacement.

On rit, on vit, c'est merveilleux !

En Roumanie, les premières élections "libres" depuis 40 ans... On a commencé à se rendre compte en quel état indescriptible le communisme a mis les gens, leurs nerfs, leurs habitudes. On ne sort pas sans dégâts d'années de prison. Peut-être pas tous les 40 ans, mais les 15 dernières ont été tout à fait épouvantables là-bas. Pour moi, je n’y suis plus allée, depuis que ça a été de plus en plus horrible. Même si Iliescu et sa bande communiste, arriviste n'est pas l’idéal, peut-être faut-il une transition. Ainsi les "vagabonds" jeunes et intellectuels de Bucarest et leurs sympathisants auront le temps d’apprendre comment faire, agir, réparer.

Construire. C’est bien plus dur que détruire.

Des choses, des gens sont détruits d'une pelle, une bombe, un mot, une balle, mais pour reconstruire, renaître il faut beaucoup de patience, de travail, d’application, de sagesse, et si possible - tout cela ensemble.

Même si j'ai découvert finalement que Danielle, la collègue de travail de François, était mauvaise pour lui (et se servait de lui tout en le flattant), il aurait fallu le lui dire plus délicatement. Peut-on dire une mauvaise nouvelle gentiment ?

Après un matin de hurlements et crise de nerfs, François m'a avoué qu'il savait déjà qu'elle était nocive et qu’elle lui avait fait du tort dans des domaines dont je ne savais rien.

Quelquefois cela m'arrive à moi aussi : on n'aime pas, on évite de regarder en face les vérités désagréables, on s'obstine à voir les gens tel que nous voudrions qu'ils soient, qu'on a vu au début à travers nos rêves et désirs.

Toujours Spinoza :

“Il faut distinguer la compréhension de l'imagination. Pour savoir réfléchir sur le mouvement d’acquisition, il faut d'abord sortir de l'esclavage de l'imagination.”

Est-ce un esclavage ? L’imagination peut souvent nous induire en erreur, relativement à la vérité.

Est-ce mieux de savoir la vérité ?

Spinoza parle des trois richesses que les gens poursuivent :

Volupté (ah oui ! quand on peut...)

Honneur (agréable, mais pas important pour moi; par contre plus important pour François).

Et richesse (ceci nous intéresse seulement dans la mesure où cela nous permet ou nous interdit de poursuivre nos recherches, voyages et découvertes).

Spinoza dit que la volupté empêche de penser, qu'elle est suivie d'une tristesse profonde qui engourdit l'esprit (?)

Notre félicité et malheur, dit-il, dépendent de la qualité de l'objet auquel nous adhérons par l'amour, en effet, jamais des disputes ne naîtront à cause d'un objet qui n'est pas aimé, quelquefois à cause des objets qu'on imagine aimer ou s'attacher. L'amour des choses périssables, l'amour charnel, gloire ou richesses ne nous font tort que s'ils sont des moyens pour autre chose et usés avec mesure.

Il faut connaître notre nature et la nature des choses, les classer par différences, ressemblances, oppositions ; concevoir ce qu'elles peuvent supporter, ce qu'elles apportent ; comparer ceci avec la nature de l'homme.

Comprendre tout ce qui doit être, faisant également que l'esprit ne soit pas fatigué par des choses inutiles.

Je revois aujourd'hui le papier que j'avais écrit, l'analyse détaillée d'après le livre “Hidden Job Market” trouvé dans une bibliothèque de San Francisco.

10 mars 1990

Plus ça va, plus je me rends compte de mes torts.

Tout simplement je ne réussis plus à accepter François tel qu'il est devenu, tel qu'il est de temps en temps. Il a un besoin immense d'agir, de prouver, de changer, de créer... des choses énormes.

Il bouillonne d'énergie, d'idées et d'enthousiasme. Je devrais le soutenir et pas le critiquer. Le laisser faire et rester tranquille, éloigné. M’impliquer moins. Pourquoi ne réussis-je pas ?

D'abord, parce que mes nerfs sont en mauvais état.

Quelquefois, pour quelques instants, je retrouve mon François heureux, ouvert, "normal" ? ! et je suis heureuse, rassurée. Puis, de nouveau, il veut me prouver, se prouver.

Si je m'analyse bien, c'est moi qui ai déclenché, provoqué la venue de la nouvelle vague, sans le vouloir, en le critiquant d’un côté, en l'encourageant de l’autre. Ah ! là, la. Je suis fatiguée et je ne réussis plus à être heureuse, détendue. Je suis triste, énervée et fort épuisée.

Voyage de (pré) noces

8 avril

Et puis bang, de nouveau tout change !

François devient serein, chaleureux, amoureux et lumineux ! oh, que je l'aime ! En espérant que ce François-là, tendre et agréable en diable, restera à côté de moi longtemps ! Il y a déjà plus de deux semaines que cela dure... Tant de jours merveilleusement heureux ensemble.

Et depuis hier a commencé notre « voyage de noces ». Un vrai ! même si c’est sans papiers officiels.

Le voyage vers Chicago a été beaucoup moins éprouvant que je ne le craignais, un François fantastiquement agréable, avec des yeux limpides, heureux et amoureux, des doigts caressants et tendres. Et la nuit - il m’a dit que jamais ça n’avait été si bon.

Et il y a deux ans, je croyais que j’en voulais plus, il croyait qu’il ne pouvait plus !

On s'aime et on vit.

Ce matin il a couru à côté du lac, puis on a fait un petit-déjeuner buffet tout à fait mémorable au Hilton à côté du notre hôtel. Voilà pour le commencement de notre voyage.

Stéphanie nous a prédit une merveilleuse année et elle se trompe rarement dans ses prévisions...

25 février 1990

On ne peut pas s'enfuir de soi-même et de ses problèmes. La vraie question est peut-être : puis-je supporter ce François nouveau, ambitieux et plein de lui-même?

En tout cas, il y a trois jours j'ai eu un choc nerveux, avec tension élevé (15, normalement j'ai 10), battements de cœur et une forte envie de hurler. Depuis, je vis avec des médicaments. Mais François continue de m'énerver. Nous sommes partis à la campagne « nous reposer » mais il continue ce qu'il faisait avant. Oui, il veut aussi se promener, mais dehors souffle un vent froid et je ne suis pas bien préparée à ça.

Il saute ici ou là, n’a pas de direction, de plan (seulement d’être reconnu, de montrer combien il est bien, intelligent). À cause de cela il se laisse mener par le bout du nez ; il exagère, il se dupe lui-même et chaque fois il pense qu'il a gagné. Il fait croire aux mirages.

Qu’arrivera-t-il? Quand cela finira-t-il ??

Aujourd'hui il s'est querellé parce que parmi les beaucoup de pièces de sa maison de Celles, j'ai soit disant surchauffé celle où nous sommes, une petite pièce où je travaille d’habitude, ce qui veut dire pour lui, que je « ne le laisse pas être ».

Il se querelle pour un tas de petites choses : pourquoi je ne mange pas le porc épicé, pourquoi je ne mange pas de tout comme « il sera normal, français » ; que j'ose dire qu'Unix pourrait rester important pour encore un temps.

Il y a de choses qu'il ne sait pas, ou mal. Mais il affirme tout, comme si c’était la Bible ou les dix commandements et il devient de plus en plus insupportable. Où est la sortie ?

Julie, où est ta base stable? Peux-tu continuer à vivre avec François sans complètement abîmer ta santé, tes nerfs?

Que me faut-il?

5 février 1990

Bien sûr. Quand il est ici, il me fatigue, m'énerve, ou alors il me rend très heureuse. Mais hier soir, comme il n'était pas là, il m'a manqué. Tout me paraissait vide.

Que c'est bon de s'endormir à côté de lui. Que c'est bon de se réveiller avec lui, comme hier, quand enfin son visage et ses yeux étaient tranquilles, sans tension. Comment peut-on rendre plus rares les moments, les heures, de tension, et plus longs les moments heureux et harmonieux ?

Bien réfléchir, discuter ensemble : ce qui est vraiment important pour lui, pour moi. Comment se conserver l'un et l'autre malgré les pressions externes ?

De toute façon, ce sera bon de comprendre ce qui m'a autant détruite et fatiguée, déprimée. Ses "douches écossaises" continuelles ? Ou alors de revivre certaines de mes anciennes douleurs enfouies ? Ou me rendre compte combien tout est changeant dans son comportement ? Flamme passagère ou feu durable ? Est-il vraiment labile ou seulement en surface ?

Comment regagner mon énergie au travail ? Lionel l'a perdue, lui aussi. Pourquoi ? Que m'arrive-t-il ? Je n'ai pas assez de vraie détente. Trop de tension. Pourquoi ?

On vit qu’une seule fois. On ne peut pas se retourner et revivre autrement ce qui s’est déjà passé ni le recommencer dans une autre direction, dans le passé. On peut changer seulement l'avenir. Mais pourquoi décide-t-on ? Qu'est-ce qui nous pousse ?

Où est le problème ? Je suis relativement forte. Les hommes plus faibles ont besoin d’êtres aimés, mais en réalité, moi aussi. Que me faut-il ? En même temps, ils ont besoin d’être forts, d’aider, de donner.

Si je pouvais maintenir l’équilibre et lui faire sentir que (dans certaines choses) moi aussi j'ai besoin de lui, peut-être, cela irait-il mieux. Ira-t-il ?

4 février 1990

Mes nerfs vont très mal. Pourquoi ? D'un coup je ne supporte plus comment François se comporte. Que m’arrive-t-il ? Je ne vais quand même pas laisser sa sœur gagner. La laisser triompher de nouveau ? !

Il est froid, il est chaud, ses nerfs ne vont pas mieux, même si lui ne le reconnaît pas. Je suis trop nerveuse pour analyser tranquillement la situation.

Il se laisse trop tirer à gauche et à droite, depuis quelque temps par simple «admiration envers lui» et ne supporte pas qu'on lui réponde, qu’on ait une autre opinion que lui. Si quelqu'un le flatte, peut lui faire faire des choses, depuis un temps encore davantage qu’auparavant. Depuis quand ? Depuis qu'il a voulu enseigner la compilation.

Depuis, il ne s'arrête plus. Il fait de grands rêves, les uns après les autres, ça tombe ou il les laisse tomber. Il recommence avec un autre, puis un troisième et ainsi de suite. Difficile de le regarder sans réagir.

Que j'intervienne ou non, j'aurai toujours tort.

Parfois nous avons des jours merveilleux. Mais déjà "un peu" de bonheur ce n'est plus assez pour lui, ni un "petit" travail. Avant, cela lui faisait plaisir, le satisfaisait. Il était comme ça quand je l'ai connu, mais cela me dérangeait moins, et de temps en temps, il s'arrêtait, se tranquillisait, me souriait.

J'ai enfin réussi à lui démontrer comment est sa sœur et aussi ceux qui sont autour d'elle - mais à quel prix ! Je me suis complètement épuisée nerveusement, moi aussi. Et éreintée.

Il grogne de nouveau

2 février 90

Depuis quelques jours, François grogne. Beaucoup. Pourtant les choses paraissent aller mieux. Il a une affreuse peur de mon « non », mon « oui mais ». Finalement tout ce que j'ai dit lui paraît une opposition et pas une aide.

D'où souffle le vent ? Des suggestions externes ou une maladresse par moi ? Il ne s’intéresse pas beaucoup à mes projets, mais voudrait que moi, je m’intéresse à tous les détails des siens, qui se développent et changent tout le temps...

Il y a deux ans

24 janvier 1990

Il y a deux ans... au salon de Publication Assisté par Ordinateur, notre rencontre. Comme si cela s'était passé hier.

J'étais en train de boire un café au buffet et d'un coup Michèle, ma secrétaire, arrive toute agitée :

- Venez vite ! quelqu'un fait du scandale dans notre stand ! à cause d'une traduction. Il dit que Bip vend un produit et ne devrait pas ; il est en train de le traduire. Il crie et ne veut pas s'en aller.

J'accours aussitôt à notre stand où attend un homme grand et intéressant. Il se présente : « François Savoyard., professeur à l'Institut de Programmation. »

Mais bien sûr, je me souvenais de son nom ! En 1973, quand j'avais voulu faire un Doctorat en Informatique, je me suis demandé où m’inscrire. Et l’on m'a dit qu'il n'y avait qu'une seule équipe qui vaille la peine, qui fait de l’informatique pratique, le laboratoire Savoyard. Mais à cette époque-là, il n'a pas voulu de moi. Il n’a pas cru que je puisse réussir.

J’accours, je regarde cet homme imposant et lui dit :

« Il faut absolument trouver un moyen de travailler ensemble. »

Plus tard, ma secrétaire me demande :

« Par quel miracle, l'avez-vous calmé d'un seul mot ? »

était-ce ce que je lui avais dit ou comment je l'ai regardé ?

Il est reparti en achetant mon livre PostScript. Le lendemain matin il est revenu : il l'a déjà lu et l'avait trouvé merveilleux.

C'était le jour où est sorti mon livre sur HyperCard et je lui en ai offert un en avant-première. Celui-ci, il a fallu plus longtemps pour qu'il le comprenne : la nouvelle philosophie de ce livre était plus éloignée de ce qu'on enseignait à l'Université.

Nous avons pris un rendez-vous chez Bip « dans dix jours » pour qu'il me montre son produit, l’editeur, et, qui sait... avons-nous déjà pensé, je crois, tous les deux.

Il faut payer pour le bonheur

21 janvier 1990

Hier je me suis fiancée officiellement en présence des trois filles de François et de Lionel. Agnès a téléphoné de Washington et ainsi elle a été aussi avec nous. Même ce jour-là, tout n'est pas allé très bien. Les nerfs de François vont mal et j'ai moi aussi des problèmes.

Le contrôle fiscal s'est bien passé, fini, mais le procès non. Bip devra payer beaucoup à Lettraset. Je dois décider de payer ou terminer alors rapidement la comptabilité et ne pas payer. Fermer la société ou alors mettre encore de l'argent dedans pour pouvoir les payer malgré tout ?

J'ai seulement quelques jours pour réfléchir, pas beaucoup.

François me propose de m’emmener pour deux semaines à Taipei pour Pâques et aussi sur une île, Okinawa, non loin de là, ce serait un voyage beau mais fatigant. Il voudrait que nous nous mariions plus rapidement. Je crains de me décider parce que de temps en temps il est insupportable et agressif, mais quelquefois, nous avons des minutes, des heures absolument formidables.

Il faut payer pour le bonheur, toujours. Mais n'est-ce pas, ça en vaut la peine !

Bien sûr, il a des défauts, mais il a aussi une foule de qualités. Il est horriblement fatigant de temps en temps, surtout quand il veut me forcer à admettre son point de vue. Et, si on décidait un "modus vivandi" entre nous ? On peut parler, rire, jouer, s'embrasser, se câliner, hélas aussi se quereller.