De quoi avez-vous peur ?

Celles en Haut

J’ai peur des soudains malaises de François.

Il doit se rendre compte. L’utilise-t-il exprès ? Non, il se fait peur lui-même aussi.

Peur de souvenir, de ce qui aurait pu arriver, sa disparition. Peur du souvenir de ce qui lui a soudainement arrivé, l’embolie pulmonaire avec la soudaine chute et perte de conscience, l’arrêt de cœur faute d’oxygène et de l’air. Peur de la faiblesse, peur de n’avoir pas quelqu’un à disposition pour le secourir tout de suite.

Il en a sorti la dernière fois à cause de la vitesse. Le policier avait un talkie-walkie et il était à quelques mètres seulement de François tombé par terre. Mais il ne l’a pas vu. Un docteur, passant par là l’a vu tomber et il y est allé, a alerté le policier et les pompiers ne sont pas loin de là. Ils arrivent rapidement avec docteur et équipement de réanimation au bord de leur véhicule.

Ces jours-ci, quand François prend peur, et il lui arrive assez souvent, il dit seulement « Julieee ! » d’un ton qui veut dire « Secours !!! »

Que puis-je faire ?

Venir tout de suite à ses côtés. Demander ce qui lui arrive, ce qui se passe. Le prendre dans mes bras, le cajoler, le tranquilliser.

Suggérer une activité, se promener dans la compagne, cueillir de cerises de l’arbre ou les prunes tombés par terre. L’attirer dans les bois environnants, l’emmener dans une des églises où il peut jouer de l’orgue, le faire parler d’informatique ou des choses qu’il vient lire. Le distraire.

Je ne réussis pas à deviner si son soudain malaise ou sentiment de malaise vient de manque d’oxygène, du diabète nerveux, du rhumatisme, de mauvaises circulations de sang, ou alors de ses craints. De la peur de n’être pas à la hauteur des tâches à laquelle il s’est engagé des tâches nouvelles qu’il se donne sans cesse.

Des fois, il craint de ne pas savoir trouver la musique d’orgue « dans le ton, le bon ton » pour le dernier psaume chanté ou ne pas trouver la pièce qui sonne bien sur un des orgues. Des autres fois, il se lance dans des programmes compliqués, d’après ses idées fantastiques mais difficilement réalisables et pleines d’embûches. Il tire tout jusqu’au bout, tire et tire, juste avant qu’il casse « voir où sont les limites. Se cogne au mur. Ensuite, il me dit « je sais, je fais avec. »

On se cogne, ça fait mal.

J’ai peur qu’un jour, il ne se fasse pas trop de mal.


François a appris, après de longs mois et années de ne pas me mener à mes limites trop souvent et quand il s’y approche trop, je crie, j’agis… il réagit et nous nous fâchons. Pas pour longtemps.

Avec des années, nous avons appris de ne pas patauger trop dans les zones limites de l’autre. L’aider à les étirer, se dépasser, réaliser ses rêves et potentialités, renforcer ses forces et possibilités d’antan cachés. Puis, le laisser faire.

Il a recommencé d’abord à jouer de piano, ensuite de l’orgue, puis chanter en chœur, mieux enseigner, créer de nouveau enseignements, décrire ses idées. J’ai recommencé à enseigner, à écrire, et même en français, à entre agir avec les autres.

Savoir que l’autre est là, nous renforce.


Oui, j’ai quelquefois affreusement peur de la répétition de ses jours qui m’ont tellement détruit. Le gendarme arrivant un dimanche matin me disant : « Votre mari est à l’hôpital, il a eu un malaise ».

Le docteur de réanimation qui m’avait dit : « C’est un équilibre très fragile, on ne donne pas assez de anticoagulant, il suffoque, son cœur s’arrête, on en donne trop, cela peut provoquer de saignements internes. Il faut 48 heures pour savoir s’il peut s’en sortir. S’il passe, ça ira. On ne sait pas encore… »

Ces nuits à attendre au loin que le matin arrive, le 7 heures quand on pouvait appeler et demander « Comment va-t-il ? » - sous-entendu « A-t-il passé la nuit ? »

Et puis, sa crise dix jours plus tard, après son sorti de réanimation, la soudaine fièvre qui monte et il commence à dérailler. L’interne qui me dit « Vous vous imaginez » et l’infirmière chef qui me croit enfin et agit, alerte le chef de service. Revenu à la maison, la crainte de le laisser seul, la peur quand il sort sans moi et va loin.

Deux ans plus tard, choc soudain quand un docteur m’appelle « Je suis à l’urgence, votre mari vient d ‘être admis, il veut vous parler. » Puis François qui me dit « Je suis tombé après le cours à l’Université. » Pause. Puis j’entends « Docteur, venez ! je tombe de nouveaux », et tout bas, « Venez » et le téléphone est raccroché sans même que je sache dans quel hôpital il est.

Cette fois ce n’était pas grave, au moins ce qu’ils affirment. Je crains qu’un jour il le devienne.

Je crains ses « Julieee ! » et qu'un jour je ne saurais quoi faire.

« Tu es là à mes côtés toujours » a dit François ce matin.

J’essaie, tant que je peux. Est-ce suffisant ?

Je crains de rester un jour seule plus que je crains ma propre mort.

De plus en plus, j’ai le sentiment que ma vie restera - avec mes journaux écrits pendant cinquante ans, mes récits et histoires, je ne crains pas qu'ils disparaitront après ma mort.

Je vis dans mes enfants déjà et mes petits-enfants, et dorénavant dans mes écrits aussi.

Seul, François serait perdu, orphelin, esseulé. Mais il est beaucoup plus sûr de lui-même qu’avant de me connaitre et il serait entouré par deux filles, plein d’activité. Il faudra lui acheter une petite voiture, le rendre tout à fait indépendante. Au moins, plus que maintenant.

Je n’écris plus de journal ces temps-ci. C’est quoi, ceci ?


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