27 juin 1999
« Tu ne peux pas sortir d’une vue infantile du langage, me dit François. Tes mots n’ont aucun sens. Je ne peux pas admettre ta façon de voir les choses. C’est impossible, puisque ça signifie que je disparais. Si tu dis les mots, cela ne dira que ça. Mais c’est impliqué : il faut regarder derrière les mots. »
Toujours lui :
« Il faut savoir qu’il est interdit de s’exprimer dans les textes, clairement. Tu dois toujours suggérer les choses. On ne dit jamais les choses clairement. Il faut être capable de deviner ce que disent les mots. »
Tout cela, parce qu’il ne m’a pas dit :
« Apporte le sac gris avec la musique et mets le dans la voiture ».
Il ne l’a pas mis lui–même avec les autres affaires à porter à Celles. Nous avons dû (moi, conduisant, seulement quelques jours après mon intervention) faire deux aller retour supplémentaires.
« Tu aurais dû le comprendre. Comment il faut te le dire, en chinois ? Tu ne peux pas comprendre. Tout ça c’est un aspect superficiel… Tu ne veux pas comprendre que ce qu’on veut dire on ne le dit jamais. »
Puis encore :
« Comment veux tu qu’on parle ? Tu n’admets pas que la seule chose importante est ce qu’on ne dit pas. L’important n’est jamais dit. L’interlocuteur le comprend ou le ne comprend pas. Le secret de tout ça réside dans sa thèse à lui…
Et ainsi de suite. Il continue ainsi encore longtemps.
Qui était au téléphone ?
- Qui a appelé ? ai-je demandé tout à l’heure.
- Lionel. Que tu m’énerves ! Tu ne l’a pas compris ? Tu écoutes mot à mot. Tu peux pas comprendre. Une partie de la conversation téléphonique est déduire de ce que l’autre a dit, ce qu’il sousentend. C’est ça, l’activité individuelle.
Et puis il plonge en d’informatique :
- Toute l’informatique théorique s’effondre. Je suis en train de démontrer que la théorie des langages s’effondre aussi…
Maintenant il marmonne pour lui-même à haute voix.
-Tout ça c’est complètement secondaire… déconnant… impossible de savoir. On a pris une définition de programme complètement stupide.
Il parle, parle, parle, et continue. Il crie, il s’énerve. Il parle toujours. Je suis lasse de noter davantage, mais il ne s’arrête pas pour autant.
J’essaie de noter encore, de temps en temps.
« Tout ça est le résultat d’un aveuglement total, affirme-t-il encore.
C’est un phénomène de fixation infantile. Du moment que tu admets que tu manipules des composants formés par des objets et que le programme est un composant lui-même, complexe et construit selon la grammaire, pas détruit selon la grammaire.
Tu comprends où est l’ampleur du truc ? »
Et sans arrêt et sans attendre mon réponse, il continue.
Combien de temps peut-il parler sans relâche ?
De plus en plus incompréhensible, hélas.
Que je suis fatiguée !
On nous a envoyé une casette de son concert donné il y a une semaine : c’est de la très belle musique. On y entend François jouer merveilleusement. Il a fait d’énormes progrès. Entre temps, il continue à parler toujours de l’informatique, l’ancienne, et de sa nouvelle théorie. Comme une horloge remontée qu’on ne peut plus arrêter. Avec passion, mais aussi avec désespérance.
Injuriant tout qui existait avant.
« Un langage d’objets : tous ces éléments sont des objets, son but est de manipuler les objets. Renverser les démonstrations mathématiques : Sophie sait le faire. Renverser une théorie ’débile’ par la manipulation des objets. L’algorithmique est débile, bien sûr. Les éléments de langage… etc. etc.
Il parle trop vite, de trop de choses diverses.
Je n’arrive plus à suivre. Gare à moi de demander quoi que ce soit.
-Tu comprends, le langage…
-Non, je ne comprends pas.
- Au début c’était l’action, pas le nombre. Le but n’est pas le calcul, mais de faire avancer… »
Il parle maintenant depuis plus d’une heure sans s’interrompre.
Il s’est arrêté deux secondes.
Enfin !
Non, il continue.
« Le langage écrit est fait avec des caractères. Le langage parlé ce n’est pas ça. Ce n’est pas linéaire, pas des caractères et puis même des idéogrammes… Suivant la façon dont tu le prononces… voilà un argument que je n’ai pas trouvé jusqu’à maintenant. Que ces algorithmiciens sont cônes. »
Et ajoute :
« Alors, Julie, tout ça peut-il être expliqué en trois secondes ? »
Je ne lui réponds pas : « Oui ! » mais je le crois, on le pourrait.
Cet après-midi, il tiendra son dernier concert pour cette saison, je ne dois pas l’énerver. Puis, ce torrent de mots, maladive d’après moi, il ne peut pas le contrôler, se contrôler, le comprendre.
Il parle toujours.
-T’as compris ?
-En partie. Tu as une nouvelle théorie…
- Ce n’est pas une théorie, c’est un fait ! Une justification des faits. Le problème est là. Enseigner une fausse informatique… Ils n’enseignent plus rien de concret. Et…
-Peut-être ce que tu dis n’est pas encore arrivé, j’ose répondre.
-Je ne peux pas supporter ça ! Tu ne comprends rien ! Les discussions avec toi ne servent à rien, parce qu’à la fin tu ‘fais reset’, tu effaces le document avant de l’enregistrer. Tu resteras toujours au même niveau, t'avanceras jamais. Si tu attends de comprendre avant d’admettre tu n’avanceras jamais. Je ne peux pas me reposer, puisque après trois jours de discussions tu refuses à admettre
(Sous-entendu ce qu’il dit).
François me foudroie de regard.
- Il n’y a rien à faire. Il faut que je rentre dans tes trucs, mais toi tu ne rentres pas dans les miens. Ah ! Perdre des heures pour rien.
Oh qu’il a raison !
Je ne demande qu’une chose, qu’il me laisse lire, me REPOSER.
-Tu annules tout que tu fais en bloquant.
-Je t’ai aidé énormément, ces derniers jours.
-C’est nul. Tu ne veux pas faire un changement. C’est important si tu bouges avec moi. Ce que tu ne veux pas comprendre, c’est que c’est quelque chose que tout le monde va devoir faire. Sortir de l’imbécillité.
Et maintenant il commence à m’attaquer de front, me blessant de nouveau là où cela me fait le plus mal, sur mon origine et mon travail d’écriture :
- Un Français a besoin de moins de sincérité dans un texte. Ton texte parle des sentiments ordinaires avec les mots de tous les jours. Cela ne va pas plaire aux éditeurs. Il faut que le style soit tordu. Un truc comme ça ne sera jamais accepté comme une chose littéraire. C’est comme ça. Cela ne vaut pas la peine d’être publié.
Il ajoute d’un ton autoritaire :
« Un style qu’on remarque, tordu, sinon on le publie pas. Je t’explique pourquoi ce que tu essayes de faire ne va pas marcher : ce n’est pas au goût français. Étaler ses sentiments sans les encapsuler, c’est choquant. Le langage précieux, il faut une certaine préciosité pour intéresser les éditeurs. Il faut sortir de l’ordinaire.
Et puis :
« Qu’est-ce que cela veut dire que tout ne doit pas être comme ça, c’est comme ça. Parce que les éditeurs n’éditent pas pour les lecteurs mais l’opinion des autres éditeurs et les critiques. C’est au niveau des phrases, pas aux niveaux de l’ensemble. Il faut qu’ils aient du poivre. Tu vas remplacer une coterie des gens par une autre coterie ? »
J’avais voulu enregistrer cette après-midi le concert de fin d’année de François à l’église. Le dernier minute, j’ai pris la seule casette à vue et je ne me suis rendu compte que je l’avais conservé là-bas parce que je trouvais poignante cette partie de mes journaux. Les jeux d’orgues ont été par erreur enregistrés sur la même face.
L’une moitié de ma casette est restée intacte. Heureusement. Je viens de l’écouter : la période « après Paul » de mon journal intime. Réécouter, m’a pris à la gorge. Oui. Des mots simples de tous les jours. Des sentiments, des émotions sincères.
François dit « des mots ordinaires ».
Oui, si cela veut dire qu’être trompé par quelqu’un, se réveiller, faire face seule, arrive souvent. C’est alors ‘ordinaire’. Très peu l’ont décrit ainsi. Encore moins, publiés.
Je m’en fiche ce que dit François des éditeurs, que c’est vrai ou non, je ferai tout qu’il arrive aux mains des autres femmes. Oui, surtout femmes. Quand j’ai lu des autres à Ham où j’étais tellement malheureuse et seule, les textes des autres femmes qu’on avait trompées m’ont donné courage.
François recommence à rouspéter.
J’en ai marre, marre, marrrrrre.
Depuis ce matin, il est de plus en plus insupportable.
Certains de ces projets lui ont pété dans les mains et il se rend compte qu’il s’est engagé pour cinq pas pour un, il sent, sans vouloir le reconnaître que tout n’est pas aussi rose qu’il le dit. Il est génial, mais il rase les gens sans cesse, il leur dit des méchancetés, il se dispute et scie l’arbre sous ses propres pieds.
Il devient de plus en plus excité, de plus en plus insupportable.
J’ai vraiment envie de foutre le camp. Où ? Quand ? En trois jours, je dois revoir les médecins. Puis, d’ici douze jours je m’envole vers les petits à Washington. Il faut que je leur trouve des cadeaux. Aller à Faremoutiers pour récupérer ma valise, les deux sont là. Peut–être je pourrais aller au congrès sur l’autobiographie à Lyon pour deux jours, voir, écouter.
Est-ce aussi indécent de parler de soi comme François le prétend ? Comment le faire accepter, surtout quand ce n’est pas pour s’auto-encenser.
Silence, depuis quelques minutes. Miracle ! Cela me fait presque peur.
Mais non, il continue à marmonner en soi, toujours audible. Il a tellement de maladies. Difficile de s’en sortir. J’ai envie de recommencer à lire, mais j’ai peur : combien de pages pourrai–je lire avant l’interruption ?
***
J’ai pu lire deux pages et demie, avant qu’il sent un irrésistible besoin d’abord de communiquer ; puis de rouspéter :
« Tout disparaît à mesure ! »
Il prétend bien sûr que ce n’est pas son désordre qui le cause, ni l’accumulation des trop de choses, mais mes efforts (faibles) de tenir un minimum d’espace disponible pour moi-même.
« Tout que je prépare, disparaît à mesure. Je cherche depuis deux heures un document qui était hier soir encore sur le lit. Il a disparu ! »
La place des documents est sur notre lit ?
Avant se coucher je lui ai dit de mettre les papiers ailleurs. C’est lui qui, tout en rouspétant, les a déplacé finalement ailleurs. Où ? Il devrait le savoir.
« Où est le CD pour Sophie ? Évidemment, il a disparu aussi. Hm, oh ! »
Et ça continue sans cesse.
J’ai refermé mon livre.
Je ne peux plus lire un seul paragraphe, pas seulement une page. De toute façon, je n’arrive plus me plonger, m’enfuir dedans.
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