— Mais nous devons repartir rapidement, me dit François.
Je le fusille de regard. Je lui ai bien expliqué pourtant les priorités: ce n’est plus son rendez-vous. Il s'agit de ma première petite-fille, du premier enfant de mon fils!
— On te suivra dans notre voiture, dis-je à mon fils.
François est morose. Je jubile.
—Nous verrons la petite en quelques minutes !
François a mal aux hanches. Juste avant partir, Lionel a montré leur cave réarrangé et François a trébuché sur les marches. Il a failli tomber, il a eu très peur.
Tu devrais t’occuper davantage de moi ! me dit-il. Il me fusille de regard.
— Viens ! Tu disais que t’as un rendez-vous ensuite.
— Ça va pas !
Je soupire, tout préoccupé d’acheter des fleurs. Lionel est allé payer le branchement de téléphone et je laisse François devant le stand des journaux, je rejoins mon fils. Il me raconte des détails de l’accouchement, il a assisté de début à la fin. Ils étaient ensemble. Nous avons fini.
François a disparu. Il se sent négligé.
Je demande à mon fils :
— Où peut-il être ? Ah, il s’est cogné ! S’il te plaît, va le chercher, l’aider à marcher.
Voilà, ils arrivent. François se traîne et fait de grimace. J’ai envie de courir, les voir enfin, admirer ma petite fille et sa mère. Encore des corridors, un ascenseur.
Nous y voilà. Une chambre à deux.
— S’il vous plaît, à cause de l’autre, parlez doucement, dit Lionel avant d’ouvrir la porte.
Je me dis en pensant : François, doucement ? Nous entrons.
La voilà. Quelle est belle cette minuscule petite fille !
Trois kilos et demi. Teinte rose. Cheveux châtains aux reflets roux. Bouche déterminée. Elle a déjà de caractère. Elle ressemble à sa mère. Annelise rayonne.
— Ça va ? Quel beau bébé. Sage. Et grande. Elle sera comme toi !
François admire la petite, fait bise à Annelise, puis s’affole sur le fauteuil. Ensuite, il se lève et oubliant presque tout, il commence à photographier. Il vient de s’acheter ce matin un nouvel appareil photo. L’ancien est en réparation. (2007/ à l'époque c'était lui qui faisait des photos)
***
Je regarde l’autre lit. Une autre mère tient dans ses bras son bébé né hier. Sur le lit le « grand garçon » de cinq ans avec un biberon. Son père veut le prendre dans les bras.
Non, il veut être près de sa maman! Il regard avec méfiance « l’autre » et languit, ne voulant rien et voulant tout, ne sachant que faire, tout mécontent de n’être plus le centre, le seul, l’unique. Il regard avec telle jalousie son petit frère !
Jalousie ? Serait François jaloux, lui aussi? Comme un grand frère, comme un petit enfant, essayant de réclamer toute mon attention? Se rend-il compte? Sûrement pas.
Je regarde le petit garçon de cinq ans, maigre, blond, tout blanc et languissant près de sa mère. Elle dépose le bébé endormi dans le petit berceau transparent et prend en bras son « grand ».
Il s’y blottit rapidement, mais même là, il ne se sent pas à l’aise, pas bien rassuré. Avec le biberon dans sa bouche, ce grand garçon de cinq ans se roule sur le lit de sa mère, se lève, se blotti de nouveau tout près. Son univers perturbé, ses parents n’arrivent pas à le rassurer malgré tout leurs efforts. Ne font-ils justement trop d’efforts ?
***
Je laisse François assis près de la mère et sa petite ange qui dort, un de ses mains serrant le marge du lit, et je descends avec Lionel pour quelques minutes dans le jardin. Il a envie de fumer, se détendre. Nous discutons un peu, nous sommes ensemble. Puis il met des sous dans la machine et nous remontons un cacao chaud pour François.
Il reprend vie, il devient lui-même, ‘normal’.
— Alors, on part ? Nous serons en retard.
Je fais une dernière caresse à Gabrielle ayant soin de ne pas la réveiller.
— Quelle est belle !
Elle est douce, sauf le revers de sa main, tout rêche encore. Un baiser à Annelise et nous sortons. Lionel nous raccompagne jusqu’à l’ascenseur, puis rejoint femme et enfant.
***
Nous arrivons presque à temps à son rendez-vous, le "presque" était dû à l’absence d’un bon carte routière : nous nous sommes un peu perdus.
Je sors m’acheter une pomme, mais aussi un petit melon odorant pour ce soir et du pain complet coupé en tranches minces. Je retourne à l’église et croque ma pomme discrètement, assis loin de l’orgue. C’est bon.
J’écoute François, l’orgue sonne comme un cristal, mais il manque les sons bas.
Ou est-ce le morceau qu’il joue ?
Je suis heureuse pour François et pour son « cinquième orgue » où il pourrait jouer, mais en même temps, de plus en plus furieuse du cirque qu’il ait fait à l’hôpital.
Il ne veut pas admettre que d’abord je suis mère, grande mère. La plupart de temps je suis avec lui, son amie, compagne, épouse, complice. Son chauffeur. Mais pas 'son chose', uniquement son objet! Demain, j’irai seule à l’hôpital, François n’a pas besoin de moi qu’à huit heures de soir, il y a un concert de musique à Pommeuse et je dois l’y conduire.
***
Le lendemain, François recommence à rouspéter, je fiche le camp.
— Où vas-tu ?
— Je vais voir si la mairie est ouverte.
Il doit donner là son programme préparé pour la fête de la Musique. Je reviens rapidement.
—En pot ? Pour l’hôpital ?
—Viens voir, me conseiller, choisir.
Nous postons la correspondance, une lettre de François à une société informatique, trois livres pour nos trois petit-fils qui habitent bien loin. Nous passons à la Mairie, puis au retour nous nous arrêtons au marché.
—Elles sont belles. Mais à l’hôpital, ils vont pas l’admettre. Trop gros ces pots de fleurs.
Nous achetons les fuchsias pour leur jardin, ils ont justement un coin ombré, comme demande cette fleur. Et pour l’hôpital, que faire ?
François va s’acheter son journal. Je découvre la fleuriste du patelin ouverte et je trouve les fleurs que je souhaitais depuis longtemps, d’une orange jaune éclatant.
— Combien ?
— Cent francs.
— J’achète.
— Cadeau ?
— Oui.
François apprécie, mais ajoute.
— Dois-tu aller ? C’est fatigant ! puis se résigne,
Il me sent distante.
— Prends mon appareil photo, donne-leur.
— Ton nouvel appareil ?
— Ils pourront faire la petite. Tellement belle !
— Pourrait-tu te racheter la même ?
— J’irai, au début de la semaine.
— Est-tu sûr ?
— Voilà la notice. Et deux rouleau de films.
Il a encore gagné. C’est un homme bon, généreux. Je vais toute joyeuse à l’hôpital avec l’appareil et les fleurs. Je passe d’abord à leur maison. Lionel vient à peine se réveiller. Il tremble de fatigue, les émotions de naissance sortent maintenant.
— Alors, c’est fait, déclaré ? Gabrielle Judith Bernadette ?
— Ce n’est pas encore officiel, lundi.
Gabrielle est le nom de la tante de Lionel qui s’est beaucoup occupée de mes enfants dans leur jeunesse pendant les longues vacances quand je travaillais. Bonne, très malade de cœur depuis un temps. Judith et Bernadette, les prénoms de deux grand mères. Leur couple est plus unis que pas mal que j'avais connu, ils s’aiment profondément. Annelise est plus aimée que j’étais à la naissance de Lionel. Notre couple était alors au plus bas. Plus tard, j’ai réussi à relever la tête.
— L’appareil photo ? Nous en avons un, sophistiqué, me dit mon fils.
— Comme tu veux, mais l’intention de François reste beau.
— Je le prends à l’hôpital le montrer à Annelise. Lui demander.
On a accroché la plante devant la porte. Nous cherchons de cold-cream pour le bébé partout, puis Lionel avale un grand Macdo avec frittes et je bois un jus d’orange. François nous a fait un repas rapide tôt, juste avant mon départ.
Annelise est ravie des couleurs flamme des fleurs.
— Comment elle a dormi ?
So, so. Elle doit s’habituer à téter.
Gabrielle proteste de nouveau. Lionel la prend en bras, blotti, à chaud, près de son père, elle s’apaise. Ensuite, j’ai le droit, pour la première fois de l’avoir dans mes bras. Elle essaye d’ouvrir ses yeux. Un peu, doucement. Que c’est merveilleux un nouveau né !
Lionel montre tout qu’il a apporté : robe de chambre, oreiller pour téter, crème. Et l’appareil. Cela fait un tabac. Ils commencent à mitrailler la petite, l’un l’autre. Plus de question de rendre l’appareil. C’est plus facile à manipuler, plus léger, plus… que celui qu’ils avaient.
— À qui sera ? demande Annelise.
Je n’ose pas intervenir.
— À Gabrielle, répond Lionel.
Cela va à tout le monde.
— Je suis content que cela vous a plu.
Non, je ne suis pas encore partie. On sortait seulement pour que l’infirmière fasse la toilette des mères. Un quart d’heure plus tard, arrive une jeune femme toute blanche, le visage décomposée, un sourire forcé.
C’est l’amie d’enfance d’Annelise, me dit Lionel.
Elle sort aussitôt la petite de son berceau.
— Je l’emporte ! et fait un mouvement vers la porte. Elle est blême.
— Elle est mignonne, n’est-ce pas ? je lui dis.
Elle repose le bébé et va embrasser sa mère.
— Je te félicite, tu l’as fait ! Je n’arrive pas à croire que c’est sorti de là. Elle pointe vers le ventre de son amie.
Mais oui, sourit Annelise.
— Ça va ?
— Tout à fait bien. Elle est courageuse.
Nous sortons un peu, les soins arrivent de nouveau. L’amie n’arrive pas à s’en arracher.
— Elle s’appelle Alice, dit Lionel, une amie d’enfance d’Annelise.
— Elle est étrange.
Mais voilà qu’elle arrive, elle aussi pour fumer une cigarette dans le cour. Lionel est déjà reparti, être près de sa femme et bébé.
— Je n’arrive pas à croire, dit-elle avec un visage amer. Moi aussi, j’ai vingt-huit ans et rien. Je n’arrive pas trouver un géniteur.
Quelle expression curieuse !
— Alors, vous voulez un enfant sans homme ?
Elle me regarde et fait la grimace.
— En fait, je ne suis pas encore prête pour un enfant. Sauf, si un jour je trouve quelqu’un de spécial, comme entre mes dix-huit et vingt-trois ans.
— Moi, je voulais un enfant sans mari à dix-huit ans. Je voyais trop de drames familiaux autour.
— Non, non, je ne trouve personne, c’est ça.
Cherche-t-elle ? Elle a le regard, le comportement la plus jalouse.
Non, carrément envieux.
Elle voudrait tellement être à la place de son amie, j’ai l’impression, je raconte à François, une fois retournée chez nous.
***
— Mais imagine-toi, elle disait qu’elle manquait de « géniteur ».
— Peut-être simplement, elle voudrait avoir son amie pour elle seule, répond François.
— Tu crois ?
— Je l’ai aperçu une fois. Elle… (Il fait une grimace.)
Oui. Jalousie, envie. Amour, haine. C’est naturel. Mais quand on voit la jalousie, l’envie démasquée, toute nue, sans garde c’est effrayante. Avec ou sans raison, on se sent délaissé. Malheureux, abandonné, ne faisant plus le poids.
— Ils ont été si heureux de ton appareil photo !
François rayonne. Il se sent bon, il se sent appartenir.
La jalousie. Suis-je jamais jalouse du bonheur de François ?
Il nage dans le bonheur comme autrefois il nageait en malheur, d’une façon excessif. Je devrais être remplie de joie à le voir enfin ainsi, et d’une manière durable en plus, mais non. Pourquoi ?
2007:
plusieurs années plus tard, c'est avec cette même appareil photo que j'ai commencé à faire de la photographie
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