2 juin 1999
François parle, parle. Il voudrait que je sois différente et me fait des reproches sans cesse.
J’ai noté un peu de ce qu’il avait dit au fur et à mesure qu'il parlait :
— Tu t’intéresses pas au réel, seulement à tes impressions, t’es systématiquement subjective. Je peux pas vivre en l’imaginaire, dans l’abstrait. Tu vois, c’est pas imaginaire, c’est réel : est-ce que je vais avoir un train, est-ce que je peux suivre le mec qui dirige le cœur, c’est très difficile, c’est pas subjectif, c’est objectif.
Il continue de se parler à lui-même à voix haute encore et encore, puis se tourne de nouveau vers moi:
— Tu parles de ce qui te plaît ou non: qu’arrivera-t-il quand je ne te plairai plus ?
— Tough luck, je suis alors implacable, de lui réponds finalement. Mais depuis un temps c’est toi qui critiques tout ce que je dis.
— Tu as changé, affirme-t-il alors. On ne peut plus discuter avec toi des choses concrètes. J’ai des problèmes. Concrets. Pas d’analyses psychologiques, subjectives.
Sous-entendu, ‘comme toi’. Et il continue à m’attaquer :
— J’ai des problèmes. Très concrets. Pas d’analyse psychologique, pas de subjectif. Je dois descendre de la butte Montmartre et je ne sais pas comment je vais remonter. Je serai complètement crevé si je pars pour toute la journée. C’est vraiment pénible d’avoir l’impression que tu me reproches de voir le monde concret et pas de façon stupide.
Il veut dire ‘ta façon stupide de voir le monde’.
Je l’écoute, de plus en plus interloquée, de plus en plus ébahie. Curieusement, il ne semble être dérangé du tout que je note ce qu'il me dit sur un carnet.
Il enchaine, sans s'arrêter.
— Ça m’arrive de discuter de ce que pensent les gens, mais c’est un autre monde. J’ai pas réfléchi avant de leur dire que je veux chanter avec eux, est-ce que je me sentirai bien entre ces gens-là, j’étais trop enthousiaste peut être. Tu vois leurs noms », dit-il encore.
Et il commence à les énumérer, mais je n’ai pas la patience d’écouter après le dixième "de machin".
— C’est ça qui te touche ?
— C’est normal. Je vais être opérée dans deux jours, je lui dis.
Sans m'entendre ou m'écouter, et sans s’en soucier du tout, il continue sur son idée :
— Je me pose la question et ce n’est pas une question philosophique… »
J’ai envie de hurler : Et mon opération est-elle philosophique ? Je ne réagis plus, ne lui réponds plus, il n’écoute pas ce que je dis, de toute façon.
Il continue comme un moulin :
— Est-ce que je ne vais pas avoir avec eux les mêmes problèmes qu’avec le père Brodard ? Et être dans un groupe et me sentir à part… cela m’est toujours arrivé. Toujours, toujours. »
Je ne dis rien, mais je me rappelle, comment lui s’était mis à l’écart de ma famille, cet été que nous avons passés à Celles.
— Et plus le groupe est soudé, se sentir le canard vilain est affreux. Tu comprends, c’est un de mes problèmes et pas facile. J’ai tellement souffert des groupes dans lesquels j’étais. Souvent, c’est moi qui me mettais en marge.
Comme c’est vrai, hélas !
— J’étais mal à l’aise. J’ai toujours été à part. Même dans le chœur du conservatoire du 18e.
Je n’arrive pas à lui éviter les pétrins dans lesquels il se fourre, il n’admet pas que je dise quelque chose qui pourrait « défier son autorité ».
Maintenant, il me raconte comment il est parti un soir avec une des choristes l’année dernière
— Et la fois suivante, elle m’a regardé de façon bizarre.
Qu’a-t-il pu lui dire ou proposer ? Se comporter avec elle ?
Il parle sans arrêt.
— Je sais que je suis pas facile, j’ai tellement peur de faire une gaffe. Je me tiens un pas plus loin. On ne sait pas et justement, on fait la gaffe. Mon problème est que tous les groupes ont des codes sociaux.
Une toute petite pause.
— Julie, je me préoccupe aussi…
Et ce n’est pas fini… mais je suis trop lasse pour continuer à noter.
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