Le lendemain matin, à six heures, je me rappelle le malaise d'hier de François, quand il s'était réveillé avec ‘ça fait mal !’ Que lui dire? Comment l’apaiser?
Il s’accusait de s’être mal comporté dans ses relations avec les trois femmes autour de lui, pendant que l’une d’elles était enceinte de son enfant. Mais lui a-t-on jamais appris à se comporter avec les autres?
En l’enfermant dans une chambre et plus tard dans une grande cour toute seule, en l’isolant complètement même de sa propre sœur, en lui interdisant toute amitié dès son petit âge, on l’a enfermé en lui-même. Arrivé à Paris, à l’école Normale, c’était la première fois qu’il se sentait libre - mais que faire avec cette liberté, comment l’utiliser?
Marianne, la seule avec qui il avait bien communiqué pendant huit jours, ne l’aimait pas, ne voulait pas réellement de lui « elle me comprenait » disait-il hier, mais elle ne l’admettait pas tel qu’il était. Élise l’aimait, mais ne le comprenait pas, ne communiquait pas du tout, à peine quelques mots échangés avec elle à chaque fois. Et Tinette, devenue sa femme, avait une affection pour lui, mais au fond des profondes incompréhensions. Des parents trop sévères, lointains, des éducations tordues les avaient empêchés de vraiment s’entendre.
Je me décidais de lui expliquer.
Sa vie ne serait pas devenue toute rose, en divorçant à ce moment‑là. Et puis, avec des parents catholiques et si religieux, si stricts, il n’aurait pas songé à divorcer, comme il n’avait pas osé songer à ne pas épouser la jeune fille qu’il avait rendue enceinte.
Je m’agite.
François voudrait encore dormir. Il me prend dans ses bras, et finalement nous nous endormons encore jusqu’à huit heures. Nous nous réveillons en même temps. Il m’attire encore plus près de lui. S’exclame.
– Oh, que c’est bon ça !
– Quoi ?
– Tout ça, toi, la vie avec toi ! Tu m’as rendu à la vie.
Je lui raconte ce que j’ai pensé au sujet de ces trois femmes.
– Non, ce n’est pas ça, pas tout à fait. Tu vois, avant de te connaître je ne savais pas communiquer avec les autres, je ne savais pas qu’est-ce que c’est. J’avais des petites boîtes en moi, j’ouvrais un tout petit fenêtre dans l’un, je tendais un doigts, quelquefois une main, mais jamais plus. Si on voulait plus, je me retirais, je fermais la fenêtre.
– Je comprends.
– Comment veux-tu que j’apprenne à communiquer ? Je voyais jouer de fond de mon jardin les autres dans la rue et même quand j’en sortais, je ne savais pas que faire, comment leur parler, j’étais handicapé, bizarre.
Il lève les yeux vers moi.
– Tu as été la première avec qui j’ai vraiment communiqué dans ma vie. Tu m’as tellement apporté, tellement.
– Oui, nous avons communiqué aussitôt, dès le restaurant pakistanais.
– Oui, dès lors je ressentais qu’il y avait quelque chose d’important en toi, que tu étais tellement différent, que tu conteras, mais je ne savais pas en quoi.
– Nous nous comprenions des yeux.
– Oui et sur des plans divers. Tu avais une intelligence vive et nous avions des sensations, des expériences récentes similaires. Mais...
– Oui, il fallait encore longtemps pour que tu t’ouvres vraiment.
– Puis, je croyais déjà à toi et un peu à moi, que je pourrais te garder, mais pas encore à nous, j’ai pris longtemps.
Il se lève et me regard.
– C’est après la discussion avec Stéphanie que je me suis dit qu’il y a vraiment un espoir, qu’il faut faire seulement un effort, que le gros lot n’est pas tout à fait dissipé, que finalement je luttais avec toi sur des détails pas importants et que j’étais encore plus barjot que toi.
– Barjot ?
– Curieux, bizarre, mal foutu. Comme j’étais, beaucoup plus que toi, quand on s’est rencontré. Toi, t’étais pleine d’amertume.
– Oui, c’est le bon mot ! Je ne l’avais pas trouvé jusqu’ici. J’avais de quoi être pleine d’amertume après Paul et tout qu’il m’avait fait... Toi aussi, Michèle t’as fait subir assez ! C’est ce que nous a réuni au début, nous a aidé à faire comprendre l’autre.
– Pas seulement ça. Il y avait une compréhension, quelque chose... Mais toi aussi, au début tu disais que même pour deux mois seulement.
– Oui, je me disais que peut-être tu n’en voudrais plus.
– Moi aussi. Mais c’était aussi tout le mal qui y avait en moi, ce mal dont je te parlais, encore profondément ancré.
Et il continue, remettant sa tête sur l’oreiller :
– Et puis, tu sais, je n’étais pas monogame, ni dans mes gènes ni dans mon éducation. Et je ne savais pas ce qu'une relation vraie peut apporter de fantastique, d’énorme. Mais tu as eu de patience et j’ai eu finalement la sagesse de pas rompre ce lien sublime qui était entre nous. Pourtant, plusieurs fois, j’étais à deux doigts de perdre cette immense, fantastique chose entre nous.
– Je sais. (Je le regarde, puis ajoute :) Je te disais que tu es libre mais aussi et je ne sais pas comment je supporterai moi, ce moi meurtri tant de fois déjà, sensibilisé…
En réalité, c’est après mon accident, mon embolie pulmonaire, en sortant de réanimation, de l’hôpital, que j’étais la première fois vraiment persuadée qu’il y a un « nous », pas seulement un moi et un toi, et qu’il faut à tout prix préserver ce nous, si important, dont tu me parlais déjà. J’avais enfin vraiment compris. À la mer, quand on se promenait à Honfleur et à Deauville, ce printemps–là.
– Moi aussi, c’est avec ton accident que j’ai compris… Avant, je savais que tu avais besoin de moi, que c’était important d’avoir quelqu’un à qui je suis important, mais je ne me suis rendu compte qu’alors, combien moi aussi, j’ai besoin de toi, moi.
– Alors, toi aussi ?
– Oui.
– Tu sais, t’avais raison, ce que tu disais relative à Marianne, Élise et Tinette. Presque. Et en plus, Marianne ne voulait pas de se marier avec moi, je ne lui convenais pas telle que j’étais. Tu as eu énormément de patience. Et Élise, je dois t’avouer, je l’ai connu, tout suite après que j’ai lu « l’histoire d’O », ce livre a eu une grande influence sur moi ; d’une certaine façon, j’ai agi avec elle un peu selon mes fantasmes, selon ce que m’avait inspiré ce livre. Pas aussi tordu, mais...
– Elle le savait ? Elle l’avait lu ?
– Non, je ne crois pas. Je ne lui ai jamais parlé.
– Tu as essayé un peu aussi avec moi, ce truc dominateur, mais ça n’a pas marché et finalement tu n’as pas insisté ; heureusement.
– Oh, je ne me souviens pas.
– Mais tu me parlais si doux au téléphone.
— Tu vois, j’ouvrais chaque fois une autre fenêtre, je me comportais chaque fois d’une façon différente. Au téléphone, face-à-face, dans la forêt, à la maison... J’étais barjot. Heureusement que tu m’as transformé.
— Moi ? Ce n’était pas volontaire. C’était le nous.
— C’est tellement, tellement bon ce nous, tout ça, tout que tu m’as apporté !
– Et toi !
— Tu m’as apporté la musique.
– Moi ? Non, les vannes se sont ouvertes, tu as pu exprimer tes sentiments
- Avant, j’ai énormément travaillé, bossé, exercé. L’orgue marchait un peu mieux, le piano pas du tout. Pourtant, j’ai tellement essayé. Et puis, d’un coup, maintenant ça marche et de mieux en mieux. Mais doigts m’obéissent, marchent tout de seule.
– Tu les as exercés sur moi. Je lui souris.
Mais François continue sur ce qu’il disait tout à l’heure.
– Ce n’est pas que cela, c’est aussi plus mélodieux, plus...
– Je sais, je l’entends, je me rends compte de la différence.
– Et tout ça, c’est toi qui m’as apporté ! Tellement, tellement énorme. Je suis tout différent. Tu sais, toi, depuis tes douze, sinon tes quatorze ou quinze ans, tu savais ce que tu cherchais, celui qui te fallait, quel sort de relation tu voulais. Je ne connaissais rien de tel. Et je lisais quelques livres, je me disais que...
– C’est de la science-fiction !
– Que c’est irréel, complètement. Je n’y croyais pas. Donc je ne savais même pas qu’attendre, qu’espérer.
– Je comprends.
– Ce que tu m’apportes, tout ça. (Il me tire plus près de lui) C’est tellement, tellement... magique ! Ton sourire, c’est quelque chose d’extraordinaire, la façon comme tu me regardes.
– J’ai tant rêvé que quelqu’un me regarde, comme toi !
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