Julie, j'ai peur

François s’est réveillé hier, il m’a serré fort contre lui et ensuite il a dit:

- Julie, j’ai peur.

- De quoi ?

- D’entrer dans le réel.

- Le réel?

- Sortir du sommeil, se réveiller, devoir me lever…

- Tu as rêvé quelque chose d’agréable ?

- Ouf. Je ne sais plus.

Je le serre contre moi plus fort.

- Tu te ne sens pas bien avec moi ?

- Si, si. Là, c’est bien.

- Je reste avec toi, même plus tard, après que nous nous levons.

J’essaie de m’arracher, il me sert plus fort.

- Nous allons prendre un bon petit-déjeuner ensemble et continuer à discuter.

- Oui.

Il ne desserre pas son étreint.

- Que veut dire « réel », François ? De quoi tu as peur ? De moi ? De programmer ? Jouer de l’orgue ? Ça va de mieux en mieux !

- J’ai peur de moi.

- De toi ?

- De ce qui est en moi. De ma décrépitude. Ne plus être capable de faire. Avoir mal.

- Tu as mal ?

- Quand je bougerai. Ma hanche, mes jambes.

- Heureusement, ta tête va bien. Tes yeux aussi.

Je pense à Stéphanie qui ne voie presque plus, à George qui entend et comprend de moins en moins.

- Oui, mais je n’ai pas fini…

- Quoi ?

- Le programme pour Lionel. Ajouter les deux boutons.

- C’est important, mais pas urgent. Tu le termineras jusqu’à mardi.

Nous étions vendredi, à la veille d’un week-end de trois jours. Pour nous, tous les jours sont pareils, tous les jours nous restons à la maison. Sauf deux fois par mois quand François joue de l’orgue dans l’église de Chaumes, la ville du célèbre organiste Couperin. Après-demain.

Avant de jouer en public, il a toujours de trac. Avant réussir un programme, il se tourmente pas mal. Avant de se lever, il voudrait se cacher, rester au lit, se mettre sous le lit. Avant d’aller à Chaumes, il se sent paniqué. Avant de rentrer à Paris, il oublie son rasoir et son sac à notre maison de compagne et il a fallut se retourner. Les départs sont difficiles et il a peur de l’inconnu.

- Qu’est-ce que c’est ce « réelle » dont tu as peur, François ? Très peur de jouer de l’orgue ce dimanche ?

- Non. J’ai peur de ce qui peut arriver.

- Tu as peur que tu ne termine pas le programme ?

- Non, mais je l’aurais pas ce soir.

- Tu as peur de la messe ?

- Ce qui peut arriver. La maison peut s’écrouler. Moi aussi. Ma santé. J’ai peur de moi.

- Peur de ce qui arrive ? Ce qui est autour de nous ? Nous ne sommes pas en guerre. Tu as une pension sûre, je t’aime.

- Je sais..

- Alors ? Qu’est-ce que cette « réelle » te faisant peur ? T’es fâché contre moi ?

- Non, bien sûr. J’ai besoin de toi, je t’aime. Je suis bien, là.

- Nous allons être bien aussi autour de petit-déjeuner.

J’ai faim. Je vais le préparer.

Je m’arrache de ses bras, il fait tard. Pourtant, c’est bien d’être blotti ensemble. À un moment donné, j’ai quand même envie de sauter dans le « réel », hors notre étreinte, pourtant réel lui aussi.

Je coupe un pamplemousse en deux, une banane en deux, je mets l’eau à chauffer. En entendant l’eau bouillir, François se lève le visage encore angoissé. Il prépare le café, l’apporte à la table. S’assoit, me tend sa main et me sourit. Son sourire me dit « ca ira, ne t’en fait pas trop, je ne veux pas te passer mon angoisse. » Pourtant, quelquefois c’est ce qui arrive.

Depuis son accident, son séjour à l’hôpital il y a quatre ans, chaque fois qu’il me dit « j’ai mal », mon cœur se serre. Je me dis : « Et si ce n’était pas seulement psychologique ? »

Trois semaines, loin de lui, seule dans mon lit, des nuits d’angoissent blanches sans réussir m’endormir, en attente d’appeler le matin le service de réanimation pour demander ‘ça va ?’ avec le souvenir de la disparition de maman et le télégramme arrivé à cinq heures de matin m’annonçant que ma mère n’a pas passé la nuit.

Non ! Je ne veux pas rester de nouveau seule.

Comment donner courage à François ?

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