La retraite est arrivée dans notre couple.
D’abord pour moi. J’ai recommencé à écrire, ce qui avait été le désir de ma jeunesse. Tout se passe bien malgré mes difficultés en français : je fais des progrès.
Ensuite, le tour de François est arrivé.
En entrant dans son métier d’enseignant, il a dû renoncer à l’orgue, sa passion d’adolescence. Il a d’abord essayé à Paris : il y avait trop d’organistes établis, gardant jalousement leur position. Puis nous sommes allés plus loin, visitant les églises des environs de Celles.
François est catholique, moi d’origine juive, mais je l’accompagnais à la messe le conduisant ici ou là pour qu’il puisse parler avec le curé et l’organiste. Voir l’orgue, l’essayer et se proposer de jouer quand on en aurait besoin. C’est ainsi qu’il a rencontré le vieux et sympathique abbé Durham. Ils ont sympathisé.
Au début, il permit à François de jouer certains après-midi, et après l’avoir écouté de loin, il lui proposa de jouer aux messes quand l’organiste titulaire ne pouvait pas venir et aussi à une autre église où père Duhamel officiait. Les deux anciens organistes étaient loin du niveau de François qui a un talent inné et une capacité de travail inouïe - même s’il n’avait joué que sporadiquement depuis les quinze dernières années.
Je m’entendais bien avec le vieux curé et je l’ai aidé à acheter et apprendre à utiliser un Macintosh pour écrire les programmes des messes et bientôt un livre sur la vie d’un Saint. Commencer l’utilisation d’un ordinateur après 70 ans n’était pas facile, il comprenait difficilement surtout comment on pouvait réaliser une même chose de différentes façons.
Hélas, l’organiste en place, jaloux, a organisé une cabale contre François, utilisant la vitesse et le rythme de son jeu qui n’était pas la même sur les partitions qu’en disques CD.
Un matin, après que nous avions parcouru 50 km pour jouer à la messe, aussitôt après, il y eut un mariage où c’est l’autre organiste qui jouait. C’était payant, pas bénévole comme la messe, puis on le connaissait, il était du pays, pas comme François.
Ce jour-là François s'est fâché :
- Ils ne veulent pas de moi !
- Si, François. Seulement, il faut entrer un peu dans leur jeu, agir à leur façon.
- Façon boy-scout ? Jamais ! C’est du cirque à ce rythme-là, pas de la musique. Du rock, pas du Bach.
Sa fierté heurtée, il a préféré renoncer. Il a sombré en dépression pour quelques mois, ne trouvant plus que faire de sa vie.
- Moi, c’est fini, me répétait–il.
Malgré tout, quand François fait quelque chose, il ne le fait pas dans la demi-mesure, il continuait à chercher. Un dimanche, nous avons passé dans la ville natale de Couperin, d’anciens grands compositeurs organistes :
Jouer ici, serait le pied, me dit-il.
Non. François ne s’exprimera jamais ainsi. Mon Français est ‘chiadé’, cultivé... mais ce qu’il avait dit revient au même. C’est moi, ‘l’Étrangère’ même si je vis et travaille en France depuis trente ans, qui ‘attrape’ des mots entendus ici ou là et, quelquefois, sans me rendre compte si c’est une expression ‘comme il faut’ ou non, je l’utilise.
Le premier exemple que je ne pourrai jamais oublier fut quand j’utilisai, deux ans après mon arrivée en France, l’expression prononcée souvent par des jeunes filles que j'initiais à travailler dans un laboratoire de chimie :
Je m’en balance.
Celui qui m’a entendu était choqué.
- On ne dit pas ça !
- Mais je l’ai entendu, on l’utilise souvent.
- Pas une dame, comme vous ! ”
Revenons à l’église des fameux compositeurs.
La sœur responsable de la paroisse nous fit visiter l’église. Un orgue ancien, une sonorité parfaite et, pas d’organiste ! Quelle chance pour François !
C’est ainsi qu’il était devenu l’organiste de la paroisse.
Il y a sept églises pour un seul curé, mais seulement deux avec des orgues en état de fonctionnement. Elles sont à quelques kilomètres l’une de l’autre, à 60 km de Butte Montmartre où nous habitons encore. Les deux messes se suivent, l'une à 9 heures, l’autre à 11. Le prêtre, presque au début de sa carrière, vient de remplacer un ancien curé de plus en plus malade.
J’assistais au début à l'une de deux messes, surtout pour écouter mon mari jouer. Et puis, c’était moi le chauffeur, François est trop distrait pour conduire.
Elle mariait sa fille
Je conduis encore mon mari jusqu’à la porte de l’église, puis je m’en vais écrire. La matinée passe rapidement, dans un café sympa de turfistes ou, quand il fait beau, sur un banc, sous les arbres. Le succès de François fut grand et il fut ravi qu’on ait besoin de lui. Il se prépara pour la messe des dimanches avec enthousiasme.
Un jour, une dame gentille vint lui demander :
— Je marie ma fille, voulez-vous jouer à son mariage ? Je vous ai écouté plusieurs fois, c’est vraiment beau ce que vous faîtes !
Bien sûr, François accepta avec joie et la chanteuse solo aussi. Puis, il prit peur.
— Cela fait trois ans que je n’ai pas joué à un mariage.
— Mais c’était fort réussi, j’ajoutai.
Curieusement, ce n’est pas le jeune curé qui célébrait mais un ancien prêtre.
Le dimanche suivant, la fille à marier arriva à l’église et apporta avec elle une liste des chants et un CD pour les chants moins courants. Mais sans partition.
Cela ne fait rien, je les trouverai au Conservatoire de Paris et j’en ferai une photocopie, dit mon mari.
Le mariage se faisant à une autre église, je proposai :
- Il faudra peut-être faire une répétition, voir ce qui sonne bien ou non sur cet orgue, puis vous choisirez.
- Quand pourrait-on faire la répétition ? demande la dame
- Peut être un début d’après-midi, après les deux messes. Dans un mois ? Nous allons manger tout près et puis vous répéteriez, je lui répondis.
Tous se sont mis d’accord sur la date et quelques jours plus tard, la mère de la future mariée nous téléphona et nous invita à déjeuner chez eux. Elle invita aussi la cantatrice et le vieux curé.
Le déjeuner
Ce dimanche-là, la future mariée vint nous chercher et nous eûmes la surprise d’être emmenés chez ses parents. Un homme, la cinquantaine corpulente, nous accueillit d’un sourire,
- Entrez donc.
Ils demeuraient dans une maison neuve avec une énorme baie vitrée donnant sur la vallée.
- Nous habitons ici depuis trois ans seulement. Ma femme ne voulait pas venir, elle était trop habituée à la ferme où nous habitions depuis toujours.
- Nous aurions préféré de ne pas devoir y rester, ajouta sa fille doucement.
La chanteuse était déjà là et le futur marié aussi. Ils ne parlèrent pas beaucoup. Pendant que la maîtresse de maison préparait le repas dans la cuisine, le vieux curé arriva, les yeux fatigués, les vêtements fripés.
Le maître de maison nous servit des apéritifs et commença :
- Oh, ces jeunes, ce n’est plus comme avant. Aujourd’hui, tout est corrompu, il ajouta : corrompu par des étrangers, venus en France.
Je le regardai, sans un mot.
Il ne pensait pas à moi, malgré mon accent, et il continua :
- Le moral, le sérieux, tout fout le camp. À cause d’eux. Ils ont corrompu toute la France.
Le vieux curé, pour détendre l’atmosphère, raconta alors une histoire sur des Japonais étranges mais fort sympas, qu’il avait récemment mariés.
La cantatrice intervint, elle aussi :
- Mais il y a toujours eu des gens venus d’ailleurs, et ils n’ont pas abîmé, corrompu la France. Après une pause, elle ajouta : Peut-être, c’est l’influence de la télé.
Il fallait trouver un coupable.
Plus tard, après les répétitions, la cantatrice nous raconta que ses quatre grands-parents étaient venus d’Italie.
Nous nous sommes mises à la table. Une entrée fameuse, une mousse au saumon. La maîtresse de maison me raconta en détail comment elle l’a préparé, ravie de mon intérêt et appréciation. Le curé devait nous quitter, il avait un rendez-vous à deux heures.
Un gigot est servi, et avec lui, le fermier se déchaîne :
- On ne peut plus rien faire en France. Par exemple à Deauville, les Youpins sont partout, ils ont tout envahi.
Je sentis François se glacer à l’autre bout de la table. Je n’avais pas entendu ce mot depuis mon arrivée en France, mais je le connais des affiches des pires périodes de Vichy.
Que dire ? Que faire ?
Chaque fois qu’on attaque une partie de ce que je me sens être, ce que j’aime, je me sens davantage cela. Quand on parle mal de l’Amérique où j’étais heureuse, je me sens américaine, quand on parle mal des Français, je me sens française. Quand j’ai entendu “ youpins ”, mon sang se glaça et aussitôt, je vis devant mes yeux ma cousine de dix ans partie en fumée il y a cinquante ans. Mon mari, l’organiste de la paroisse, est chrétien, catholique, et sa femme est censée à l’être aussi.
Puis je éclater ? L’éduquer ? À son âge, dans sa maison, à sa table ?
Servira–t–il à quelque chose ?
Je me suis tue.
Je n’arrivais plus à avaler grand-chose et ils s’étonnent que je ne touchait pas au dessert.
Rapidement, nous partîmes pour l’église. François et la chanteuse répètent. Je me cache dans un coin sombre.
Le lendemain, c’est pire.
« Ai-je été lâche? »
François se sent mal à l’aise aussi :
- J’aurais dû intervenir, mais j’étais glacé sur le moment, et j’avais aussi peur de ta réaction.
- Je comprends, ne t’en fais pas.
Mais nous nous sentions malades.
François me raconte sur la France sous Vichy et un milieu qu’il connaissait bien, qui haïssaient tout le monde, mais surtout “ les libres-penseurs ”, ceux qui discutaient, qui pensaient d’eux-mêmes. Où va-t-on de nouveau?
Cette visite, nous a rendus indisposés pour des semaines. Fallait-il se taire ou non?
Que faire dans ces circonstances-là?
Le jour de mariage arriva. François n’avait aucun envie d’y aller, de jouer. Je n’avais aucun envie non plus de l’y emmener.
Ce fut pourtant un beau mariage.
La chanteuse aida le vieux curé quand celui-ci faillit se tromper. François joua merveilleusement, et assise près de lui sur le banc, là-haut à la tribune, je surveillais et je l’avertis quand il fallait attaquer l’entrée ou quand se terminait la communion.
À la sortie, on félicite les mariés et les parents. François s’attarde à ramasser ses notes, rassuré. Je présente mes veux de bonheur à la mariée qui abandonne un emploi de bureau à Paris pour la ferme de son mari. Je lui souhaite bonne chance, elle en aura besoin.
Je félicite son nouveau mari :
- La musique a été merveilleuse » me dit-il.
- Eh bien, lui dis-je, écrivez alors à François quelques mots pour le remercier, cela lui ferait plaisir.
Il est choqué. Pour lui, le travail était fait et rémunéré selon son dû. On a effectivement glissé dans la main de l’organiste une petite enveloppe : dedans il y avait 100 francs, et un insultant billet de 50 francs. Ils auraient peut-être pu couper en deux? Trois répétitions, un programme à la demande!
Les violonistes tziganes qui jouaient chez mon grand-oncle pendant les fêtes recevaient davantage. Mais c’est vrai, qu’en ma jeunesse, on ne les invita pas à leur table.
Un homme sans visage me tire de mes pensées.
- Et moi, vous ne me faites pas la bise ?
Il me tend la main.
Qui est-ce? Oh, le père de la mariée. Je l’avais oublié.
Il n’existait plus. Il n’existe plus pour moi.
Mais pendant des semaines, je me suis rongée, j’étais malade et je sentais aussi le malaise de François. Il se reprochait de n’avoir rien dit
- J’étais comme gelé, peur ce que tu feras, ce que tu diras.
Et moi, je me suis tue me disant ‘à quoi cela servira ?’ mais aussi à cause de lui, l’organiste des paroisses. Qu’aurions-nous dû faire ?
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