Noël 1949 à Bucarest, la capitale de la République Socialiste Roumaine, le Noël le plus sombre de la vie de Julie. Les derniers dix jours, tout l’univers de Julie avait basculé.
Ce matin-là, fin décembre, elle sortit de l’immeuble de six étages qu’elle habitait avec sa mère. Dix jours auparavant, on les a déménagés du grand appartement du premier étage, les entassant dans un minuscule studio, sans cuisine, sous toit, au sixième.
Habiter en haut, dans la même petite pièce que sa mère, ne la dérangeait pas. Leur unique fenêtre donnait sur l’énorme terrasse commune, couverte ce mois de décembre de neige et suggérant un espace, utilisable au printemps, personne ne montait jusque là, au sixième sans ascenseur.
Cette terrasse sera son jardin personnel, se dit Julie, son espace de vie, large, contrastant avec l’étroitesse de la pièce unique où deux lits étroits et une table étaient à peine entrés. Quelle importance?
Le printemps ? Qui sait où ils seraient à ce moment-là, qui sait ce qui arrivera jusque là, se dit Julie. Rien n'était sûr dorénavant, rien n’était prévisible. Peut-être, ils vont considérer que même ce studio de grenier, mais près du centre, est trop bon pour nous, peut-être, ils nous prendront de nouveau à l’improviste et nous emmèneront, Dieu sait où.
Comme avec papa, emmené au milieu de la nuit, par des gens en civil mais avec des revolvers, gens au visage sombre, agressif. Probablement, par la police politique secrète.
« Où l’emportez-vous ?
- Ne demandez pas ! » avaient-ils répondu menaçant les hommes en civil avec revolvers.
Ce matin-ci de fin décembre, les vacances scolaires n’ont pas encore commencé, on faisait attention de les mettre après Noël et pas pendant des périodes religieuses, interdites, « dépassées. »
Julie décida d’aller au lycée en traversant la place de la République, l’ancienne place Royale. L’énorme sapin de Noël, rebaptisé maintenant “ sapin d’hiver ” devrait être déjà là. Elle se souvint du magnifique sapin décoré de l’année dernière. Depuis deux ans, ses parents ne voulaient plus de sapin de Noël à la maison et elle avait été toute contente de cet énorme sapin, destiné à tous les habitants de la capitale roumaine.
Le chemin vers le lycée ne se rallongeait que de cinq minutes quand elle passait par là et, comme d’habitude, elle partit suffisamment d’avance. La place de République n’était qu’à quelques minutes de leur appartement. Sa mère s'est d’ailleurs demandé si ce n’était pas la raison principale de la disparition de son mari, emporté dix jours avant au milieu de la nuit. Quelqu’un avait voulu récupérer leur logement central, pas seulement occuper la place de directeur.
Julie déboucha sur la place, près de l’hôtel élégant Athénée Palace et de la petite église. Le sapin était là, plus énorme et plus régulier encore que l’année dernière; plus grand même que l’église dont il boucha presque l’entrée.
De toute façon, la petite église étant à côté de l’immeuble du ministère de l’Intérieur (dans le cadre duquel travaillait la Securitate, l’infâme police politique secrète), qui aurait osé entrer dans l’église à leur vue?
Elle regarda le sapin et eut un choc.
Sur le sapin, comme des énormes têtes sanglantes, d’énormes boules rouges, aussi grandes que des têtes. Elle avait l’impression d’y apercevoir la tête de son père.
Ce n’est pas vrai ! se dit-elle pour se rassurer. Papa doit être encore en vie, ainsi que les six autres qu’on a emportés dans le même nuit. Elle se força à regarder, à voir des boules ordinaires, elle ne réussit pas. Elle détourna ses yeux, épouvantée de ce qu’elle croyait voir, malgré tout son bon sens, qu’elle voyait même avec des yeux fermés, détournés maintenant.
Elle frissonnait et glissa, tomba presque sur une plaque de glace. Et si elle passait devant les fenêtres de l’immeuble de la Securitate? La petite ruelle était bien gardée mais n’était pas interdite. Ils vont sûrement me repérer quand j’y passe, se dit?elle mais malgré tout, elle s’y décida.
Les fenêtres d’en bas étaient couvertes de grilles. Elle avait entendu, il y a longtemps, quand cela ne l’intéressait pas du tout encore, qu’il y avait encore cinq étages sous la terre, on chuchotait qu’ils s’y passait d’horribles choses.
Passant devant l’arbre de Noël, pardon, arbre d’Hiver, l’énorme sapin vert, les boules qui la fascinaient, dont elle n’arriva pas à détacher ses yeux, malgré elle; ces boules lui parurent encore plus sinistres, comme teintées et dégoulinantes de sang.
"Où est papa ? Que lui a-t-on fait ? "
Sans rien savoir sur son sort, son cœur se serrait encore davantage, en passant avec des pas volontairement sûrs, devant le sombre bâtiment du Ministère de l’Intérieur. Une intuition, un pressentiment lui disait que son père était tout près d’elle en ce moment.
Dans une cellule froide.
Confirmé des longs mois plus tard. Son père s’y trouva effectivement, emporté vers une pièce chauffée seulement pour les interrogatoires. Jour après jour et nuit après nuit, sans le laisser dormir, on lui demander de raconter de nouveau, d’écrire de nouveau les mêmes choses, cherchant le moindre mot différemment mis, pour le confronter, profitant de son épuisement, guettant un moment d’inattention, le culpabilisant de tout le travail fait et de tout le travail qu’il n’a eu le temps de faire malgré avoir besogné de leur mieux, avec son équipe, du matin à minuit pendant des mois.
Le père pressentait lui aussi, que sa fille n’était pas loin, espérant quand même que ce n’était pas dans une cellule voisine, que ce n’était pas l’enfant sanglotant jour et nuit dans la cellule voisine, espérant que ce n’était l’enfant de personne mais un magnétophone enregistré avec des pleurs pour mieux les effrayer, mieux détruire toute leur résistance.
Julie passa rapidement dans la rue gardée, serrant son manteau.
— Où allez-vous ? lui demanda une jeune garde en uniforme.
— À l’école, au lycée, répondit-elle en montrant sa serviette.
— Ne passez plus par ici !
— Bien, je croyais...
— Mieux vaut éviter cette rue, autant le jour que la nuit.
— Bien camarade, répondit-elle, se dépêchant comme quelqu’un pris en faute, coupable.
La nuit ?
Elle regarda dans la direction désignée par la tête du soldat. Vis-à-vis de la Securitate, du Ministère de l’Intérieur, un Club de nuit avec d’énormes photos de danseuses pratiquement nues. Elle n’avait jamais rien vu de pareil, elle ne croyait pas que ça existe, dans ce pays socialiste, ce n’est pas en accord avec la morale prolétaire.
Julie pressa le pas, s’imaginant déjà attrapée, contrainte à se déshabiller ainsi devant des soldats. Comme celui-là, ricanant, en observant son visage affolé, ébahi.
Elle avait soudain froid aux mains. Elle frotta l’une contre l’autre. D’habitude, elles supportaient pourtant le froid. Depuis plus d’une année, elle avait habitué ces mains à supporter l’hiver sans gants, à l’instar de l’héroïne de l’Union Soviétique travaillant sur des poteaux électriques, un film vu et qui l’avait profondément impressionnée. S'habituer, devenir plus dur, plus résistant. Prête à aider la patrie à tout instant, avait-elle décidé alors. Elle était étonnée de voir ses mains rouges, pourtant il ne faisait pas plus froid que d’habitude.
Elle ne se rendait pas compte que c’est le froid intérieur qui la faisait frissonner d’un coup. Et tout ce à quoi elle essayait de ne pas réfléchir, ne pas s’attendrir. Elle pressa le pas.
1 commentaire:
Bonjour Julie!
J'adore le nouveau style de ton récit, à la 3e personne! J'aimais aussi ton style précédent qui avait un charme d'authenticité (avec les mots et tournures de phrases d'une non-francophone)...
Mais l'important est aussi ce qu'il y a dessous : ce que ça raconte, je trouve ça passionnant, et ce n'est pas une période avec laquelle on est très familiers...
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