J'ai été séduite par l'idéologie communiste vers 14 ans et je suis devenue de plus en plus active. Mon rêve était de m’occuper des enfants "pionniers"(une sorte de scout), portant la cravate rouge. Je voulais devenir leur guide. Seulement les meilleures élèves, bonnes et obéissantes pouvaient rentrer chez eux, avoir droit à la cravate rouge.
Enfin, à 15 ans, on m'avait confié un groupe dans une école à Bucarest.
Á peine avais-je commencé à m’occuper d'eux - et fort bien - on m'a appelée au siège de l’Organisation de la Jeunesse Ouvrière, on m'a critiquée et on m'a retirée de ce groupe; en plus, on m'a demandé de rendre ma carte de membre. Carte que je portais à l'époque, sur mon cœur, dans un petit sac cousu par moi spécialement pour ça.
Rendre mon carnet caché sur mes seins, sous ma robe, mon carnet mérité et chéri me faisait, à l'époque affreusement mal et ne pas m’occuper de mes pionniers, aussi. Surtout, puisqu'ils n'avouaient pas le vrai motif de tout cela : mon père venait juste d'être emprisonné par le Service Secret "Securitate" de Roumanie. Ils l'ont emmené une nuit et depuis, nous ne savions plus rien sur lui, il était tenu "au secret", et il était "incommunicado".
Je me sentais exclue, malheureuse, une paria. Coupable, sans savoir de quoi.
Qu’avais-je fait?
Je savais pourtant que j'avais travaillé sans relâche et honnêtement comme on nous le demandait.
Sept mois après, mon père a été relâché.
"Erreur" lui a-t-on dit. Ils m'ont rappelée moi aussi ensuite au mouvement de jeunesse.
"Erreur" m'ont-ils dit à moi aussi.
« Bon, on te rend ton carnet, on te donnera d'autres pionniers, cette fois à l'école hongroise, puisque tu parles mieux hongrois que roumain. »
Je n'ai plus remis le carnet sur mon cœur et je n'étais plus dorénavant celle qui obéissait en tout, qui croyait aveuglément en tout ce qu’on lui racontait.
Justement, nous nous préparions à élire un nouveau groupe de pionniers. Parmi elles, il y avait une petite fille de 8 ans, aux cheveux blonds.
— Aide-moi ! m’implora-elle, secouée par les larmes qui coulaient de ses yeux bleu foncé. On ne veut pas de moi, pourtant je suis obéissante et aussi bonne élève, je n’ai que des bonnes notes.
— Pourquoi ne veut-on pas d'elle? ai-je demandé aux autres.
— Elle est absente trop souvent, m’ont répondu les autres.
— Quelquefois, je ne peux pas venir. Je suis enfant de cirque, on a besoin de moi pour le numéro ou pour des répétitions. Nous faisons de la voltige, cinq heures de répétition par jour. Venez voir maman, elle vous l'expliquera.
— Je suis allée au cirque, ils habitaient dans un wagon étroit.
— Sa mère me dit :
— Ils ont arrêté mon mari, on l’a emmené il y a trois mois.
— C'était pour cela qu'on ne la voulait pas comme pionnier.
— Mais elle a tellement de chagrin, faites quelque chose. Elle travaille tellement d’heures ici, pour son numéro de voltige, ce serait dangereux si elle ne répétait pas avec les autres. En plus, elle prépare soigneusement les leçons pour l'école, elle fait tout pour pouvoir suivre les autres. Elle fait tant d’efforts. Elle travaille tant. Ce n'est pas sa faute, si son père est en prison.
J'ai essayé de convaincre la circonscription du mouvement de donner une cravate rouge à cette petite fille, enfant de cirque, de la laisser entrer, elle aussi parmi les pionniers.
— Elle est une bonne élève, même son institutrice l'a affirmé, obéissante, gentille. Ses absences, le reste, ce n'est pas sa faute!
— Non. Puis plus tard, on m’a dit: "on verra".
Le jour de fête, le jour de la distribution de cravates rouges est arrivé.
Tout le monde chantait, sautillait. La petite fille de cirque pleurait.
— Et moi? Et moi ?
— Vous n'avez rien fait pour elle? ai-je demandé.
— Mais il n'y avait pas assez de cravates...
— Bon. Je lui donnerai la mienne.
C’est ce que j'ai fait ce jour-là.
Un mois après, je n'étais plus responsable des pionniers, on ne m’a plus confié une responsabilité. Mais je n'ai jamais regretté ma décision de donner ma cravate, un matin de printemps à cette gamine qui la méritait, qui la désirait tant.
Elle voulait être comme les autres. Appartenir. Ne pas se sentir encore plus exclue. Ce n'était pas de SA faute si son père était en prison. Ni celle de mon amie Édith dont on a emmené la mère; la rendant folle en deux mois; puis mise dehors sur une civière, horriblement amaigrie, sans dents.
Je ne sais pas ce qui est arrivé au père de la petite voltigeuse, mais la mère de mon amie Édith n'est jamais sortie de diverses maisons de santé mentale. Édith a réussi à s'en tirer grâce à mon amitié et au soutien de son père. Il était divorcé et déjà remarié avec une doctoresse chaleureuse.
Le père de Simon, mon premier flirt (beaucoup plus tard à 23 ans), était aussi en prison pour "sabotage". Á l'époque, si quelqu’un gênait, on le dénonçait et voilà, on en était débarrassé... pour longtemps ou pour toujours. Nous le savions, cela arrivait de plus en plus souvent. Ça se passait tout autour de nous.
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