Douzième journal

Revoir le passé (avant sauter)

15 septembre, 1990

Comment je perçois aujourd’hui les différentes périodes de ma vie, leur importance, succès et malheurs ?

Je dois énormément à ma mère, parce qu’aux toutes premières années de ma vie elle m'a élevée pour être très indépendante, responsable et pour que je sache avoir des joies avec ce que j'ai et vois autour de moi. “La plus importante est que Julie ait une âme saine et qu’elle sache trouver sa voie” a-t-elle écrit dans une lettre à sa meilleure amie quand je n’avais que cinq ans. Je dois aussi à ma mère l’attention et l’amitié de tous les instantes.

Je dois à mon père de ne s'être pas montré trop dominateur, ni écrasant - et l’héritage d’un bon sens pratique et à mes deux parents, l'énorme quantité d'amour qu’ils m’ont donné, qui s'emmagasiné en moi et m'a donné l'assurance que je suis “bien”. Assurance ébranlée de temps en temps mais restée au fond intact, en me donnant force, courage et direction.

Jusqu'à dix ans j'étais une enfant insouciante, mais même dans cette période on m’a mise devant des difficultés : apprendre l’allemand au cours maternel, m’habituer à jouer et me distraire seule, me sentir bien en ma propre compagnie. Courir pieds nus avec mes cousines toute la journée pendant l’été dans le jardin, pour moi, à l’époque, immense, de mes grands parents.

La guerre est arrivée jusqu'à moi en 1944 : j’avais à peine 10 ans.
Nos identités changées, notre chez-nous abandonné en une seule heure. Heureusement, ma mère était capable de le réaliser, sinon je ne serais plus en vie.

À ce moment-là, ma vie a dépendu d’un coup de fil de mon père et de l’efficacité et détermination de maman. Départ à Budapest avec une petite valise. Nous n'avons eu qu'une heure pour nous préparer, trier, laisser tout le reste, prendre le train. Nous enfuir, nous cacher ailleurs, loin, dans la foule de la capitale. Puis nous sommes allés dans un petit village où j'ai beaucoup lu. Retour à Buda, puis l’assaut de la capitale cachés dans la villa d’un ami, la cave où mes parents ont été très courageux et ne m'ont pas du tout transmis leur angoisses.

C’est au retour chez nous, en Transylvanie, dans ma ville natale, oui, c'est alors surtout que j'ai changé : c’était le réveil. Apprendre ce qui était arrivé aux autres qui n'avaient pas eu notre chance - raconté par les rares survivants retour des camps. Pour moi, surtout, réaliser que ma cousine Poussin était partie en fumée, gazée, disparue à jamais. Poussin de même âge que moi, avec qui j'avais joué, ri, fréquenté la même classe, partagé le même banc, m'étais querellée, réconciliée journellement.

Ils ont emmené Poussin dans un wagon à bestiaux, quelques semaines seulement après notre départ à Pest. Grand-père est mort déjà pendant le voyage. Ma cousine a dû tenir sagement la main de sa mère, pendant qu’on les a emmenées “prendre une douche”. Leur dernière.

Longtemps, longtemps je n'ai pas voulu l'admettre qu’elle n’existait plus. Longtemps aussi, j’ai gardé l’angoisse de me déshabiller, de me laver toute nue, de prendre une douche, de fermer la porte de la salle de bains. Je voulais conserver au moins mon collier autour du cou. Puisqu’on leur a toute prise, rien laissé avant de les pousser là, dans les chambres à gaz. Ce qui est arrivé à Poussin aurait pu m'arriver.

Beaucoup plus tard, ce qui me consolait du fait que Sandou, mon mari sera un Chrétien, c’était de penser qu’au moins ainsi mes enfants n’auraient pas sur leur tête cette menace : être persécutés ou tués seulement parce qu’ils étaient nés - sans que ce soit de leur faute - d’une origine donnée.

À 12 ans de langue maternelle hongrois, j'ai dû apprendre le roumain. Ma vie à l'école Roumaine était dure ; contre moi, des filles haïssant les Hongrois. Je me suis sentis longtemps hongroise surtout à cause d'elles ; mais aussi les 99 romans du Jókai pleins de patriotisme.

Deux ans après, je respire enfin et m'épanouis de nouveau en retournant dans un collège hongrois. De cette année-là vient ma bonne base d’Algèbre et mon intérêt pour la Chimie. De là vient aussi ma certitude que je sais bien organiser et conseiller. Et bien passer des examens. J’ai réussi ainsi d’entrer au lycée.

Pendant ce temps-là j’écris, on publie mes articles, surtout critiques de théâtre. De ce temps vient aussi mon amour du théâtre et la découverte de la musique classique. Je mesure mes capacités d’apprendre par rapport à mon amie Marthe qui assimile beaucoup plus rapidement que moi, et par rapport à ma voisine Dita que j'ai réussie (après notre querelle) à dépasser en faisant l’effort nécessaire supplémentaire.

Cette période s'achève avec ma douleur de quitter ma chambre d’un jour à l’autre de nouveau, puis quitter Kolozsvàr, Cluj, mon pays natale, quitter mes amies Marthe, Véra et Édith, quitter notre appartement, ma rue, quitter la tranquille ville de mon enfance.
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Nous avons suivi mon père à Bucarest, la capitale de la Roumanie, où les gens grouillaient, les tramways, les taxis faisant un bruit horrible et j'avais mal à la tête après m'être plongée plus d’une heure dans le centre de la capitale.

Mon père m’a inscrite au lycée Technique de Chimie, on lui avait dit que de là je pourrais entrer sans examen, directement à la faculté de Chimie de l’École Polytechnique. La nouvelle école un défi dont je m'en suis bien sortie. J'aimais les travaux pratiques de laboratoire : l’environnement et l'odeur d’hydrogène sulfuré m'est restée chère, familière jusqu'à aujourd'hui. Là, entre mes collègues je ne me suis pas sentie étrangère.

À 16 ans, je me suis même fait une amie, et Alina est toujours mon amie, à travers le temps et la distance nous avons conservé, retrouvé cette amitié, ce rapprochement et nous nous sommes aidées, conseillées l'une l’autre autant que nous avons pu.

Ce qui m’a marqué le plus durant cette époque, c’est la croyance dans le rêve communiste « bonheur pour tous », mon activité de volontariat pour y contribuer, puis, lentement, les désillusions.

D’abord, l'arrestation abusive de mon père de son disparition pendant 7 mois sans qu'on sache où il était, sans accusation légale, sans procès.

Comme à Budapest à 10 ans où les Russes nous ont réveillé une nuit en 1945 avec l'arme pointée sur nos têtes pour finalement nous voler, emporter mon sac d'enfant avec tous mes trésors et économies faites pendant la guerre, à 16 ans j’ai été réveillée au milieu de la nuit par des gens de la Securitate, la Police Secrète Roumaine, avec des armes dirigées sur ma tête. Ils sont repartis avec mon père au petit matin. Le lendemain on nous a déménagés dans un tout petit appartement. On m’a interdit mes activités politiques. Nous nous sommes aperçus que la plupart de nos “amis” avaient disparu de l’horizon - mais d'autres étaient devenus, restés des vrais amis. Je ne crois pas avoir réalisé à l’époque tout le poids pesant sur ma mère.

Puis on a relâché mon père (après sept mois: "erreur".

Un matin, pas longtemps après son retour, quand tout a commencé à aller mieux, maman s’est brûlée profondément. À l’hôpital elle souffrait de douleurs horribles et me demandait d’appeler au secours mais l'infirmière n'a pas voulu réveiller le docteur malgré mon insistance et je me suis sentie si impuissante à l'aider, la soulager. Ça m’a fait énormément de la peine et un sentiment de culpabilité que je ressens encore.

L’arrestation de la jolie et élégante mère d’Édith, mariée à un ancien communiste, devenu ministre des finances adjoint de Luca qui gênait les dirigeants communistes. Elle avait en plus, une sœur, docteur à Paris et on aurait voulu les accuser “d’espionnage”. Après deux mois de détention à la Securitate, on l’a relâché sans dents, avec presque l'apparence d’un cadavre... et folle, aliénée - pour la vie.
Le réveil complet aussi au travail : rien n'était tel qu'on nous l'avait raconté, appris, promis. La vie n'était en rien conformes aux idéaux communistes qu’on m’avait inculqués.

Heureusement, j’étudiais avec plaisir, j'aimais l’algèbre et j'avais de bonnes bases.

Mes yeux sont ouverts lentement, dès les révélations après la mort de Staline qui était auparavant notre dieu. Et surtout la révolution hongroise de 1956 écrasé par les tanks russes. La réalité de tous les jours qui contredisait ce qu’on nous avait appris dans les livres, les films, les journaux, à l’école.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Oui, tu vois, relire ta vie, en condensée, mais avec un regard différent par une Julie plus mure, cela fait toute la différence !

Comme quoi quand n est jeune, on est très perméable à touts les idéaux que l'on peut nous faire passer. Et que le reveil ... quand il a lieu (parfois, ce n'est pas le cas !!!) .... est douloureux, brutal .... et porteur de tant de dé-illusions.

Tu n'as pas eu la vie facile, même si par rapport à plein d'autres ...tu as eu la vie sauve.
Cela t'a forgé un tel caractère, donné une telle force qui fait la Julie d'aujourd'hui ;-)

C'est aussi la première fois que tu parle d'avoir des enfants sans cette épée dedamoclès, due à la simple naissance dans telle ou telle famille. Etre chrétien leur permettrait d'échaper à une telle folie de l'homme ... si cela revenait. On sent ici que c'était vraiment très fort en toi, et imortant pour toi, pour leur éviter le pire.

Je lirais la suite .... bientot !

Bisous, Julie, il faudra qu'on t'invite, j'aimerais tant faire ta connaissance ;-)

Sophos

Julie Kertesz - me - moi - jk a dit…

oui, mais... on propose, le sort dispose, ou les enfants,

ma fille baptisé chértien, c'est reconvertie juive quand elle était déjà loin et grande!

elle ne comprends pas mon souci à ne pas avoir un handicap en plus... alors, on accepte ce qui arrive dans la vie et j'espère, qu'avec le temps... mais je tremble quand même très profondément en moi.

Anonyme a dit…

malheureusement, quand on voit la vie d'aujourd'hui, quand on voit comment de "simples fous de religions" (ou de simples fous ... tout court !) peuvent prendre le pouvoir, cela fait peur ...
Et personne n'est à l'abri.

C'est vrai qu'aujourd'hui, vu la rapidité des choses, on tremble pour nos enfants .... même si eux ne comprennent pas vraiment !