29 mars 2003
Sommes-nous témoins ou acteurs (ou seulement pions) de l’histoire ? Et que constituent des faits 'historiques'?
Est-ce seulement les guerres et révolutions? Les règnes des rois? Ou alors, est-ce aussi la loi autorisant l’avortement et ses conséquences? La révolution micro-informatique? Les drames personnels vécus pendant une époque? La façon de vivre et comment on a vu le monde?
Si on se tient au mot juridique, témoin veut dire quelqu’un ayant vu ou entendu, mais pas assisté à l’évènement. Or cette notion n’existe pas vraiment qu’au théâtre, et même là, l’émotion vibrante, émanant du public peut influer, donc changer les jeux d’acteurs, donc l’action. Sinon, un témoin peut regarder sans intervenir ou aider, même en ne faisant rien, l’évènement devient différent.
Prenons maintenant le mot 'pion' venant d’échiquier, on utilise ses pions et ils sont déplacés comme des soldats 'dispensables', pas importants. Sommes-nous pions, victimes?
Probable, souvent.
La nature. Le sort, le destin. D’après d’autres, le bon Dieu. Les gens rencontrés, les personnages 'importants', décideurs et leurs lieutenants, tous influent sur notre vie. Même nos ancêtres.
Malgré tout cela, chacun de nous vit et agit dans sa sphère plus ou moins grande. À de l’influence. Sur sa famille. Un village. Une communauté. Ses amis (et ennemis). Contribue à leur histoire, donc par ricochet, à l’Histoire.
J’étais témoin, pion, victime, acteur. J’ai regardé, enchanté ou épouvanté, me sentant près ou éloigné de ce qui se passait.
Nous avons tous regardé de loin le procès de Luca et Jacob dont Gheorghiu-Dej voulait se débarrasser. Ou déjà, qui sait, Ceausescu, pour n’avoir pas de rivaux à la succession? Nous savions qu’ils n’avaient pas commis les actes dont on les accusait. Personne n’est intervenu pour les défendre. Personne n’osait. Luca, cassé, a reconnu tout qu’on lui suggéra. Jacob jura en vain de son innocence. Luca fut fusillé aussitôt, Jacob condamné à perpétuité.
J’ai regardé, épouvanté, un mois plus tard, la femme de Jacob, maman d’Edith, comme un cadavre sur la civière, dans le grand salon de son ex-mari. Cassée en deux mois, rendue folle à vie, sans dents.
J’ai aidé Edith, je suis redevenue son amie, sortie et discuté avec elle, invité autant que j’ai pu. (Elle a ensuite séduit les garçons me courtisant.)
J’ai écouté, attristée, dix-sept ans plus tard, Jacob, raconter de son sort avec de l'amertume. Il était tenu seul dans une cellule pendant 17 ans, 17 fois 12 mois, 17 x 12 x 367 jours. D’innombrables heures se tourmentant, comment il convaincra les gens qu’il était innocent de ce qu’on l’accusait (trahison). Ébahi, une fois sorti ("un erreur" lui dit-on officiellement – tout comme à mon père après qu'on l'avait détenu pour sept mois), ébahi que tous rencontrés après, lui disaient "nous n’avons pas pensé que vous étiez coupable". Ses tauliers, les gardiens de prison, son seul contact avec extérieur, lui parlaient de la furie des gens contre ses agissements inventés par la police secrète et les politiciens d’alors. Il se croyait haï. Il était objet de pitié, puis d’oubli.
Comme les prisonniers dans l’opéra Fidelio de Beethoven que j’ai vu le même jour qu’Egon, ami de Jacob, en prison pour trois ans, enfermé seulement ayant été ami. Egon venait d’être libéré trois heures auparavant et il était encore tout blanc. Hagard, comme ceux sortant à l’air pour la première fois, sur la scène d’opéra. Heureux de pouvoir parler au téléphone avec sa jeune femme, la première fois depuis trois ans.
De ces « disparus », nous ne savions même pas s’ils vivaient encore, tout comme pour papa pendant sept mois.
Étions-nous témoins ?
Victimes ? Acteurs ?
Ma cousine envolée en fumé à Auschwitz était victime. Mes cousines retenus six mois « seulement » dans la camps de concentration de Bergen-Belsen et marqués à vie. Mais moi? J’ai souffert seulement par ma famille disparue autour de moi.
Et ensuite ?
J’étais pion, croyant à la construction d’un avenir glorieux où tous auront selon leurs besoins, plus tard, selon leurs désirs. J’y ai consacré beaucoup des heures de ma jeunesse, adolescence. Il a coloré les lunettes à travers lesquelles j’ai vu le monde et tout ce qui se passait autour de moi. Longtemps. J’étais un pion dans la construction de ce monde où quelques-uns, sans pitié et beaucoup plus méchants que les rois, plus sans âme que les pires 'capitalistes', sous la couverture 'pour le bien de peuple', ont accaparé pour eux-mêmes des fortunes incroyables et exercé un pouvoir de tyran, en exploitant les jeunes y croyant et tous les autres, ouvriers, paysans, tous les êtres humains
Quand j’ai gêné, on m’a jeté de l’échiquier. Presque arrivé au but, après six années d’études à côté de travail acharné, on m’interdit de passer l’examen final de diplôme et même de travailler. Non seulement comme chercheur, mais aussi comme manœuvre remplissant des fioles avec essence pour briquets.
J’ai réagi, sinon agi. Devenant femme. Apprenant des langues. Demandant de partir du pays. Puis me mariant, décidant à devenir mère.
Je me suis laissé déplacer par mon père, puis mon mari, partie en Israël où papa me laissa 'provisoirement', puis j’ai suivis mon mari quand il m’a dit « tu peux venir maintenant en France » et la suivis aussi une année plus tard de l’Ain en Somme, près d’un autre moulin.
En Roumanie, j’avais conseillé mes amies.
En France, après 1968, mais c’était le hasard, je me suis révoltée. En réaction à l’infidélité. J’ai aussi changé la destinée de plusieurs jeunes filles à qui j’avais appris à travailler et analyser des matières chimiques. Mis le pied à l’étrier comme plus tard à d’autres jeunes en informatique. Et puis?
Au minimum, j’étais un des acteurs de la révolution micro-informatique. Pas la plus visible, mais y participant activement, presque dès le début et pendant longtemps.
J’écris depuis une heure, le reste, une autre fois.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire