Le 101ème lieu

C'est un long récit, écrit en 1998, sur tout une période de ma vie qui n'avait pas laissée des traces dans mon journal intime. Pierre et l'après Pierre. Je n'arrive pas à le couper en petits morceaux, mais je ne mettrai plus rien pendant quelques jours. Peut-être, si vous voulez le lire petit à petit, mieux vaut le copier et coller dans Word ou autre traitement de text et le lire hors web.
J’ai fait récemment la liste de cent et un lieux où j’avais été dans ma vie: peut être une idée en sortira, quelque chose de quoi écrire. A la fin, je me suis dit tristement: rien n’en ait sorti, hélas, aucune idée intéressante.

Ce n’est pas vrai!

En relisant ces cents et un endroits par où j’ai vécu ou passé, je me suis rendu compte que j’avais mentionné seulement les lieux où j’avais été heureuse, où j’étais bien et je n’ai pas parlé des endroits horribles de ma vie.

Je me suis d’abord souvenue du trou bétonné pour le charbon dans la cave pendant le siège de Budapest à mes 10 ans, où nous dormions ensemble avec neuf autres personnes, c’est là que j’ai commencé d’écrire mon journal.

Et le lendemain, en apercevant par la fenêtre du métro un hôtel minable, je me suis rappelée de l’hôtel infesté des punaises du centre d’Argenteuil et avant celle-ci, de l’hôtel de Meudon le Forêt où, en me cataloguant de mère ne sachant pas offrir des conditions de vie décentes à ses enfants, on m’a menacé à me les prendre.

Combien de temps ai-je habité dans cet hôtel plein des punaises, pire que tous les autres lieux, dans l’époque le plus sombre, sans espoir, de ma vie? Dix jours? Trois semaines? Chaque nuit, comptait pour triple.

J’ai eu de chance et je n’ai pas dû y rester le mois entier qu’on avait payé d’avance, parce que j’ai dû aller m’occuper de ma fille, à l’appel de mon père âgé chez qui je l’avais envoyé et que sa femme avait quitté juste à ce moment-là. Oui, il y avait des problèmes ce temps-là. Des problèmes dans moi, mais aussi d’autres autour de moi. Tout était sale, tout était sans espoir, tout était gris et je me sentais misérable.

Je vois encore devant mes yeux ce mur gris et mes cheveux se hérissent, me démangent juste à son souvenir. La première nuit dans cet hôtel, je me suis réveillé piqué. J’ai allumé et j’ai aperçu le mur ... infesté, tout un mur rempli des punaises!

Sandou, mon mari, dormant par terre, il n’était pas dérangé ni effrayé comme moi. Ma fille était partie chez papa et heureusement, mon fils ne s’est pas réveillé. Sandou a réussi faire fuir momentanément les punaises, mais j’ai refusé de fermer la lumière, j’étais trop épouvantée.
Le lendemain, j’ai voulu déménager, mais on a refusé de nous rendre l’argent de mois payé d’avance, partir signifiait prolonger encore plus la précarité de nos finances. Sandou a refusé de partir: où aller? Partout, ça coûte trois fois plus. J’ai acheté de soufre pour les chasser, qui a provoqué une allergie de longue durée chez moi et mon fils. Oui, c’est cette misérable chambre hôtel où j’étais le plus bas de toute mon existence. Le plus misérable aussi dans mon âme.

Comment suis-je arrivé là?

Ma vie de femme “bien rangée” est dégringolée à la minute que j’ai ouverte une lettre arrivée de la Roumanie. Ma belle-famille y habitait, je n’avais pas pensé une seconde que cela pourrait être de quelqu’un d’autre que de la famille de Sandou. Il était allé visiter ses parents, la première fois depuis sept ans, et il était revenu un mois auparavant. Nous étions la fin septembre.

J’avais trente-trois ans et mon mari trente-quatre. Suis-je trop vielle? Á trente-trois ans? Suis-je une mauvaise amante? Pas assez expérimenté? Comment le savoir? Je n’ai jamais était qu'avec lui. Ma vie est-elle finie? Pendant deux ans, ces questions me hantaient, me rongeaient. La vie continuait.

Puis, un jour, le verre est débordé.

Sandou était parti en vacances sans moi de nouveau pour un mois entier (et je soupçonnais avec sa maîtresse) et pour la première fois, pendant ce temps, je l’ai aussi trompé sans lui dire avec Pierre. Sandou, revenant a presque toute suite déménagé près de Paris où sa maîtresse avait déménagé aussi avec son jeune mari, finalement revenu de l’armée. Pour la rencontrer plus facilement et plus souvent, mon mari a changé de travail, il a laissé sa famille seule et loin, venant nous voir une fois par mois.

J’ai séduit Pierre en septembre, à mon retour d’une voyage faite avec mes enfants en Italie. Pierre avait dix ans de plus que moi. Pour lui, j'étais jeune et belle. Sandou ne soupçonnait pas que moi aussi, j’étais dorénavant ravie de rester sans lui, pour vivre de plus en plus avec Pierre.
Nous avions un logement de fonction, Pierre côté cour, moi avec mes enfants au deuxième étage, dans une maison agréable et pas trop loin de notre travail. Pierre, amant merveilleux, compagnon agréable, m’a rendu la confiance en moi, la confiance que l’infidélité de Sandou m’avait détruite. Il me tenait en bras toute la nuit, nous parlions de notre travail, je vivais avec lui, mieux que jamais avec mon mari. Il avait un vécu très différent du mien, ne lisait rien, avait passé par tant des choses ! Mais à travers nos différences et nos expériences, nous nous entendions si bien !

De septembre jusqu’en septembre, Pierre. L’année la plus heureuse de ma vie de jeune femme. Mon travail allait très bien aussi, j’avais réussi à créer un nouveau laboratoire d’analyse chimique dans l’usine, j’avais réussi de former plusieurs laborantines, de créer des méthodes d’analyses, de choisir la place appropriée pour chacune d’elles. Mes enfants se développaient bien, ils étaient dans l’âge gentil, agréable, me procuraient que de plaisirs.

Pierre m’aimait tendrement et je l’adorais. On déjeunait ensemble et le soir, après que les enfants s’endormaient, je descendais sur le point de pieds, déchaussée, pour que les voisins travaillant dans la même usine ne m’entendent pas descendre. Nous restions ensemble jusqu’à l’aube. Á cinq heures de matin je rentrais pour que les enfants me trouvent là à leur réveil. J’étais pleinement, complètement heureuse.

Seul point noir étaient les visites de Sandou - qui me paraissait de moins en moins mon mari. Je suis de tempérament monogame. Mon mari, c’était Pierre! Hélas, Sandou revenait, une fois par mois “faire son devoir d’époux”. J’avais l’impression de tromper Pierre, je supportais Sandou de moins en moins, je ne savais plus qu’inventer pour me dérober, moi, qui auparavant, était celui se plaignant de sa froideur, de son éloignement.

Une année plus tard, la patronne du café, l’ancienne maîtresse de Pierre (ceci je l’avais appris seulement plus tard) a parlé de nous devant Sandou quand celui-ci était entré pour boire un coup. Il est devenu fou furieux. Lui, le mari avait le droit d’avoir une maîtresse, plusieurs mêmes, mais pas “sa femme”, la mère de ses enfants, ça non!
Fou de rage, il est venu me voir:
— Tu sais ce qu’on dit... (et il me dit)
— Ce n’est pas vrai!
— Promets-moi, jamais plus ne plus le revoir.
— D’accord, mais toi?
— Je ne la vois plus, me mentit-il.
— Alors, bien.
J’ai essayé, mais je n’ai pas pu tenir longtemps. Comment ne pas revoir Pierre? Dans mon âme, il était devenu depuis des mois mon mari, mon vrai mari!

Un soir, Sandou est revenu à l’improviste au milieu du mois, au milieu de la semaine, au milieu de la nuit. J’étais chez Pierre, je dormais dans ses bras, comme d’habitude. Sandou n’a jamais voulu dormir près de moi!

Ma copine nous téléphone au milieu de la nuit:
— Faites attention! Sandou te cherche. Avec un fusil dans ses bras.
— Merci.

Que faire? Á peine, le téléphone fermé, on sonne à la porte.

Pierre m’a poussé dans la douche avec tous mes habits dans mes bras et il est allé ouvrir la porte, tout nu:
— Que veux-tu? demanda-t-il à Sandou.
— Je cherche Julie...
— Elle n’est pas là! Il ouvre la porte grande.
— Mais
— Veux-tu entrer, vérifier?
On voyait le lit, vide. C’était un appartement avec une seule petite chambre.
— Non. Je n’entre pas. Bonsoir.

Bon. Et maintenant?
— Il faut que tu rentres!
Je me suis habillée. Nous avons attendu. Les pas se sont enfin éloignés.

Dans la nuit sombre, les lumières éteintes, j’ai ouvert la porte, j’ai regardé en haut. Dans la fenêtre au deuxième, l’appartement illuminé. Un fusil, une silhouette. Sandou, veillant, attendant. Que faire?
— Ne rentre pas! Mais ne reste pas ici, non plus. Il pourrait revenir.
Je me suis rappelée de Sandou si brusque quand le sang lui monte dans la tête. Il ne se contrôlait plus à ces moments-là. Mes enfants! Je ne pouvais les laisser à la portée de ce fusil, de cet homme excité. Si quelque chose arrivait... Bon, je monte.
— Bien, monte. Mais n'avoue pas que tu as été ici!
— Où ai-je été?
— Invente quelque chose...
Je me sentais trahie, même par lui, qui me laissait aller seule devant le danger.

Avec infinie précaution, en longeant le mur pieds nus, en faisant un pas, puis attente, un autre pas. Attention, sans bruit, sans qu’on me voie, sans qu’on m’entende, sans qu’on sache d’où je viens! Les feuilles d’automne craquaient doucement sous mes pieds, mais c’était seulement moi qui pensais qu’ils faisaient un bruit d’enfer.

J’arrive enfin jusqu’au coin. Après le coin, je ne suis plus visible de la fenêtre. J’arrive au coin. Clos ma belle aventure avec Pierre, perdu mon mari imaginé, il me laisse à mon sort, je l’ai perdu, alors, là, je l’ai perdu pour toujours.

Et maintenant? M’enfuir? J’hésite encore quelques minutes devant l’escalier. J’avais l’impression d’aller vers ma mort. Mais il le fallait, il fallait sauver mes enfants.
C’est en montant un pas à la fois, doucement pieds nus les marches des deux étages, qu’à commencé ma nouvelle descente vers l’enfer. Et ma descente, vers cette chambre hôtel plein de poux, vers mon malheur me faisant gagner dix kilos dans un seul mois.

Oui, je me souviens, de cette montée, qui a duré longtemps. Des minutes? Une demi-heure? Une heure? Pour moi, des années! Toute ma vie a changé à cause de cela.

Ce soir-là, malgré mes peurs, Sandou ne s’est pas montré violent, pas violent en faits: il a pleuré. Mais il ne m’a pas laissé dormir... pendant des heures et des heures. Il a commencé à raconter ses propres torts, tout qu’il a fait contre notre mariage, notre famille. Il m’a avoué de m’avoir trompé... dès notre première semaine de mariage! Et toutes les autres fois... Il a détruit en moi tout en quoi j’aurais pu croire encore.
Puis, il dit:
— Je comprends, tu es malade, tu ne peux pas t’empêcher...
— Je ne suis pas malade. J’étais au cinéma. Je n’ai pas eu tant d’autres, comme toi. Mais si tu le fais, pourquoi pas, moi aussi? Nous avons les mêmes devoirs ou droits.
— Je te promets...
— Tu me l’as déjà promis! Tant de fois!
— Cette fois-ci, vraiment. Je veux refaire notre vie, notre famille. Si tu me quittes, je retourne en Roumanie, si tu me quittes, ma vie est finie.
— Comment puis-je être sûre, que tu romps avec elle?
— Va la voir, je te donne son adresse. Je romprais déjà demain.
— Donc, ça continue encore... Alors, comment se fait-il que tu m’attendais, me cherche partout avec un fusil? Quelle différence entre nous?
— Ce n’est pas la même chose! Tout le monde en parle de vous!
— Qui est ce tout le monde?
— Au café, par exemple.

Pierre et moi, nous aurions dû être plus discret. C’est dur, c’est impossible, quand on est amoureux, quand on est tellement heureux ensemble, on se sent presque marié. C’est dur de se cacher dans une petite ville. Pierre a essayé, je ne l’avais pas compris, je ne l’avais pas admis. Je n’avais jamais habité une petite ville. Cacher son bonheur.

Mon bonheur? J’avais le sentiment que Pierre m’a laissé tomber, lui aussi. En montant, peur à l’âme, l'estomac noué, vers mon bel appartement de fonction devant lequel Sandou m’attendait avec son fusil chargé, chaque marche que je montais seule, affronter mon destin tout seul, m’éloigna de Pierre, me menait vers un autre destin, inconnu, un nouveau destin que le sort me réservait.

Vers le matin, épuisé, mon cœur saignant pour mon mari, celui imaginé en moi si pas celui réel, en sentant ma responsabilité sur sa vie, j’ai abandonné, j’ai plié armes. Et si nous pourions devenir vraiment de nouveau une vraie famille comme il promaittait?
— Je veux refaire ma vie avec toi, pour nos enfants, pour le souvenir de notre amour.
— Recommençons! répétait Sandou encore et encore, jusqu’à épuisement.
Je ne savais pas encore que c’était impossible, mais je savais que ce sera très dur.

Pierre m’était devenu si cher, Pierre était devenu l’autre côté de moi, mon bonheur, mon amant, mon copain, mon vrai mari - même si pas sur le papier. Mais il m’avait lâché. Il me lâcherait encore, je me suis dit. Divorcée il ne voudrait plus de moi, il ne m’accepterait pas ouvertement, publiquement. Pierre, catholique, vivait séparé depuis des années de sa femme mais il ne divorcerait pas, il ne m’épouserait pas, il ne me reconnaîtrait même pas ouvertement, devant tous comme son compagnon.

Et si c’était possible de recommencer? Si quelque chose de mon rêve, notre rêve d’antan a pu encore rester intact? Famille, enfants, entente...
— Peut-être, d’accord, j’ai dit finalement.

Aussitôt, Sandou a commencé ses revendications:

— Tu viens avec moi, dès demain! Tu ne restes plus ici une seule journée!
— Demain? Aujourd’hui? Et mon travail?
— Tu démissionnes ce matin!
— On a besoin de moi, ils n’ont personne pour me remplacer, pas encore...
— Nous partons demain! J’irai là avec toi, pendant que tu leur dis.
— Et nos affaires? Nos meubles? Nous ne pourrons pas partir demain!
— Nous ferrons les bagages, les affaires des enfants. Mais on n’emportera pas les meubles, ni tes vêtements, ni la télé, ni.... il a pu les toucher!

Pourquoi ai-je accepté tout cela?

Ni mes meubles, ni mes habits ne m’ont pas trop manqué, malgré le besoin d’argent, malgré qu’on n’a pas eu la première année qu’une caisse à la place de table, mais j’ai mise des années à pleurer Pierre, le regretter. Sa tendresse, son attention.

Mon travail me manquait aussi, jamais plus je ne suis redevenue chef de laboratoire. Mon directeur a mal supporté mon départ précipité, subit.

Le matin, je suis allée démissionner, mort en âme et Sandou à mes trousses.
— On vous reçoit dans une heure, me dit la secrétaire, mais seulement vous pouvez entrer chez le directeur. Revenez dans une heure.
— Nous reviendrons.
Je suis entrée, Sandou attendait dans l’entrée.
— Êtes-vous sûre de vouloir partir? Nous avons besoin de vous!
— Oui, hélas. Il le faut. Je le dois. Je regrette...
— Entrez pour quelques minutes dans la pièce voisine.
Là-bas, Pierre m’attendait, soucieux et blême.

Je me suis rendu compte par ses étreints fiévreux et tremblants qu’il tenait davantage à moi que je croyais, il m’aimait, me regrettait lui aussi. Mais, me rappelant les minutes interminables, le monté d’escalier, seule, pendant la nuit, montant seule vers mon destin, seule à affronter le fusil et Sandou, je me suis refermé et je lui dis ma décision de partir.

— Adieu. Je lui ai promis ne pas t’écrire. Nous essayons refaire la famille.
— Dois-tu vraiment partir?
— Oui.
— Reste !
— Je ne peux pas, Pierre. Je ne peux pas.
Il m’a embrassé encore une fois, m’a donné un dernier baiser. Doux. Déchirant.
Mort dans l’âme, je retourne dans la pièce du directeur. Il est furieux que je parte, il avait espéré que Pierre me décidera de rester.
— Bien, viens l’après-midi, pour tes papiers, le reste de paye on vous enverra.
Sandou m’attendait dehors. Nous sommes partis, faire les bagages, le peu qu’il m’a laissé prendre. Retirer les enfants de l’école, de la maternelle.
J’ai ainsi perdu dans une seule journée, mon travail, mon logement tout.
— Où allons-nous?
— Nous allons habiter chez moi, bien sûre.

Sandou prétendait habiter depuis quelques mois avec son frère à Meudon la Forêt. Chacun avec sa chambre, partageant le reste.
— Moi aussi, j’ai perdu mon travail, « mon ami » Fani m’a trahi à mon employeur, dit Sandou.
Sur la route menant à Meudon, mon beau-frère me dit :
— Vous vous trompez, il n’y a pas de retour en arrière possible. On ne retrouve plus l’amour perdu, la confiance perdue. On ne peut pas recoller les morceaux cassés!
— Nous arriverons, nous.
J’étais furieuse contre lui, il parlait de sa propre expérience pourtant. Je pensais encore qu’il me le disait parce que j’avais déçu sa perception sur moi. Le lendemain matin, le beau-frère a commencé à me faire la leçon :
— Ici, tu es chez moi, ne l’oublie pas! La salle de bain doit être toujours nickel!
Et puis, la cuisine et ... etc.
— Je croyais être chez Sandou, mon mari, chez nous.
— Non, ceci est MON logement. Il habitait chez moi, mais seul. Ne l’oublie pas, tu peux y être mais seulement à condition... et il recommence, hautain, désagréable, une longue litanie de ce que je dois faire, ce qu’est interdit, etc.

J'étais choquée. J’ai tout quitté, pour ça? Que faire? Je n’ai plus une chez moi!

Pourtant ce beau-frère a habité chez nous pendant des mois, à son arrivé en France. Nous l’avons accueilli chaleureusement et sans conditions. Même si de point de vue matériel c’était difficile à l’époque pour nous avoir une personne adulte en plus. Jamais je ne lui ai fait des leçons, j’avais renoncé à m’acheter des vêtements, sans brancher.

La gratitude n’existe donc pas? Encore une chose qui fout le camp. Encore une chose apprise.

— Sandou, je ne vais pas supporter ça! Je m’en vais.
¬ On s’en va...
¬ Toute suite!
— D’accord.
—Où?
—Allons à l’hôtel, puis nous verrons.

Nous n’avions plus de travail, ni l’un ni l’autre. Son frère ne lui a pas remboursé son loyer pour le mois, ni le mois suivant. Moi, je n’étais pas payé pour le moment, ils tardaient à m’envoyer ce qu’on me devait encore.

Sandou avait fait des dettes, nous n’avions pas assez d’argent pour payer trois mois d’avance, un mois de commission et deux mois de garanti qu’on demandait à l’époque pour entrer dans un logement. En attendant, nous sommes allés avec les deux enfants, dans une seule pièce, au seul hôtel de Meudon la Foret.

J’ai mis les enfants à l’école. J’ai commencé à chercher de travail dans Paris, dans la banlieue. Au début, un travail comme chef de laboratoire d’analyse, le travail que je venais de quitter.

On ne me recommandait pas, j’étais brûlé à cause du départ précipité:
—Pourquoi êtes-vous partie?
Comment l’expliquer?
— J’ai dû suivre mon mari, refaire la famille.
Ce n’était pas très bien reçu par les futurs employeurs:
— On n’a pas de place, pas d’ouverture maintenant, pour longtemps encore.

Les jours passaient. Les enfants, ouverts et bavards ont raconté à l’école où ils habitaient. Ou une dénonciation en plus? Une femme est venue, une assistante sociale, vérifier si je suis "digne, capable" d’élever mes propres enfants:
— Peut-être, pour leur bien, c’est mieux de les prendre, les placer!
— Mais c’est provisoire!
— Montrer moi, où vivez-vous?
— Voilà. Pour le moment.
— Ah!
— Mais nous allons partir, bientôt.
— Où travaillez-vous?
— Je cherche...
— Votre mari?
— Lui aussi, mais...
— Ah!
Elle me regardait avec des yeux, dans lesquelles je lisais que je n’ai pas réussi à la convaincre. Elle me voyait déçue, indigne, étrangère, tout à fait différent des autres.

Dans cet hôtel déjà, mon mari m’a traité de putain devant mes enfants la nuit, peut être ont-ils entendu, peut-être ont-ils raconté, sans bien savoir ce que cela signifie, peut-être l’assistante sociale a cru que c’était mon vrai métier.

Je sentais toute la terre disparaître sous mes pieds.

Vite! Il faut partir d’ici, coûte que coûte, il faut aussi retrouver de travail. J’avais parcouru toutes les adresses, gens connus, je n’ai rien trouvé. Je me suis rabattue sur le journal Figaro. Le matin, aussitôt que le kiosque s'ouvrait, j’étais là pour l’acheter et la parcourir, la souligner, être la première à téléphoner.
— Vos diplômes?
— Je suis ingénieur chimiste.
— C’est trop, pour ce poste.
Après trois ou quatre réponses comme cela, je me suis décidée. Il fallait que je retrouve du travail, même comme laborantine. Je me suis souvenu que j’avais obtenu à dix-huit ans un diplôme de technicienne.
— Vos qualifications?
— Technicienne...
— C’est trop pour ce poste, mais si vous êtes libre de suite venez nous voir.
— Je peux commencer, rapidement.
Ils avaient besoin en fait d’un technicien expérimenté, mais ils ont décidé de ne payer qu’un salaire de laborantine.
— Bon, j’accepte.
— Un mois d’essai.
— D’accord.
— Vous aurez une pharmacienne comme responsable.
— Bien.
La pharmacienne n’avait aucune connaissance de chimie, mais elle avait un bureau pour elle où elle signait, tout, n’importe quoi. J’avais pour moi tout seul tout le grand laboratoire d’analyse. J’apprenais les analyses nécessaires, ils avaient travaillé après le Codex, écrit il y a 50 ans ou plus sans modification, je les simplifiais, les l’améliorais, les modernisais, autant que les moyens de là-bas me permettaient.
Et maintenant, partons vite de Meudon, tant qu’on ne nous prend nos gosses!

Une semaine plus tard, Sandou a retrouvé lui aussi, un travail comme ajusteur, chez Dassault. Il a appris de moi à ne pas mentionner qu’en réalité il était chef meunier, ne pas parler de ses diplômes. On l’a testé, on l’a engagé. Enfin, nous travaillions, tous les deux, à Argenteuil. Allons-y, habiter, disparaître vite, avant que cette assistante sociale revienne, cette femme qui voulait nous prendre de force nos enfants!

Sandou a trouvé un petit hôtel du centre, le moins cher de la ville, pour un mois.
— C’est à côté de l’école, près de ton travail, pas loin du mien.
— Bien, cela nous permettra de rassembler plus rapidement l’argent pour le dépôt de garantie qu’on nous demande et nous permettra d’avoir une chez nous plus rapidement. Je commence à chercher dès demain, dans la region.

Nous avons déménagé à Argenteuil, quitté l’ancien hôtel minable mais propre. J’ai envoyé ma fille chez papa et mis mon fils au jardin d’été maternel. Je ne me suis rendu compte de saleté de l’endroit où nous allions habiter au moins un mois.

Je me suis réveillé la nuit dans cette chambre grise, cette nuit avec le mur infesté des poux. Ils grouillaient, noircissaient le mur. C’était comme un cauchemar. Ils n'avaient pas peur de nous. Finalement, après des coups sur le mur ou la lumière ils se sont cachés, momentanément, mais très lentement, comme à regret. C’était leur domaine, comment osait-on les déloger de là?
Je n’ai pas dormi cette nuit-là, même avec la lumière allumée. J’ai surveillé, est-ce qu’ils ne reviennent pas? Où sont-ils disparus? Ne nous mangeront-ils pas?

Je me suis rappelé de mon enfance, de la fille de six ans, battue chaque matin par l’institutrice parce qu’elle avait encore trouvé de nouveau des poux dans ses cheveux. Où suis-je arrivée? Que faire?

À l’hôtel, ils n’ont pas voulu nous rembourser le mois payé d’avance. Les autres hôtels demandaient trois fois plus de loyer. Où aller?

— Tu es trop fragile, c'est fini ta vie de “dame”, me dit Sandou
— Tu t’en fous de moi?
— Tu ne mérites pas plus! Autre chose! Supporte, maintenant!

Le lendemain, je suis allée m’intéresser, que pouvait-on faire. On m’a conseillé, comme le seul moyen sur, rapide, le soufre brûlé. Oui, ça marche, mais cela a donné des urticaires horribles, d’abord à mon fils, puis à moi. Pendant des semaines, nos corps nous déménageaient. Et il fallait mettre régulièrement du soufre, sinon, cela revenait, les autres chambres en étaient pleines de toute de façon.

Finalement, j’ai trouvé un logement pas loin de nos lieux de travail, à Eaubonne, où l’on ne demandait que deux mois de caution et seulement un moitié de mois pour l’agence; un logement propre, assez bien. L’école de la petite ville était juste à l’autre côté de la cour, l’appartement à l’étage, avec une terrasse et une belle vue vers les champs des cours d’Enghien. Ce n’était pas très loin d'Argenteuil. Mais hélas, on ne pouvait y aller que dans deux mois.

Cette nuit-là, passé sans dormir, avec la colonie des poux se promenant sur le mur, à côté de notre lit, je me suis rendu compte de tout que j’ai perdu, du trou où me suis laissé entraîner. Dix jours plus tard, mon père m’appelle:
— Déborah, nous est quittée. Pour le moment, ça va avec Agnès, me je ne pourrais pas me débrouiller longtemps avec ta fille. Viens! Je te rembourse ton voyage.
Agnès avait dix ans à l’époque. Difficilement, j’ai obtenu de partir deux semaines avant la fermeture de laboratoire pour les vacances d’été. Sandou a acheté un billet de voyage en groupe, le moins cher possible. Je suis parti avec mon fils, sans raconter à personne où j’habitais.
Pourrais-je jamais me plaindre à papa? Je me suis marié avec Sandou malgré lui, je n’ai jamais pu lui dire: tu avais raison! Et puis, de toute façon... les poux n’étaient pas sa faute, même si son indifférence envers moi presque aussitôt que j’ai tout abandonné, oui. Je n’ai raconté à personne en quel hôtel nous nous sommes trouvés.

Puis arriva les vacances chez mon père en Israël, continués dans la famille de Sandou en Roumanie. Au retour, nous avons enfin, aménagé. Enfin de travail, enfin un logement!

Une semaine plus tard, Sandou m’a frappé, parce que je ne voulais pas recevoir chez nous son frère venant à l’improviste, frappant à notre porte, celui me considérant « femme perdue ».
J’ai osé dire : « Pas en même temps que moi, alors, moi je sors! »

Que faire ? J’avais quitté mon logement de fonction, mon bon travail, Pierre, tout.
Sandou était de plus en plus distant et maussade, hélas, son frère avait eu raison: nous n’avions jamais plus réussi à boucher le trou géant existant entre nous. Trou? Non! Précipice!

Au travail, j’étais seule pendant huit heures. Pendant les premières deux heures, je faisais mon boulot, je terminais presque tout et je mettais en route le reste. Puis, que faire?

D’abord, j’ai écouté de musique, puis des cassettes anglaises. Ensuite, je me suis acheté des livres d’occasion. Sur l’histoire de la France, la physiologie, j’essayais me comprendre, moi et les autres, je cherchais une issue.

Je pleurais Pierre, notre séparation forcée.

Plus le temps passait, plus je me rappelais surtout de nos étreints fiévreux, de sa tendresse, de ses soins pour moi, de nos nuits côte à côte.

Sandou dormait dans une autre pièce, jamais dans la chambre à coucher, jamais dans le grand lit où il venait seulement rendre visite quand il en avait envie, lui. Et même alors, il se souciait fort peu de mes besoins, mes plaisirs.

Mon cœur saignait toujours et encore.

Ma fille avait des problèmes en math modernes. Qu’est-ce que c’est ça? J’achète « Papa et les math modernes » et je découvre dedans l’informatique. Je m’y passionne. Je m’inscris dans une école d’une année par correspondance, préparant une C.E.S. de l’informatique. Enfin, quelque chose à faire pour m’en sortir de cette obsession, pour cesser de penser comment Pierre me recevrait, me prendrait dans ses bras, si.... Ne plus me tourmenter pour la vie, ma vie, mon sort. Sans espérances, sans illusions.

J’ai eu le tort d’écrire dans mon journal en anglais - que Sandou ne savait pas lire - une texte sur les amours illicites et heureux de Wells, se terminant par « je ne regrette rien », en le soulignant. Sandou l’a pris comme si j’aurais brisé ma parole et c’était pour lui un prétexte pour faire dorénavant tout qu’il voulait, quand il le voulait, avec qui il le voulait. Prétexte de courir après d’autres, me prendre tout en me traitant de putain, ne plus m’adresser de parole chaleureuse.

Il m’a empêché à revoir mes amies, il brutalisait nos enfants.
Finalement, j’ai dit:
— Assez! Je ne permettrai pas que tu les battes avec ta ceinture!
Il m’a jeté par terre et j’ai tombé sur la bicyclette de ma fille dans l’entrée.
— Tu n’avais qu’à ne pas te mettre sur mon chemin.
Il s’est enfermé avec Agnès et a battu son derrière nu avec sa ceinture, derrière la porte verrouillée. En lui faisant mal, en voulant me faire mal à moi aussi ainsi, me donner une leçon. Montrant qui est le chef.

J’ai appris la leçon, je ne lui ai jamais pardonné.

Que faire? Comment m’en sortir? Je gagnais peu, je n’avais plus de logement de fonction, je ne pouvais pas vivre avec mes deux enfants de mon salaire. J’avais peur de mon mari. Supporter. Attendre l’occasion. Je me desséchais. J’essayais de m’occuper de mes enfants, je leur faisais écouter, quand Sandou n’était pas là, de la musique classique, de musique hongroise, lire des poèmes, des histoires.

J’ai réussi mon examen informatique! Après tant d’années, j’étais encore capable d’étudier, d’apprendre et même en français! C’était une grande victoire et j’étais très contente de ma réussite. Des nouvelles portes s’ouvraient devant moi.

Á partir de ce moment-là, la vie m’a souri de nouveau, le trou noir était dépassé et j’ai commencé à remonter la pente, la pente que j’avais commencé à descendre. J’ai trouvé du travail à l’Institut de Recherches à Gif, travail qui me permettait à préparer d’abord un DEA, puis un doctorat d’état. Remontant doucement, lentement, avec effroi et beaucoup de persévérance, beaucoup de travail.

Ma vie m’a menée de plus en plus loin de Sandou. Il n’a pas supporté mes succès, il l’a pris mes études en grippe. J’avais peur de lui, j’ai commencé à le haïr de plus en plus. Peut-être, il n’ira pas jusque... je me disais.

Au fur et mesure de mes études, de mes examens menés pourtant parallèlement avec mon travail, il m'abaissait, me déconsidérait, me regardait avec plus d’ironie et méchanceté. C’était de pire en pire. Agissait-il ainsi de lui-même ou était-il téléguidé, je me demande encore aujourd’hui. En tout cas, j’étais absorbé de plus en plus par mes études.

2 commentaires:

coyote des neiges a dit…

Tu ne vas tout de même pas nous faire attendre 4 jours pour la suite???
Cette entrée, bien que longue, se lit d'une traite! J'en redemande!

Anonyme a dit…

comment as-tu pu supporter cela. Tu avais une immense force en toi, pour arriver quand même a rester, et a finir tes nouvelles études.

Je n'ose imaginer ce que tu as vécu, le peu que tu en dis déjà ...

Sophos