Nous sommes en 2004, fin mars, mais je vois devant moi cette scène d’arrivée à la gare de Budapest comme si s’était hier et non pas en 1944, il y a soixante ans. Il faisait nuit, sombre et menaçant, illuminé seulement de temps en temps par les lampes de poche puissants des SS. La silence régnait, interrompu seulement de temps en temps par l’aboiement des chiens tenus en laisse ou ceux des officiers allemands aboyant des ordres ou posant des questions.
Le train arrivant de Transylvanie s’était déjà vidé. C’était le dernier train parti de Kolozsvàr, ma ville natale, sans contrôle au départ. Ensuite, on ne permettait plus à aucun juif d’y monter.
Nous étions seuls, isolés dans le temps et empêchés de sortir de la gare. On nous avait obligé à rester près de la porte de sortie du wagon d’où nous avions descendu.
Maman me serrait fort la main et moi, obéissante à ce qu’elle m’avait dit, me taisais.
Il était difficile me taire, de nature j’étais (je suis encore) bavarde. Ouverte. Mais l’ombre des gens qu’on éloigna au loin, qu’on n’avait pas laissé sortir de la gare, la main de maman tremblant sous une apparence de calme et fermeté de voix, les chiens et les hommes en uniforme aboyant, me glaça.
Je ne savais pas pourtant…
Je ne savais pas qu’à cet instant mon existence se jouait : survivrai-je jusqu’au lendemain ? Vivrai-je encore une mois ?
Ces quelques minutes de silence glacées me donnèrent encore soixante ans de vie. J’ai dû être toute blanche.
Je ne savais pas pourtant.
Je ne savais rien de la terreur nazie dans le monde, ni des persécution des juifs. Je ne savais même pas que j’en étais une.
Ma mère m’avait déclaré cinq ans auparavant : « tu es Calviniste » et je suivis les classes du pasteur, je fêtais Noël, pendant que ma cousine Magdie, de même âge que moi, était emmenée par sa mère au rabbinat et mes cousins côté maman fêtaient Hanoukka. Mon arrière-grand-mère Paula mangeait cacher.
Mes grands-parents eux, n’étaient plus religieux, même si grand-mère Sidonie allumait chaque vendredi soir des bougies. « C’est au souvenir des morts, Julika » me dit-elle et elle commença à les nommer.
A l’époque il n’y avait encore plus de sept dans la famille.
Je ne savais pas non plus que vingt-quatre heures seulement avant notre arrivé à la gare de Budapest, les troupes allemandes ont envahi le territoire de Hongrie, pourtant ‘ami’ auquel la Transylvanie et Kolozsvàr (sa capitale et ma ville) faisait partie (aujourd’hui elle devenu ‘Cluj’.) Je ne savais pas non plus que les troupes SS sont venus pour mettre fin à la neutralité du gouvernement hongrois, empêcher le départ de ce pays de l’alliance et, surtout, mettre fin d’urgence à l’attitude trop bienveillant à leur goût de ce dernier envers les juifs.
Les juifs étaient en Hongrie, jusqu’à ce soir-là, des citoyens hongrois à part entier. La plupart complètement intégrées et grand patriotes, non religieux.
Mon grand-père Emil avait lutté en 1915 dans l’armée Austro-Hongrois comme lieutenant de Pont et Chaussés et il est revenu blessé à vie, mais fier d’avoir fait son devoir.
Mon arrière arrière-grand-père, père de Paula, avait reçu du Empereur Austro-Hongrois, à la place de titre de baron qu’il refusa, un tuteur : l’ancien tuteur des enfants de la maison royale de Vienne. Ce tuteur enseigna dans leur domaine les nombreux fils entre leurs treize enfants mais aussi la plus petite entre eux, ma arrière grand-mère Paula, curieuse de tout.
Et côté mon père, sa mère avait une livre de prières, mais elle était la seule à savoir lire et poussant mon père à étudier, sacrifiant plein des choses pour que son fils aîné puisse aller au collège d’abord, à l’université ensuite. Mais grand-père était charcutier (et pas du tout « cocher ») et sur son photo, avec son grand moustache pointant vers en haut et ses habits, il avait tout à fait l’air d’un bon paysan hongrois.
Nous étions d’abord hongrois, ensuite d’origine juive.
Ou Calvinistes, comme mes parents sont devenus quand je n’avais même pas encore deux ans. Sur papier ou vraiment, je ne le su jamais.
Je ne savais pas encore tout cela.
Je tremblais de fatigue et de froid sur le quai sombre de la gare non illuminée pour la préserver des bombardements anglaises, passant menaçant dans le ciel mais laissant encore rarement tomber leur obus sur la capitale hongrois.
Le gouvernement hongrois « faisait semblant d’être allié avec Hitler et les anglais faisaient semblant de bombarder ce pays » écrit un livre d’histoire lu récemment.
Jusqu’à ce jour-là, le gouvernement hongrois faisait aussi semblant à s’occuper du « problème juif » dans leur pays.
Pendant qu’en France on avait déjà envoyé ce qu’on a attrapé en Allemagne, qu’en Pologne tué ou déporté, mis en ghetto, tous liquidés, nous vivions, continuions nos vies comme si rien n’était. Ou presque. Comme les français avant la guerre, allant en vacances ne se doutant pas, ne croyant pas ce qui s’abattra sur eux.
J’ai survécu, parce que mes parents ont douté.
J’ai survécu, parce que maman était déterminée ce soir-là, auparavant et, parce que plusieurs fois encore elle eut le bon instinct.
J’ai survécu, parce que papa était adroit, rusé et prévenu et un vrai copain allemand lui avait donné des bons conseils.
J’ai survécu, parce que je n’ai pas ouvert la bouche cette nuit-là même pour dire mon nom.
Magdie, mes grands-parents paternelles, presque tous les membres de ma famille restés à Kolozsvàr, deux mois plus tard n’existeront plus.
Rassemblés sur le terrain d’ancien usine de briques, bourrés dans des wagons pour bestiaux, envoyés à Auschwitz, la plupart d’eux seront poussés à « faire une douche » et tué au Cyan, gazé, brûlé dans la même nuit.
Magdie n’est pas atteint ses dix ans, j’ai soixante-dix.
Mes parents ont prévenu ce qui pourrait arriver en Hongrie aussi, la mère de Magdie n’y a pas cru. Et elle refusait de nier à être juive, elle refusait ne pas inscrire sa fille pour des leçons de religion à la synagogue. Elle refusait se taire quand son mari, pris pour ‘travail obligé’ pourtant bossu, fut tué sur le front russe.
Mon père s’est procuré de son village de naissance les papiers d’identité d’une famille 100 % chrétienne, une famille ayant une petite fille presque de même âge que moi. (Que j’ai rencontré récemment, soixante ans plus tard.)
Papa aurait dû venir nous accueillir à la gare.
L’envahissement de Hongrie par les troupes allemandes l’avait surpris à Budapest. A l’époque, nous habitions à Kolozsvàr, ma ville de naissance. Il a appelé pendant la nuit de rentré des troupes nazis dans Budapest et demanda que nous prenions le premier train du matin, sans papiers, il nous attendrait à l’arrivé avec les ‘bonnes.’
Il ne venait pas et ne venait pas et les SS nous interdisaient à bouger de là avant voir nos papiers. Ces papiers qui étaient avec papa.
Cet époux mystique d’après eux qui n’apparaissaient pas.
Je ne comprenais rien : mon père était toujours là à s’occuper de nous quand il le fallait. Ma mère serra encore plus fort ma main et son regard me disait « tais-toi ! »
Je ne savais pas pourquoi…
Elle tremblait, craignant qu’ils aient arrêté mon père et l’ont déshabillé et ont vu qu’il était circoncis.
Nous étions peut-être pas plus de trente minutes dans cette gare en attendant qu’un miracle arrive mais à moi, même maintenant en y repensant me paraît des longues heures.
Enfin, mon père paru de loin en agitant nos papiers.
Plus tard, il raconta que les soldats ont encerclé la gare ne laissant personne y pénétrer. Finalement, il avait réussi à soudoyer un employé qui l’avait fait entrer. Mais ce soir-là, il ne dit rien.
C’était maman qui parlait soudain dans la nuit silencieuse.
-Voici mon mari.
- Vous avez leurs papiers ? demanda l’officier.
Sans paroles, mon père tendit les papiers.
Une fois examinés, l’officier lui demanda :
- Pourquoi sont-ils chez vous ?
- C’est moi le chef de famille.
Cette réponse paru le satisfaire.
On nous laissa enfin sortir de la gare.
Après ce silence menaçant, libérés et éloignés des chiens et officiers aboyant, j’avais envie de parler. Papa nous a mis dans un taxi et je commençai aussitôt à l’interroger.
- Papa, pourquoi…
- Chut. Il est tard. Ferme les yeux et tais-toi.
Je ne savais pas encore qu’à ce moment-là j’ai cessé d’être Julika Kertész et avoir dix ans, que mes parents jusqu’à la fin de la guerre ne s’appelleront plus Katinka et Pista (Catherine et Stéphane en français). A partir de là, nous allons vivre une année avec d’autres noms et prénoms et prendre d’autres rôles. Au lieu des citadins, nous sommes devenus tout à coup des « paysans réfugiés fuyant les russes s’approchant de la Transylvanie. »
Le lendemain, loin des oreilles des inconnus, on m’explique le changement de nom et prénom.
- Pourquoi ? Nous ne sommes pas juifs !
- D’après les nouveaux décrets, tout le monde ayant au moins un grand-parent juif est considéré juif. Baptisés ou non, cela ne compte plus. Et tes grands-parents…
- Je sais. Oui. Eux, ils le sont.
- Tu t’appelleras donc Pirike et tu as onze ans dorénavant.
- Onze ?
C’était gagné.
Je n’avais pas encore dix ans et j’étais ravie d’avoir subitement une année de plus. Tout me paraissait un jeux.
Je laissais derrière moi le souvenir lourd et rempli de menaces ressentis plus vagues encore que conscients et seulement une année plus tard, j’apprenais, à notre retour à Kolozsvàr, à ce que j’ai échappé.
A partir de ce moment j’ai porté sur le cou une chaînette : on ne me prendra pas toute nue dans la douche comme ma cousine, alors je vivrais.
Cette chaînette ne quitta plus mon cou jusqu’à un autre départ en 1961, quand j’ai échappé encore une fois avec ma vie, sans même comprendre de nouveau tout à fait la menace pesant sur moi. Mais cela, je le raconte vers la fin de « L’autre côté de rideau de fer » et cela se passera presque vingt ans plus tard. Et de nouveau, je devrais me taire pour survivre.
Me taire longtemps. Maman m’a apprit à être ‘invisible’ et sans me rendre compte cela resta en moi fort longtemps après.
Quelques mois plus tard de notre arrivé à Pest, nous voilà cachés dans une cave de Buda (Budapest : rive gauche Pest, rive droit Buda). Nous y étions menacés, non seulement de découverte de notre véritable identité par les SS allemands et hongrois, mais aussi par les obus russes (et plus tard par les soldats russes cherchant des ‘femmes à nettoyer des patates’.
Nous étions nombreux dans cette cave, vivant tout près les uns des autres et personne de cette villa ne savaient rien de nous.
Pour m’aider à rester silencieuse, maman m’offrit mon premier journal.
Même là je devais cacher nos véritable identité. Et l’angoisse n’y est décrit qu’en cette phrase anodine après une forte pluie d’obus « et personne n’est mort. » Ce que je voulais croire. Après la guerre, revenant à Cluj, j’ai appris tout ce que ne savais pas encore ce nuit là sur le quai de la gare.
1 commentaire:
Merci pour cette histoire touchante et bouleversante.
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