7 décembre 1945

L'école a recommencé. Pour moi c'est très dur - parce que je vais dans une école roumaine et je ne connais pas le roumain, seulement le hongrois. Le 5, nous avons rendu visite à ma tante Irène. Elle est revenue d'Auschwitz avec des cheveux tout courts. Nous nous entendons très bien. Elle me raconte tout ce qui leur est arrivé (elle a 21 ans, seulement dix ans de plus que moi).

Sabine, l'étudiante roumaine qui m'aide à apprendre sa langue, m'a offert pour Saint Nicolas des bonbons dans une jolie petite corbeille confectionnée par elle-même. Pour la première fois de ma vie j'ai offert moi aussi des cadeaux à tous : de l'eau de Cologne maison; du café et des cigarettes, emballés dans de jolies boites confectionnées toute seule.
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Trois femmes nues

Il y a des expériences des autres qui sont devenues les miennes, des images imprégnées à jamais, devant mes yeux. Elles ont eu un impact important dans ma vie, elles appartiennent donc à ma vie.

J'ai onze ans. La deuxième guerre mondiale vient de se terminer. Cachés et avec des fausses identités, partis loin pour que personne ne nous reconnaisse, notre cellule familiale restreinte a survécu toute une année.

Je vis.

Nous sommes revenus chez nous, en Transylvanie, nous avons retrouvé notre logement, même la plupart de nos meubles. Maman, papa sont avec moi.

Mais les autres ?

Le bilan est lourd. La sœur, le frère de maman et leurs enfants, ont survécu, mais ils ont passé six mois dans les camps de concentration de Bergen-Belsen. Je ne sais rien d'eux et de leurs épreuves, ni les séquelles avec lesquelles ils resteront toute leur vie. Ils sont loin, mais ils vivent.
Ce n'est pas le cas des parents et de la sœur de papa, ni de ma cousine et amie d'enfance : disparus en fumée à Auschwitz. Je n'arrive pas y croire encore : ma meilleure copine, rusée, a dû survivre ! Je m'entête à le croire encore. Hélas, Magdi n'a jamais atteint ses dix ans.

Irène, la fiancée du frère cadet de papa (qui a survécu caché dans une cave) est revenue. Elle a 19 ans, des cheveux brillants, bouclés, très courts. Elle est honteuse de ses cheveux courts : j'avais des longs cheveux, me dit-elle, avant. Avant Auschwitz.Elle avait été emportée avec sa famille.

Irène n'a plus jamais revu son père, il était déjà " vieux " avant. Il avait plus de 45 ans...

" Mais nous, me raconte-t-elle, nous avons réussi à rester ensemble. Maman, ma sœur cadette fragile et moi. Longtemps. Dans la même baraque, côte à côte. J'ai tout fait pour survivre, là. Pour toutes les trois. J'ai réussi en grande partie en coiffant les officiers femmes SS. Elles me donnaient des pelures de patates - et parfois, même une ou deux pommes de terre entières, quand elles étaient spécialement contentes du succès remporté avec leurs coiffures. Et plus tard, elles me permettaient même de choisir des chaussures et des vêtements chauds du tas.
Tas venant de ceux qui avaient été gazés.

Nous savions déjà ce qui était arrivé avec ceux qu'on dirigeait vers la file de gauche. Gazés, puis brûlés. De temps en temps, le camp sentait fort...

Nous avons survécu ainsi l'hiver, le pire aussi : les " Appels " du matin. Il fallait rester debout dès l'aube, avant le travail, pendant des heures et sans broncher. Avant et pendant qu'on nous comptait. Maman était de plus en plus faible, ma sœur malade, mais j'ai réussi chaque matin à leur faire passer le cap. Et avec quelques cadeaux aux horribles " Kapos ", juifs polonais ou lithuaniens, j'ai même obtenu, de temps en temps, qu'elles nous mettent un bout de viande solide ou davantage de légumes dans la soupe sinon claire. Et qu'elles nous battent moins. Nous étions ensemble, nous nous réchauffions l'une contre l'autre. Maman, ma sœur et moi.

Mais un jour, on nous ordonna de nous déshabiller et de nous mettre les unes après les autres. Un nouveau tri ! Je mis ma sœur devant, maman au milieu entre nous et moi après elles.
De loin, je voyais Mengele, grand, beau, blond, il faisait le tri, avec son fouet décidait qui irait à gauche, qui à droite. Qui serait éliminé aussitôt, à qui l'on permettrait de continuer à travailler. Nous étions nues dans la cour, près les unes des autres, à la queue leu leu. J'avais plus honte d'avoir ma tête rasée que de n'avoir rien sur moi.

Ma sœur passe. Dans la bonne file. Je respire, continue Irène.

Maman est maintenant devant Mengele. Elle a un mouvement de recul. Une seule hésitation a suffi et aussitôt elle est envoyée à gauche.

Je regarde, épouvantée. Je n'ose rien faire. Le moindre mouvement ou réaction serait ma mort. Mengele me fait signe, suivre à droite.

Je suis derrière ma sœur. Sans maman.

— Julie, je n'ai pas osé...
— Qu'aurais-tu pu faire, dit la petite fille de onze ans.
— Je me sens coupable de n'avoir pas osé.— Il n'y avait rien à faire, tu le sais bien.
— J'ai laissé maman partir, sans agir...

J'avais onze ans à l'époque, après la guerre, elle dix-neuf ans, nous sommes devenues amies.
Elle m'a parlé une autre fois de l'ouvrier allemand, qui lui avait donné un jour une tranche de pain beurré ; du soldat allemand qui l'avait trouvée cachée dans une tranchée lors l'évacuation d'Auschwitz : " il m'a regardée et puis poussée dans le wagon, il ne m'a pas fusillée. " Elle ne haïssait pas les Allemands, seulement les kapos.
Mais surtout, elle-même :
— Je n'ai pas osé parler, broncher, répétait-elle.

Et elle recommençait de nouveau à me raconter la queue, les femmes nues, le bel officier envoyant sa mère devant elle à sa mort certaine dans l'heure et elle, n'ayant même pas osé tressaillir. Tressaillir, avait condamné sa mère.

Non ! L'officier, les nazis, l'idéologie regardant les êtres pires que des bêtes. Ce n'était pas elle qui était coupable, mais elle le ressentait ainsi, longtemps.

Cette histoire n'était pas arrivée à moi, mais à Irène, devenue mon amie, puis ma tante. Cette expérience, je la ressens encore comme si c'était arrivé à moi.

On l'a ancrée en moi à mes onze ans.

Je me demandais, alors souvent : Qu'est-ce que j'ai fait pour que ma cousine Magdie ne meure pas ? Pourquoi je vis alors qu'elle, à peine un mois après notre départ de la ville, était emportée comme du bétail, déshabillée, rasée, poussée dans une " douche " où le gaz la tuait en quelques minutes ? Je me demandais si elle était morte vite, écrasée en bas du tas des êtres luttant pour une dernière bouffée d'air, une seconde de plus. Je me demandais si les Allemands ont fait du savon de ma cousine. Ont-ils utilisé ce savon pour laver leurs cheveux ? Je ne voulais plus me déshabiller.

Je ne voulais plus prendre de douche. Je craignais de fermer la porte de salle de bains. Longtemps.

J'ai entendu aussi d'autres récits d'horreur des camps d'extermination. Mon père essayant d'apprendre ce qui était arrivé à ses parents, il invitait tous les survivants pour un dîner. Même pas dix pour cent des juifs emportés de notre ville sont revenus, sont restés vivants.
Plus tard, je n'avais plus le droit de rester à table, écouter. Mes parents ayant aperçu ma pâleur, on m'envoyait dorénavant dans ma chambre, me coucher. Je restais près de la porte vitrée séparant ma chambre et le salon, l'oreille collée contre la vitre. Souvent, je réussissais à entrouvrir la porte sans que mes parents se rendent compte.

Je voulais entendre ! Comprendre. Comme mon père pour ses parents (il avait appris finalement : lui était mort pendant le transport, dès le premier jour, son épouse le tenu dans ses bras jusqu'à leur arrivé, quatre jours plus tard.)

Magdi, avait-elle pu survivre ?

Seule ma future tante me racontait face à face, encore et de nouveau.

Et puis, une autre fille revint. Elle avait presque mon âge : c'était l'une de deux jumelles.

Le 'docteur' Mengele aimait faire des expériences avec les jumeaux, les jumelles. Transplanter un utérus ou un bras de l'un à l'autre. Voir, observer, noter ce qui se passe avec eux. Judith (c'était son nom) survécut, mais sans pouvoir jamais avoir d'enfant à elle. Sa sœur jumelle est morte, d'une mort affreuse. Quelques années plus tard seulement, Judith a été mariée à un homme bon, mais nettement plus âgé qu'elle. Ils habitaient près de ma tante. Elles essayaient d'oublier. Autant que possible. Vivre.

Irène eut pas longtemps après deux magnifiques filles, j'avais des nouvelles cousines, elles avaient des magnifiques cheveux longs. L'une noire, comme sa mère, l'autre un merveilleux auburn. Elles n'avaient aucune grand-mère.

" Mais s'ils viennent de nouveau nous prendre, je les attendrai avec un couteau aiguisé, celui-ci, je ne laisserai pas mes enfants, ma famille, être emportés comme des moutons, sans m'opposer !" disait ma tante Irène.

Je n'avais plus Magdie, ma cousine et amie, il n'y eut ni miracle, ni le retour, si longtemps attendu et espéré.


Il n'y a sorti rien de bon de ça, mais, quand quelque chose m'arrive que, sur l'instant, je trouve terrible, je le compare à ce qui était arrivé à elle. Et je pense : j'ai survécu déjà de 10 ans, de 30 ans, de 60 ans de plus. Je me sens coupable, un peu comme Irène. Pourquoi je vis et pourquoi elle ne vit plus ?

Il n'y a pour moi 6 millions de juifs exterminés, ni même famille massacré, dans mon sous conscience existe une seule tué, gazé, brûlé : Magdi, mon amie, ma cousine, ma camarade de classe et de jeux, qui n'a jamais pu atteindre ses dix ans. Pour mon père, c'était représenté par sa mère et il a porté de cravate noir toute sa vie en souvenir. Pour Irène, c'était sa mère.

Et c'est déjà trop, beaucoup trop (et, représente tous les autres.)

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Difficile d'écrire un commentaire après la lecture de ce récit...
Je laisse alors juste ce commentaire, pour dire que je reviendrai lire les autres pages de ce blog. (je l'ai trouvé grâce à un commentaire que vous avez laissé sur le mien, un blog sur Séville).
Bonne continuation à vous !...

Julie Kertesz - me - moi - jk a dit…

Merci me signaler que vous avez lu cette texte décrivant des images qui ont troté tant de fois dans ma tête avant de décider de les mettre sur papier.