Mon énième cahier

20 décembre 2002

Voilà, c’est décidé : j’écrirai dans ce cahier-ci mon prochaine journal. Les cahiers n’ont d’ailleurs pas tant d’importance et je ne sais même plus si celui-ci est le 16e ou 17e cahier.

En tout cas, c’est agréable d’y écrire.

J’avais décidé d’attendre le 25 ou le début de l’année prochaine, en souvenir des premiers lignes écrits en Noël 1944, mais je ne l’ai pas tenue. J’ai trop envie de m’y mettre ce matin.

Certains cahiers, comme celui que je viens de reposer à l’instant tout en caressant sa couverture agréable de liège, sont remplis au bout de deux mois (c’était début 1997), rempli de souvenir et des dialogues. D’autres, m’ont raccompagnée pendant vingt ans (le 10e de 1966 à 1986). N’importe, dans chacun est cachée une partie de moi. Oui, Stéphanie. Pas en chair et os, mais âme, esprit, chagrins et joies.

Aujourd’hui, je déjeune avec Stéphanie. J’aurais voulu lui faire rencontrer Slavia, peut-être une autre fois. J’espère que Slavia ne s’est pas fâchée parce que j’ai dû la quitter, courir vers le dermatologue.

La dernière fois, s’était elle qui m’a mise dehors après deux heures: elle devait aller quelque part. Je pensais que deux heures de discussion seraient assez, davantage la fatigueraient. En fait, cette fois, nous aurions eu davantage à se dire et elle avait réservé plus de temps. C’était trop tard pour changer mon rendez-vous chez le docteur.

J’ai envie de la revoir. Et elle ?

Il faut soigner, le bourgeon de cette amitié naissante est fragile.

J’ai tant à faire! Recopier ce que j’ai écrit et retraduit (les débuts et fins des journaux), organiser le reste. Continuer à écrire.

Les dernières photos ont bien réussi, ces images accompagnent dorénavant ma vie, elles aussi, et parlent de ce et ceux qui m’entourent.

Le pompier vendant des agendas à la fête de Noël des retraités, mardi dernier. Le serveur en veste blanc, les vieux fiers, dansants, le violoniste jouant près d’une table et le couple de vis‑à‑vis à l’oblique de ma table de huit. Les techniciens réparant ma voiture. Les anciens et nouvel immeubles de Paris, le trou de métro et le tabac. L’agent dirigeant la circulation. Tout et tous qui se laissent prendre «s’immortaliser», et ceux que je surprends de loin. Tout qui me parait intéressant autour de moi.

C’est dommage que je n’aie pas commencé longtemps avant, j’aurais plus de 'contexte' autour de moi. J’ai bien quelques photos, de bons souvenirs, surtout des amis, amies ou amants, mais trop peu d’autres photos donnant l’atmosphère des lieux ou des temps ou des gens m’entourant des époques lointains.

Et si j’essayais les capter en mots? Les faire revivre en moi?

La rue au long de Petit Szamos est devant les yeux de mon esprit et, peut-être, je pourrais visiter ma ville natale et quelque chose doit y rester, si pas beaucoup, de la ville de mon enfance. Il n’y a plus sûrement les cochers avec cheval pour nous transporter comme jadis, encore moins ceux avec luge l’hiver. La ville n’est pas aussi tranquille et les bicyclettes des jeunes auront des moteurs. Les voitures ont dû paraître et la ville s’étendre.

Y a-t-il encore des acacias d’odeur miel au long de la fleuve ?

***

À Bucarest, je ne pourrais pas prendre l’intérieur de ma lycée technique, tant aimé, un beau grand pavillon transformé. Au plus, évoquer l’odeur sulfureuse montant des laboratoires de sous-sol, non, un seul avec le petit réduit où l’on fabriquait le H2S pour séparer les métaux du deuxième groupe. Et, avec le temps, j’aimais même cette affreuse odeur! Comme mes collègues, s’y trouvant.

Je conserve une photo, deux même de mon amie Alina, mais aucun de Moïse, mince, grand, avec des énormes lunettes foncées et les yeux sachant tout. C’était l’intelligence et la vulnérabilité de ses yeux qui m’avaient attiré en fait, ni son visage (un peu souris), ni son corps maigre.

J’aurai dû prendre des collègues de travail, tous en blouse blanche, le tramway bondé de matin, des étudiants en attente devant les salles d’examens. L’allée des roses menant vers le parc, les saules pleureurs autour du lac et le banc de nos baisers, le lac la nuit sous la lune.

Je n’ai pas assez des photos de maman. Ni d’Egon, rencontré à peine demi heure après qu'il venait d'être relaché trois ans de prison solitaire, tout blanc encore. Il avait groupie simplement en étant ami de l’adjoint de Ministre de quelqu’un (Luca) dont Dej et Ceausescu voulaient s’en débarrasser. Ni de photo des prisonniers du spectacle d’opéra, vu le soir même, Leonore de Beethoven je crois, mais je les vois encore devant mes yeux, sortant titubants et enchaînés, clignotant encore les yeux à la lumière et posant une lourde pierre dans mon cœur. «Et encore, pourquoi ? »

Je n’ai pas de photos de Bruxelles, froide, ni de Zurich et le pensionnat près du lac entouré déjà des tulipes et des jacinthes. Je n’ai pas des photos de Bakaa et de mes collègues d’Ulpan, du vendeur de pamplemousses et oranges, des enfants jetant des cailloux sur mon bébé nouveau né et de leur père arabe haussant l’épaule. J’ai quelques photos des cactus entourant les immeubles où grand-mère, et nous habitions. Le sable, transformé en gazon en moins de trois mois, je n’ai pas eu le temps de l’immortaliser.

Ni l’épicier roumain, ni le marché bondé ou la piscine près de ma tante. Ni la salle de gym de Tel-Aviv transformé la nuit en chambre à coucher et vite, le matin toutes les traces d’y avoir vécu effacés – c’était le lot de ma tante pendant de fort nombreuses années, et aussi de ses deux filles, avant grandir. Pour moi, juste quelques jours.

Je n’ai aucune photo du moulin et la première maison en France où j’ai habité, ni les environs avec sa riche végétation : je pourrais y aller. Ce petit moulin, existent-il encore à Saint Didier à deux kilomètres de Thoissey au bord de la Reine ?

J’ai quelques photos de notre premier voyage en Europe : le Mont Blanc derrière moi. Rien du petit restaurant au bord du lac, la seule fois que nous n’avons pas mangé 'du sac'. Je n’ai pas les champs de melon où nous avons dormi, (et goûté le fruit). Ni de notre première voiture, quelques mois auparavant, éparpillée en pièces détachés sous la grange que je regardais des semaines avec le cœur lourd me disant: voilà disparu l’espoir de jamais avoir une voiture. Mon mari fit le miracle et nous voilà parcourant le monde quelques mois plus tard avec les pièces assemblées, mises en route. Il le mit souvent au lendemain, puis il s’y est mis et le réussit.

Je pourrais aussi retourner à Ham et prendre en photo le tour de Nesle et le portail du Grand Moulin, bien qu’il reste devant mes yeux. Plus, les employés chargés de garder l’usine en mai 1968 jouant de la boule dans la cour d’usine fermée.

J’ai aucune image de Pierre, à cinquante ans, cheveux courts en broussaille (drus?) poivre noir et blanc, le visage accusé et bronzé (taillé en pierre de serpent ?), les yeux bleus, chauds, amicaux, les bras musclés, bronzés et le pas décidé. Ni de sa garçonnière dans le jardin de l’immeuble. Ni de mon appartement au 2e. La brume renvoyait sur nous l’odeur des 'éluants' puants.

Je me souviens de cette période comme lourde pourtant j’y eu beaucoup de joie. Avec Pierre, avec mes enfants, avec le nouveau laboratoire et mes laborantines à qui j’avais appris à travailler, que j’avais réussi à lancer dans la vie.

Pas de photos non plus de la maîtresse de l’ingénieur chef (et épouse de secrétaire de direction, puis épouse d’un jeune ingénieur), m’empoisonnant la vie tant qu’elle pouvait.

J’ai quelques photos d’Eaubonne et de Gif-sur-Yvette, pas de la cantine de l’Institut de Recherche où nous avions tant de bons plats, ni du labo où je travaillais, ni des gens m’entourant.

Mester, petit noble snob, sa femme mince élégante et toujours en talons hauts, serrant sa bouche. Le jeune chercheur allemand réalisant certains de mes idées, mais n’ayant aucune nouvelle à lui. L’Écossais, protestant ' je ne suis pas Anglais!' Le Chinois, se plaignant de sa femme ne lui apportant plus ses pantoufles après une année en France. Rosy, vivant avec un PDG retraité catholique, séparé de sa femme depuis une dizaine d’années, séparé mais pas divorcé 'ça ne se fait pas'. Vivre avec une autre femme? ça se fait… passer les vacances avec elle sur les côtes de Bretagne, aussi.

J’ai des images d’Amérique, mais pas assez, pas des Toast Masters et, etc.

Je dois partir, et vite, pour mon rendez-vous.


Pendant que je suis en train d’introduire ceci dans l’ordinateur, j’ai mes réponses et les photos. Le moulin est devenu un atelier des meubles. 2008: Depuis que j'ai écrit ceci, j'ai pu retourner est j'ai fait quelques photographies de certaines de ces endroits. Devrais-je les mettre ici?

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