25 novembre 2002

Le matin, ma tête tourne à 150 à l’heure.

À six heures du matin, revenant sous la pluie - quand même avec un parapluie - après avoir déposé ma voiture au garage pour la peinture d’une partie réparée, je me suis décidée de m’arrêter à la boulangerie du coin de ma rue et acheter un croissant. Sans beurre. Un croissant néanmoins, bien que j’avais déjà pris mon petit déjeuner, comme d’habitude, au lit avant six heures. Oh, mon métabolisme foutu ! me suis-je dit.

Pourquoi certains peuvent manger n’importe quoi, même n’importe combien, tout en restant minces et je dois me ‘permettre’, tout en sachant les conséquences, un croissant, même sans beurre ?

En réalité, je sais. Leur métabolisme le permet. Mais d’où arrive cette différence en métabolism? Le mien me tenait mince et même maigre souvent pendant longtemps. J’ai grossi la première fois dix kilos en 1970 lors de notre voyage en Grèce au plus fort d’un deuil d’amour.

Oui, c’est alors que mon métabolisme a tourné. Quand mon cœur saignait, se déchirait. Oui, en fait, dans ma vie, je me suis dit en marchant sous la pluie ce matin, j’ai vécu avec quatre homes, non pas trois comme je disais souvent. Et celui dont je ne parlais pas était celui dont j’ai vécu la séparation la plus douloureusement. Quatre hommes avec qui j’ai dormi, nuit après nuit, avec qui j’ai vécu et connu intimement et non pas seulement au lit.

Nombreux autres avec qui j’ai eu une aventure fulgurante ou durable, mémorable en bien ou mal, dans ma période de fraîchement divorcée - voulant, nécessitant se prouver la féminité. Condamnez-moi ou enviez-moi, n’importe.

***

La séparation de Pierre m’a secoué davantage que celui de mes deux maris (ex). Ou de Paul, après quoi j’étais surtout furieuse contre moi-même et mon aveuglement volontaire.

J’avais cru être la femme d’un seul homme. J’aurais pu. Le destin, les hommes n’ont pas voulu m’estimer assez pour me rester fidèles - en fait ou en esprit. Sauf Pierre.

Il ne m’a pas trahi, ou alors, sa trahison ou ce que j’avais perçu comme tel « il m’a lâché » était seulement de la sagesse dû à son expérience. Il n’a pas assumé sa responsabilité entier d’amant. Après s’être fait battre jusqu’à ce qu’il ne lui resta plus de dents à cause des vieux syndicalistes le poussant en première ligne et les gardiens de prison sadiques et de Mitterrand ministre d’intérieur refusant d’intervenir malgré les supplications de son père gendarme, Pierre me laissa aller seul pour affronter mon mari la nuit quand celui-ci m’attendait avec un fusil à la main. « Ne lui dis que tu étais chez moi ».

Je ne lui ai pas dit.

Il le soupçonnait, même s’il n’a pas réussi à me prendre en flagrant délit.

Quand Sandou était venu me chercher chez lui à trois heures de nuit (matin), Pierre avait arrangé le lit, ramassé mes vêtements et avec eux dans les bras m’avait poussé rapidement dans le cabinet douche étroit de son petit studio donnant sur le jardin, puis avait ouvert tout nu, pour le choquer, la porte à Sandou.

Que veux-tu ?

Ma femme.

Elle n’est pas ici. Veux-tu regarder ?

Non.

Sandou parcourut des yeux le studio - je n’y étais pas. Il se dit aussi que sinon, Pierre n’aurait pas ouvert la porte, nu, il paraissait réveillé du lit, soudain.

En fait, quelques minutes précieuses avant, mon amie nous avait réveillé en appelant « il te cherche avec un fusil à la main. »

La porte fermée, sans lumière, Pierre attendit. Entendant les pas s’éloigner sur le gravier couvert des feuilles mortes craquantes. Il ouvre la porte de douche. Je l’embrasse, m’habille, le cœur battant.

Que faire maintenant ?

Attendre. Plus tard, tu sors, rentres.

Ne dis pas que t’as été ici !

Je suis sortie une fois et vite rentrée. Sandou était là, visible sous la lumière de couloir de deuxième étage, le fusil pointé vers le jardin par où je devais passer.

Nous étions assis sur le lit. Pierre, toujours nu. Oh, que je l’aimais ! Je n’avais aucun envie de le quitter. Au cours de l’année écoulée il était devenu mon vrai mari, celui officiel vivant loin et souvent avec sa maîtresse à cause de laquelle il nous avait quitté. Physiquement, il y a une année, émotionnellement, plus de trois ans déjà.

Pierre m’était si proche.

La troisième fois, Sandou n’était plus à la fenêtre et c’est alors que la peur me transperça. Il était de nature impulsif : « et si par fureur il tuait nos enfants ? »

Je devais y aller, les défendre. À tout prix. Pour moi.

Comment faire qu’il n’entend pas mes pas sur les feuilles mortes pendant que je travers la cour ? Il peut être près de la fenêtre, même si je ne l’aperçois plus.

J’y vais.

Vas-y doucement. Pas par pas.

D’accord.

Alors on n’entendra pas d’où tu arriveras.

Oui.

Un dernier baiser. La porte s’ouvre. La porte se ferme. Je regard la porte fermée de l’extérieur, de dehors maintenant.

Je me sens seule. Tellement seule!

En haut personne visible. La nuit n’est pas assez noire.

Je peux passer tout près du mur de la maison, alors je ne serais pas visible que si on se penche dehors. Le bruit! Les feuilles crissent. Oui. Un pas à la fois alors, tout doucement, lentement. Il faut se dépêcher à cause des enfants, aller doucement pour ne pas trahir Pierre. Un pas à la fois - mais sans trop tarder.

J’arrive enfin au coin. Ouf. Le plus dur est passé. Personne n’a entendu ni vu ni perçu d’où je venais. Je suis sur la rue à l’entrée de la maison et ma voiture est garée là tout près. Je pourrais m’échapper, aller loin, loin.

Oui, mais les enfants ? Non, je ne peux pas les laisser avec ce père enragé. Il les aime, c’est vrai, mais qui sait à quoi il est capable quand le sang lui monte brusquement dans la tête. Je l’avais déjà senti sur moi-même… et alors, il n’avait pas un fusil dans la main.

Il faudra rentrer. Je ne peux pas me permettre de m’éloigner autant que je le voudrais. Je dois le surprendre, arriver au deuxième étage sans qu’il m’entend, qu’il n’ait pas temps d’aligner les enfants en rempart, me menaçant à leur faire de mal. Doucement. Monter tout doucement. Un pas à la fois.

Oh, que je n’avais pas envie de monter !

Les chaussures dans la main, une marche à la fois. Arrêt. Mon cœur battait de plus en plus fort. Bon, encore une marche. Que cet escalier était interminable ! Jamais je n’eusse l’impression qu’il y eut autant des marches. Et en même temps, j’avais l’impression d’arriver trop vite.

Je n’étais pas préparé à ce qui m’attendait.

Je ne m’y attendais pas du tout à ce qui m’attendait, c’est vrai. Un complet effondrement de Sandou. Une épouvantable nuit blanche plein de ses aveux. Une passée d’illusions encore restées, détruites (« Je t’ai trompé dès la première semaine de notre mariage, me dit-il. »)

Et puis, le chantage moral. « Ma vie est finie sans toi. Sans toi, je repars en Roumanie détruit. » Des promesses de futur ensuite : il fera tout pour que la famille reste unie, rompra avec sa maîtresse. Définitivement. Puis, ne la reverra jamais.

Il a réussi finalement à susciter en moi mes rêves d’antan d’une famille unie. J’y ai cru sincèrement pendant quelque temps, quelques instants. Assez, pour lui dire :

« Essayons ».

Aussitôt, il a posé ses exigences.

Rompre. Tout laisser derrière. Tout auquel il a pu toucher.
Abandonner travail, meubles, même vêtements.

C’était vers le matin. Épuisée, hébétée, comment ai-je pu consentir à tout ? Était-ce un à un ? De concession en concession ? Qu’a-t-il arrivé à tout que j’ai du y laisser ? La table créée d’un tronc d’arbre que j’aimais tant ? et le reste ? Je ne m’en souviens pas, je n’en sais rien.

Le lendemain matin, Sandou m’emmena à démissionner de mon travail qui m’avait tant convenu et apporté pendant six ans. Le directeur fit savoir par son secrétaire qu’il n’était pas libre et qu’il me recevrait dans deux heures. Seule.

Sandou a dû attendre à notre retour avec le secrétaire. Quand le directeur ne pu me persuader de rester, il m’ouvrit la porte de son bureau vers la salle des réunions et Pierre s’y trouva. Le directeur ferma la porte et nous laissa seuls. Pierre me prit dans ses bras et m’embrassa avec ferveur. Il avait eu peur pour moi. Il me demanda de rester, me supplia à ne pas partir.

Je dois.

Le cœur lourd je suis sortie. Je laissai tout derrière moi.

Oui, avec le temps, très très longtemps j’ai guéri. Oui, à la longue c’était mieux pour ma vie, devenue ainsi probablement plus riche.

Je rêvais les nuits pendant longtemps d’une porte qui s’ouvrait et Pierre me prenait dans ses bras.

***

Cette nuit-ci, j’ai rêvé qu’au volant de ma voiture, sur l’autoroute, je dépassais, et subitement une voiture venant en sens interdit en sens inverse. Fonça directement sur moi. Je me suis réveillée avant de savoir la suite. Est-ce la fin ou ai-je réussi à m’échapper la dernière instant? Avec la vie? Sans blessures? Qui sait?

Hier aussi, j’avais eu un rêve désagréable.

Quel danger subit m’attend dont mon inconscient m’avise, me prévient? Vite, vite, que devrais-je faire encore avant la fin? Comment éviter le danger? Quel danger?

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