27 novembre 2002

Oui, mes journaux montrent au moins deux choses différentes.

L’une étant que les coups du sort nous entraînent sur des chemins inattendus et merveilleux.

Il y a de nombreux exemples dans mes journaux, ma vie, mais l’une d’elles je m’en suis aperçu justement hier. À cause des imbéciles m’interdisant l’entrée à l’université, j’ai dû étudier moi-même. Je me suis habituée à le faire, l’aimer, et même aujourd’hui, cinquante ans plus tard, je continue. Je n’ai pas besoin de quelqu’un me donnant en personne des cours pour apprendre ce qui m’intéresse.

L’autre, mais pour ceci il faudrait les lire tous - au moins plusieurs volumes - sont les diverses facettes d’un même être.

La fille religieuse et l’athée, la sérieuse et la léger, le chercheur abstrait et la vendeuse créatrice d’entreprise, la petite fille puis mère puis grande mère et l’amie, l’enseignante, l’écrivain des livres techniques et celui des romans érotiques, l’être attaché aux meubles antiques et celle s’habillant n’importe comment, la maigre et la grosse, tous, au fond, la même. En une seule.

Suivant les circonstances, le cours de la vie, les situations - une autre facette du même personnage se révèle au fil des pages et d’années.

Au fond, restent des valeurs et amours fondamentales.

Oui, j’ai laissé Paul m’entrainer dans dépenses des restaurants, je me suis délectée de ses 'petits déjeuners complets' comme il le disait, qu’il me servait au lit. Mais j’ai refusé, tiré la ligne quand, jaloux, il a essayé m’éloigner de mon fils travaillant vraiment bien à l’instar de soi.

Oui, j’ai laissé François mettre son piano électronique, devenu orgue, devant le secrétaire de mon arrière grand mère, même encombrer le divan me permettant auparavant le contempler, ne voyant plus que ce qui dépassait encore au-dessus des notes de musique et du lampadaire, de loin, du fauteuil double. Mais c’était le premier objet récupéré et il resplendit aujourd’hui devant moi dès mon réveil en toute sa beauté. J’ai réussi à le débarrasser aussi de la poussière qui noircissait un de ses partis à lequel pendant quinze ans je ne pouvais accéder.

Je ne regrette, ni la musique m’enchantant venant quant de l’orgue quant du piano, ni la constance de mon attachement à ce meuble. D’ailleurs, il avait dû comprendre et probablement avait l’intention de l’utiliser comme chantage - s’il avait pu, si je lui avais laissé l’occasion.

J’aimais les hommes, l’amour, les caresses reçus et donnés - mais mes enfants, petits-enfants venaient avant tout. Je me faisais petite, mais non pour les défendre, je m’éloignais d’eux en les laissant se débrouiller, mais courant vers eux quand ils avaient besoin d’un coup de pouce ou aide.

J’étais fidèle en amitié et aussi en amour, tant qu’on ne me trahissait plusieurs fois et souvent, même au-delà.

J’ai continué à bosser, apprendre, lire, étudier, enseigner, tout au long de ma vie. J’aime lire au lit maintenant comme à 15 ans. Le petit déjeuner au lit est complet même sans sexe, j’admire la branche brillante sous la brise même sans le regard d’un compagnon à mes côtés.

Devant moi, trois albums photo, la petite maison, la cigogne regardant vers haut et son ombre sur le mur blanc. Oui, j’aime mon foyer, le calme de la maison, oui, j’aspire comme me le disait jadis Sandou vers haut. Non en position, ni fortune. Faire, réaliser. Faire connaître. Apprendre, comprendre davantage.

La curiosité, l’envie de rechercher, mieux maîtriser ce qui m’intéresse, n’a pas changé non plus à travers les années. Et, probablement, mes points faibles non plus.

D’ailleurs, en cela mon dernier chef, Trash, avait raison : certains des qualités deviennent défauts et à l’envers. Quelquefois pour d’autres, des fois, même pour soi-même.

***

La pauvre madame Filipetto s’ennuie de plus en plus. Comment pourrais-je m’ennuyer quand j’ai tant à faire encore ! Lire, comprendre, écrire, réviser, refaire, faire savoir. Croquer la vie. Le vivre en plein, selon mon propre nature.

Tiens, elle m’a raconté encore de sa jeunesse et enfance.

De l’homme, passant devant les maisons sur les collines de l’Italie en criant : "Aux cheveux, aux cheveux!"

Il fallait se laisser couper trois fois les cheveux au ras de bord pour le tissu d’une robe d’enfant, qu’elle était à l’époque. On lui laissa un peu des franges avant et l’on couvrait le cran dénudé avec un béret. À la robe, faite par une couturière en bas, le village entre deux côtes, on mettait trois pis en bas et chaque année on ouvrait une, puisque la fillette grandissait.

Pas seulement elle, sa grand-mère aussi donnait ses cheveux, vendus probablement par l’homme parcourant les montagnes à Tourin pour perruques ou poupées.

«Nous avions une vache ou deux qu’il fallait nourrir, elles permettaient d’avoir la soupe au lait, quelquefois du fromage ou même du beurre. Et une douzaine des poulets. Mais les œufs, on ne les mangeaient pas nous, c’était pour les vendre et pouvoir acheter de sucre, un kilo des pattes ou de la farine.»

«À douze ans, on me plaça, de mai au novembre, je n’aillais pas à l’école que de fin novembre en avril, quelques mois. Avec 550 lires, maman m’acheta une robe, mais pas tout suite. L’hiver passa, le printemps, elle me l’acheta seulement à la fin du printemps suivante. Je l’ai porté deux ans, elle était tout usée devant. J’en ai fait une petite robe à ma sœur, en l’inversant, elle était plus jeune de dix ans que moi.»

«À quatorze ans, je fus placée comme bonne près de Tourin et à seize, je suis venue faire la bonne à Paris. Je donnais tout l’argent à maman. À Paris, il faisait froid. Le premier mois je me suis acheté un pull chaud, la deuxième une paire des chaussures. Le reste alla chez papa.»

«Aujourd’hui, ils ont fermé l’école là bas, il n’y restait plus que quatre enfants en quatre classes. Les maisons désertées, vendus à ceux travaillant à Tourin. Ils ont refait les maisons qui n’avaient à mon époque ni eau ni électricité, ils viennent les week-ends et en vacances mais ne s’occupent pas des terres et des arbres. Tout laissé en friche. Les loups viendront.»

Elle regard autour d’elle, dans son appartement beau, chaleur avec chauffage central, lumière, eau courant et gaz. Le frigo est plein, des fruits dans une corbeille au-dessus.

«Oui, on mangeait le pain, même séché, avec tellement de délice et aujourd’hui, je n’ai même plus envie de manger les côtes de veau que je me suis achetées. Je n’ai plus envie de rien. Vous, vous avez de la chance, vous avez de la famille. Des petits enfants.»

« Et j’attends que le mort me prenne vite, sans me faire souffrir. Là-bas, on sonnait les cloches pour annoncer quand quelqu’un mourait. Trois fois pour un homme, deux pour les femmes. Alors, on se demandait « qui s’était ». On parlait, on apprenait. »

«Il n’y avait pas de journaux, c’était le postier qui avec sa trompette se mettait le dimanche non loin de l’église. Les gens à la sorti de la messe l’écoutaient dire les nouvelles.»

***

Bien, ma belle-fille vient d’appeler, je m’habille, récupère la voiture; puis je reviens ici avec Gabrielle, nous allons passer ce mercredi ensemble. Grand sourire aux lèvres de Julie.

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