Chaussure à mes pieds

12 juillet 1954
Aujourd'hui j’ai 20 ans. J'ai reçu une très belle lettre de ma grand-mère. Je la mettrai ici. Aujourd'hui je n'ai pas le temps de continuer à réfléchir.


Des chaussures à mes pieds (souvenir)

À chaque fois que je rend visite à ma fille, près de Washington, donc une fois par année, je passe à K-mart près de l’école où elle travaille. Pour environ 12 dollars, je m’achète une paire de chaussures commodes. Brunes, beiges ou noires, elles paraissent des souliers normaux mais sont aussi commodes qu’une paire des basquets. Il y a sur de nombreuses étagères, plein de chaussures, mais je préfère ce modèle‑là.

Cet été, puisqu’elles étaient en promotion, j’ai même pris deux paires pour 16 $, l’une noire et l’autre beige clair. En sortant du supermarché le matin, il n’y avait personne devant moi à la caisse, à cette caisse-là au moins, je me suis réjouie de ne pas devoir faire la queue.

La queue. Ce mot a déclenché un tas de souvenirs, arrivés de fort loin. Il y a cinquante ans environ, j’avais grand besoin d’une paire de chaussures de travail. Commodes et pratiques. Les trouver, les acheter, c’était un grand problème à cette époque en Roumanie communiste. « Populaire. »

Une paire de chaussures coûtait un salaire entier, mais maman me dit :
— Tant pis, ton premier salaire nous le consacrerons aux chaussures. Tu auras moins de mal à rester debout huit heures par jour.

Je n’ajoutai pas, je le dis seulement en moi : et une heure pour aller et une pour revenir toujours debout dans le tramway encombré, coincée et poussée de toute part.
— Merci.

C’était une bonne idée d’acheter une paire de chaussures avec mon premier salaire, quoique, me dis-je en secret, j’aurais préféré le dépenser comme j’aurais voulu. Mais j’avais vraiment besoin d’une paire de chaussures.

Décider d’acheter, y consacrer mon premier salaire, ce n’était pourtant pas assez. Encore fallait-il trouver des ‘chaussures à ses pieds’.

Nous sommes allées deux fois de suite au centre ville de Bucarest. D’abord, il y avait de longues queues devant les magasins de chaussures. Devant la plupart des autres boutiques aussi.

Nous avons commencé à regarder les vitrines : quel magasin a des chaussures que je puisse porter à mon travail ?
— Non, pas celui-ci.
— Peut-être celui-là.

Retournées avec l’argent et tôt, avant l’ouverture du magasin espérant ainsi faire une queue moins longue, quand notre tour arriva, déception, les chaussures convoitées avaient disparu de la vitrine. Peut-être, à l’intérieur, il ne faut pas perdre l’espoir si vite… je me dis.

Nous avons attendu une heure, pas trop (comparé à d’autres fois), mais quand notre tour arriva, la vendeuse, employée de l’État, me regarda d’un œil âcre et dit d’un ton sûr :
— Il n’y a pas de chaussures à votre pointure.
— Mais…
— Nous avons seulement des petites pointures aujourd’hui.
— Alors, quand ?

Elle me regarda d’un air dubitatif. Comment me faire savoir que tout dépend du bakchich que je lui glisse d’avance dans la main.
— On ne peut pas savoir.
— On ne peut pas ?
— Peut-être…
— Oui, dites, j’en ai vraiment besoin pour travailler. J’ai mal aux pieds dans mes sandales, je dois rester debout huit heures.

Elle me regarda d’un air dégoûté. Nous n’avons pas le temps de discuter des heures. C’est une entreprise d’état et le rendement est vérifié. Regardez, tout ce monde qui attend. Non. Elle n’avait pas dit tout ceci, mais je l’avais compris à son expression, et elle me regardait déjà comme si j’étais transparente.

Elle dit seulement sur un ton sec :
— Au suivant !

À ce moment-là, ne voulant pas croire que nous sommes venues deux fois en ville et que nous avons attendu une heure pour rien, décidée à ne pas sortir bredouille, mon regard glissa vers l’autre vendeuse : son client venait de lui glisser de l’argent dans la main. J’observai, ébahie, sa servilité soudaine. Elle voulut bien lui vendre et l’assura de lui trouver une paire des chaussures à son goût et ses besoins.

D’un bureaucrate ennuyé, fonctionnaire fermé, vous faisant une grande concession en vous vendant quoi que ce soit, elle devint quelqu’un voulant trouver, oui, la chaussure à son pied.
J’insistai encore une fois, en vain.

Nous sortîmes, maman et moi, regardant la pointe de nos pieds. Sandales.
— Maman, t’as vu ?
— Quoi ?
— Ici, tout comme à la boucherie, il faut offrir un bakchich.
— À la boucherie ?
— En bien oui, sinon, le boucher ne me donnera que des os. Il sait déjà d’avance que je lui laisse quelque chose en plus, en général autant que le prix de la viande. Sinon…
— Comment tu peux faire ça !
— Comment pourrais-je faire autrement ?
— Bakchichs, pour acheter des chaussures ?
— Je l’ai vu, de mes propres yeux.
— T’as eu l’impression, ça ne se fait pas!

Maman avait des idées précises, apprises de son père sévère et puritain, de ce qui se faisait ou pas pour un homme bien, ne pas mentir, ne pas tricher, être toujours droit et honnête et ainsi de suite. Hélas ! Je commençais à apprendre que tout ne va pas ainsi. Ce serait bien, mais ce n’est pas toujours possible.

Mon père étant en voyage, je me suis adressée à un de ses copains. Débrouillard, il trouvait toujours des œufs quand ils manquaient et même de la charcuterie manquant sur les marchés d’État, les seuls qui existaient. Ses amis le surnommèrent d’ailleurs « Œuf » (Tojàs)
— Œuf, s’il te plait, j’ai besoin d’un conseil.
— Avec plaisir, que puis-je t’apporter ? Que vous manque-t-il ? Des œufs, de la viande ? Ces jours-ci, j’ai trouvé des poulets.
— Avec plaisir. Un poulet ? C’est fantastique ! Depuis longtemps, je n’en ai plus trouvé nulle part.
— Après-demain ?
— Oui, mais, maintenant il s’agit d’autre chose. J’ai besoin d’une paire de chaussures et je voudrais que tu me donnes un conseil.

Je lui racontai nos aventures et lui dis que maman était convaincue que je me trompais, malgré ce que j’ai vu. Et que j’avais vraiment besoin d’une paire. Tant pis, si cela ‘ne se faisait pas ‘, si ce n’était pas ‘selon la morale prolétaire’.

Je commençais me rendre compte avec tristesse, depuis que j’ai quitté l’école et commencé à travailler, que dans la vie réelle on disait une chose et qu’on en faisait une autre. D’ailleurs, je savais bien, Œuf, s’en foutait. L’important pour lui était de se débrouiller et de servir sa famille et ses copains.
— Ah ! Tu as dû bien voir.
— Mais combien faut-il donner ?
— Je vais m’y intéresser.

Il revint apportant le poulet, grande joie. Et il me dit qu’en général on donne aux vendeurs, qui gagnent fort bien leur vie ainsi, au minimum la moitié du prix des souliers, sinon autant que ce que vaut la paire convoitée.
— Tant que ça ?
— Ah, oui. Tu ne l’as pas ?
— Maman me le donnera. Complètera. Sinon, dis-je fière, j’achète les chaussures avec ma première paie. C’est encore modeste, mais…
— As-tu besoin d’autre chose ? Tu peux payer le poulet une autre fois…
— Non, merci. Mais… oui, encore un conseil, s’il te plait.
— Oui ?
— Comment lui donner le bakchich ? Et s’il le refuse, me dénonce. Payer un travailleur d’État ?
— Te refuser ? Tu rêves.
— Si les autres clients me voient et font un scandale ?
— Fais-le discrètement. Observe celui qui prend le plus souvent. Apprends à glisser l’argent discrètement.
— Comme pour le boucher… non, ce n’est pas possible, lui on le paye directement et dans la boutique, on paye à la caisse.
— Tu trouveras le moyen, j’en suis sûr.

J’y suis retournée seule, j’ai attendu deux heures à la queue et pendant tout ce temps mon cœur battait à se rompre. Je voyais divers scénarios devant mes yeux, l’un plus affreux que l’autre.

Mon tour arrive.

J’ai de la chance : j’ai devant moi justement celle que j’avais observée accepter un bakchich.

Je prends donc tout mon courage et avec le cœur battant toujours mais je lui serre la main :

— Buna ziua. (Bon jour, en roumain)

En même temps, je lui glisse l’argent préparé, froissé, moite d’avoir été tant serré dans ma paume. Étonnée de ma main tendue, elle la prend néanmoins. Elle me regarde et aussitôt met sa main (et l’argent) dans la poche.

Elle me sourit.
— Quelle pointure ?
— Assez grand, hélas : 38 ou 39.
— Ah ! Je vais voir ce qu’on a.
— Je voudrais une paire commode, dis-je rapidement, je suis debout huit heures au travail, tout comme vous.
— Attendez. Je n’ai rien ici, mais je vais regarder derrière, au dépôt.

Qui sait, me dis-je, en même temps regarder combien je lui ai passé…

Ouf. Je n’ai encore rien, mais on ne m’a pas dénoncée, arrêtée, on n’a même pas refusé l’argent avec un visage révolté. Cette fois-ci maman n’avait pas raison, même si souvent elle ne se trompe pas. Elle ne se débrouille pas bien dans la vie de tous les jours, me dis-je, en attendant.

La vendeuse revient avec deux paires de chaussures dont l’une était pratique et à ma pointure. J’achète. Je paye à la caisse. J’ai donné autant pour l’obtenir. Pour qu’on la trouve.

Enfin, j’ai une paire de chaussures commodes et neuves !

Hélas, elles me font mal.

Pourrait-on trouver des chaussures mieux adaptées à mes pieds ?

Comment, où ?

Finalement, j’apprends qu’il y avait un magasin où on trouvait de tout, produits locaux ou importés. Mais… ah oui, c’est réservé exclusivement aux dignitaires du parti communiste. L’égalité, oui, la démocratie et le communisme, ou le chemin vers lui, oui, mais… certains sont plus « égaux » que d’autres. Cela me parut incroyable.

Quelques mois plus tard, papa revient de l’étranger, de son voyage de travail à Paris et m’apporte une paire de chaussures noires vernies à haute talons pointus. Pourrai-je marcher avec de tels talons ? Les chaussures étaient juste à ma pointure et, après quelques pas vacillants, je m’élance.

On me conseille de porter au travail des chaussures avec talons hauts, d’après mes collègues c’était plus reposant quand on doit être debout de longues heures. Je n’avais pas encore le droit de m’asseoir de temps en temps près d’un bureaux pendant les heures de travail.

Mais, les miennes étaient des chaussures de bal ! Mon père me les a apportées de Paris, fier de pouvoir les offrir à sa grande fille, reconnaissant par cela qu'elle a grandi. Et puis, n’aurai-je pas encore plus mal aux pieds que d’habitude ? Il n’y a qu’à essayer, ‘expérimenter’ comme je le fais pendant le travail dans l’institut de recherche déjà, même si je ne suis encore que technicienne.
Je les emballe : je ne vais pas tout de même les abîmer en marchant avec elles sur la chaussée pleine de pierres et de boue, ni dans le tramway où quelqu’un pourrait marcher sur mes pieds ! Je les porterai seulement au travail!

Je décidai, j’essaierai une heure. À la fin de la journée, je me rends compte que je les ai toujours sur mes pieds… qui ne me font plus aussi mal que d’habitude.

Pendant une année je les ai portées au travail et transportées dans mon sac, heureuse et fière, remerciant papa et la France. Hélas, un jour, une goutte d’acide sulfurique est tombée dessus et les belles chaussures noires laquées furent marquées à jamais d’une énorme tache blanche, un trou. « Je t’avais dit de ne pas les porter au travail ! »

Adieu, chaussures de bal !

Je pouvais toujours les mettre au travail, je ne pouvais plus danser dedans. De toute façon, je n’avais plus avec qui aller et, plus tard, avec des talons hauts j’étais trop haute pour mon cavalier et futur mari.

En plus, je reçus le droit de m’asseoir davantage pendant mon travail.

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