30 mars 1995
Cette nuit, j’ai rêvé d’Anna, et de Dahon (le directeur sympa que j’avais eu) : ils se rencontraient et s’aimaient, subitement, profondément.
Je me suis dit : « enfin » elle a trouvé quelqu’un de bien pour s’en occuper, s’en soucier d’elle, prendre soin, la chouchouter, elle qui a toujours du « faire face » seule, elle qui a toujours fait cela avec courage.
Je me suis réveillée en me rendant compte « elle est morte, ma chère amie ! » Je n’arrive pas à la croire encore.
Je n’ai pas écrit d’elle que quelques lignes, peu de lignes, c’était une femme plus courageuse que moi, elle a lutté en des circonstances plus dures et elle a offert une belle vie et une bonne éducation à ses deux filles.
Je l’ai connue quand elle avait quatre ans, pendant quelques jours nous avons joué ensemble dans le sable, j’ai joué avec elle, moi, grande fille de dix ans. Mais nous habitions loin l’un de l’autre.
Notre amitié a fleuri en quelques rencontres.
En fait, elle est vraiment commencée quand, à 23 ans, elle avait 16, je suis allée à Budapest : nous nous sommes promenées dans la ville en parlant pendant des heures et des heures… une fois, jusqu’à trois heure de matin. Elle s’est développée plus rapidement que moi de certains points de vue, et on s’est rencontré, compris, aimé. Elle est devenue mon amie et nous nous écrivions de lettres à partir de là. Je savais que nos mères ont été amies mais je ne savais pas à l’époque que sa grande mère et mon grand père ont été sœur et frère et donc nos mères cousines germains.
Anna a perdu son père pendant la guerre, il était un des juifs tué pendant les derniers jours de la guerre à Budapest. Sa mère enseignait des langues : français, allemande, anglais, apprises pendant sa jeunesse et ses voyages avant la guerre, jeune marié avec son mari. Anna, poussée par sa mère a suivi les traces de son père et devenue ingénieur électricienne, spécialisés en Haute Tension. À l’université, elle a connu un collègue, amateur comme elle de musique classique et en a tombé amoureuse, ils se sont décidés de se marier.
Je n’ai pas su que beaucoup plus tard : le jour même de leur mariage, sa mère a fait une tentative de suicide « puisque dorénavant, toi, à qui j’ai consacré toute ma vie, n’as plus besoin de moi ».
Quel amour peut peser ainsi sur son propre enfant et abîmer son mariage, la déchirer entre elle et l’autre dès le début. Ils habitaient dans la même rue, deux maisons à part seulement. Anna travaillait, enseignait, faisait de recherches à l’Université et s’occupait de ménage et aussi de sa mère.
Pendant mon voyage de noce, j’avais 26 ans et elle vingt), nous l’avons visité. Sa mère nous a accueilli avec beaucoup de chaleur, maman lui avait écrit, avant sa mort de bonnes choses sur Sandou. Anna était encore étudiante mais déjà mariée, encore heureuse.
Elle a eu une fille, Ève, elle a terminé ses études et devenue assistante, son mari aussi. Ensuite, elle attendait son deuxième enfant. Elle était déjà à 7 mois quand son mari lui a déclaré qu’elle n’était pas bonne comme amante et femme et qu’il avait trouvé une meilleure, qu’il partait, divorçait et se remariait. Anna a mis longtemps, très longtemps à se remettre. Elle a eu son deuxième fille, Jutka, déjà seule. Le père ‘biologique’ des deux filles, son mari (ex) s’est tellement désintéressé de ses propres enfants qu’au maximum, il les voyait une fois par an et encore pas toujours. Elles ont été élevées par leur mère, grand-mère et une grand-mère tante.
Anna est venu à Paris dans la période quand j’habitais à Eaubonne, vers 1973 elle a travaillé pendant trois mois à EDF. Nous nous sommes vus et parlé des nuits entiers, puisque Sandou ne dormait jamais dans la même chambre que moi. Anna avait tombé amoureux d’un autre collègue de travail, bon amant, beau garçon qui venait de la laisser tomber pour se marier et avoir ses propres enfants.
« C’est une putain ! » me dit Sandou et il avait tout fait à l’époque pour qu’on puisse être ensemble le moins possible. Il était jaloux de notre bon entent, notre profonde amitié. J’avais réussi, quand même, malgré peu de rencontres, mais profondes et longues, de lui rendre un peu de confiance en elle-même, qu’elle venait de perdre. Anna n’était pas belle mais une si brave femme et une bonne amante, comme le futur lui prouverait. D’ailleurs, son ami, une fois marié, et revenu vers elle - jusqu’à elle n’a pas décidé que ça suffit… elle a besoin de quelqu’un pour qui elle soit la première, qui soit là, à côté. Mais ça, elle a attendu longtemps.
Anna enseignait à l’Université mais elle travaillait aussi le soir.
Pendant les vacances, elle bâtissait une maison sur un terrain à côté du lac Balaton qu’elle avait reçu cadeau de sa tante. Elle s’est construite lentement, d’été en été, un petit chalet moderne. Elle a envoyé ses enfants aux sports d’hiver, leur a fait apprendre des instruments de musique et des langues. Elle a fait face, presque seule.
Quand je me suis séparé de Sandou, elle m’avait envoyé sa mère qui avait besoin de ce voyage. J’aimais sa mère cultivée et chaude, je lui écrivais même d’Amérique de mes nouvelles, c’était un peu comme un lien avec maman. C’est alors qu’elle m’a suggéré d’inviter Anna pendant les vacances - ce que j’ai fait avec joie. Je lui ai envoyé un billet d’avion (qu’elle m’a remboursé par la suite).
Anna avait à Budapest un appartement de deux chambres contiguës, l’une pour ses enfants, l’autre pour elle. En plus, une salle de bain, cuisine et une entrée au troisième étage. La maison de Buda avait un grand jardin, c’est là qu’ils habitaient déjà avant la guerre. Elle louait, chaque fois qu’elle pouvait, sa propre chambre (en allant dormir avec ses filles adolescentes), en préparant le petit-déjeuner à ses hôtes allemands et d’autres étrangers venant pour une semaine en vacances à Budapest et elle économisait l’argent.
En Amérique, c’était la grande joie : un mois entier ensemble.
Nous sommes parties deux semaines en vacances, ballades sur les routes : Charleston dans la pluie en chantant, les montagnes avec les tentes d’indiens, Caroline de nord et l’île Okrakoake, Caroline de sud, retour à Washington sur les Rocheuses. Nous avons fait ‘des folies’, courant sur le sable, alimentant les muettes, chantant et se promenant dans la pluie torrentielle à Charleston, se baignant, lisant, parlant, s’entendant à merveille.
Elle était un compagnon de voyage de rêve !
Elle savait tellement se réjouir de tout !
Heureuse, d’un halte à Mac Donald, d’une bonne de piscine et nage, même d’un orage. Autant réjouie d’un grand hôtel luxueux sur la cime de la montagne que j’avais prise pour une journée, que des petits cabanons de bois loué ensuite pour trois jours pour se refaire financièrement.
Heureuse de tout, s’en réjouissant avec intensité.
Mes enfants étaient entre temps en Europe avec leur père. Nous racontions, parlions, sans jamais avoir assez, ni l’un, ni l’autre.
Elle a été ensuite invitée pour trois jours à Toronto et allé visiter un autre parent à nous, spécialiste lui aussi de Haut Tension, enseignant à l’école polytechnique là-bas. J’ai conseillé Anna : vas-y, ça te coute cinq cents dollars d’avion, d’accord, c’est très cher (surtout avec l’argent durement gagné en Hongrie), mais il faut investir de temps en temps pour gagner. Elle est allée donc et revenue. Elle avait réussi. Ensuite, tous les deux ans, elle avait été invitée officiellement à l’Université de Toronto pour faire des recherches pour une - deux ou trois mois et une fois même pour six. Ils ont collaboré. Elle a gagné d’argent et écrit des publications et ils sont devenus amis. Plus tard, il a même accueilli et aidé sa fille Ève qui a émigré et s’est installée au Canada avec son mari, elle est aussi devenu ingénieur électrique, elle a des enfants elle aussi déjà.
En France, après que je suis retournée, Anna m’a envoyé ses deux filles. C’était juste au début de ma période ‘Paul’. Nous nous sommes merveilleusement entendues, elles m’ont même aidé dans mon travail. Plus tard, pendant des vacances, je lui ai envoyé Lionel et ils sont devenus amis nos enfants aussi : ils l’ont traité comme un roi !
Une fois quand j’étais très très fatiguée et lasse, Lionel m’a mis dans le train et deux jours plus tard j’étais chez eux à Budapest, avec Anna, avec elles pendant un Noël et le nouvelle An. Puis je suis retournée une fois pendant l’été et nous sommes allées à son chalet au bord du lac Balaton.
Elle n’est venue à Paris que juste avant se remarier.
Vers 1986 ou 87 quand j’étais dégoûté des hommes. Anna me racontait sa romance. Elle avait eu envie vraiment de quelque chose de sérieux et elle avait lu une annonce dans un journal d’une association juive, un veuf hongrois établi à Londres cherchait se remarier. Elle a écrit. Ils se sont rencontrés à Budapest pour une heure, puis il l’a invité venir le voir en Angleterre pour trois semaines. Elle a osé, elle est allée. Elle revenait justement de là. Il était curieux mais sympathique. Timide mais bon amant. Réservé mais chaleureux. Elle m’a lu la lettre qu’il lui avait écrite en la demandant en mariage. C’est alors que j’ai écrit dans mon journal «, « je regagne de nouveaux ma confiance envers les hommes » : c’était une lettre intelligente, belle et lucide en même temps.
Seulement Stéphanie me disait à l’époque : « attention, ça ne va pas tourner si bien ! »
Anna est parti à Londres, s’est mariée, et trouvé un bon travail au Ministère d’Électricité. Quand nous l’avons visité avec François, j’ai trouvé une femme mariée resplendissante de bonheur, et non pas à cause de sa jolie maison mais surtout de l’amour que son mari lui faisait, juste venait de…
Nous nous sommes promenés ensemble. Je n’étais pas encore décidée avec François, curieux et étrange, Anna m’a dit : il est bon et bien pour toi, mariez-vous ! Elle nous a fait un magnifique photo sur un arbre percé.
Je suis allée la voire encore une fois après mon accident, j’avais mal aux jambes. Pourquoi suis-je allée ? Oui, une conférence pour Cnam. Anna m’a aidé marcher, acheter quelques bricoles, mais elle était à terre de nouveau.
Elle avait lu une lettre de sa belle-mère la traitant de méchante profiteuse, etc. etc. une lette adressé à son mari qui n’a pas réagi. « Et il n’a rien dit ! » Elle en était devenue malade, abattue « un rhume » avec la fatigue en plus… disait-elle. « Dans une semaine, je pars à Canada, voir mon deuxième petit-fils ! Pour deux semaines, je serai là. »
Elle est revenue et devenue encore plus malade.
Hôpital. Une semaine après, elle n’était plus. Si jeune !
Analyses, on n’a pas trouvé pourquoi elle était morte. Je n’arrivais pas à croire quand sa fille m’a appelé.
Je n’arrive pas à la croire disparue, encore aujourd’hui.
C’est ainsi que dans mon rêve, je l’ai aperçue, aimée, entourée, été heureuse de nouveau.
Nous avons eu une telle communauté de compréhension l’une de l’autre, une telle estime mutuelle pour nos forces, compréhension de nos différences, amitié profonde et sincère.
Ces filles ont porté toutes les robes et pantalons d’Agnès qui grandissait si vite, tout comme les cousins de Roumanie ceux de Lionel.
Mais ce n’est pas ceci qui nous unissait.
L’entendement profond. L’ouverture d’esprit. La compréhension des douleurs et souffrances et des joies de l’autre.
On a dit d’elle qu’elle tenait à l’argent : elle avait dû élever ses filles toute seule, aider sa mère et ceci dans un pays de l’Est. Elle n’était pas avare, ni dépensière. Elle était aussi heureuse d’un déjeuner à 1 dollar que d’une luxueuse petit-déjeuner (seulement deux dollars et demi) dans le Sheraton en haut de montagne. Oui. Sa mère.
À son mariage avec le hongrois de Londres, elle a cassé sa jambe et n’a pas pu ainsi assister et ne s’est pas du tout réjouie du bonheur de sa fille. Seulement pesée dessus.
Après son mariage anglais, elle venait visiter sa mère deux fois par an. Un été, lors sa visite, sa mère lui a dit le soir : « je suis seule, tu m’as laissée » et la nuit, elle a sauté du troisième étage et mort écrasée.
Depuis la mort de sa mère, depuis qu’on m’avait raconté (pas Anna, elle n’a jamais pu m’en parler de ceci), je hais la cousine de ma mère. D’après moi, elle était une mère dénaturée. Faire ça à son enfant, la culpabiliser ainsi pour toute sa vie. Elle n’était pas restée seule à Budapest mais avec la sœur de son mari et ses enfants et beaucoup d’autres de famille, elle n’est pas restée en nécessité ni sans logis. Et, si elle ne voulait plus vivre, loin de sa fille et ses petites filles grandies, mariées elles aussi ou étudiantes vivant loin, elle aura pu la faire autrement, à un autre moment.
Mais non, il a fallu la heurter.
Et la belle-mère a heurté Anna aussi.
Une fois en visite chez eux à Londres, après trois mois là-bas, elle reprochait à sa fille de ne pas s’occuper assez bien de son fils, le mari d’Anna et de la maison. À l’époque, Anna travaillait et puis il fallait faire de trajet de retour de centre Londres à leur maison de banlieue. Son mari n’avait plus de travail depuis des mois. Belle-mère à la maison, le fils du mari aussi, sans travail. Et Anna faisait le petit-déjeuner, le dîner pour tous. Les courses. Mais la maison « n’était pas assez propre, pas assez en ordre. Le déjeuner du mari pas assez bien préparé d’avance. Et elle considère la maison comme si c’était à elle, elle l’intruse… »
Anna, brave, courageuse, amie excellente, nous nous sommes jamais déçus. Tu as toujours été là pour m’aider, m’écouter, m’encourager. Où est tu ? Pourquoi tu as dû disparaître si tôt ? Je n’ai pas pu écrire alors de toi qu’une seule phrase « Anna n’est plus » mais j’essaierais de corriger maintenant.
Je pense à toi souvent.
Tu nous a fait aussi la photo qui se trouve devant notre lit : François et moi s’embrassant couchés sur le tronc d’un énorme arbre penché, une chaîne.
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