Lettre de ma mère

Cher oncle Hugo, Bucarest, 10 mars 1958

Je sens que tu m’en veux un peu, mais si je pouvais te parler personnellement, tu comprendrais tout. Pista découvre chaque mois un nouveau plan, chaque fois menant à perdre cet appartement. D’abord, il dit qu’il veut aller dans un deux-pièces (où mettrons nous alors les meubles qui n’auront pas de place ?

Il leur en trouvera) ensuite, il dit qu’il mariera Julie à Cluj, sa tante s’en occupera (jusqu’ici c’était lui qui disait s’en occuper.) Ni Julie ni moi ne pouvons déménager à Cluj, Julie travaille ici dans l’Institut de Recherches, Section Matières Macromoléculaires et elle a un bon avenir là et une chambre avec entrée séparée et terrasse dans notre appartement et elle pourrait se débrouiller ici dans sa vie si elle ne recevait pas le droit d’émigrer. Jusqu’à maintenant, on lui a présenté quatre garçons, aucun ne lui plaît, le deuxième est resté bon copain et en a épousé une autre. Elle est trop honnête et ouverte et c’est une enfant intransigeante, il lui sera difficile de se marier, bien qu’elle soit fraîche[1] charmante intelligente et sensée.

On ne peut plus sauvegarder Pista et notre mariage et je suis enfin arrivée à ne plus l’aimer, moi non plus. Il voulait envoyer Julie travailler à Cluj pour la jeter hors de cet appartement.

Il faut que tu saches, les six ans horribles - la partie principale de la jeunesse de Julie – à travailler et apprendre en même temps, ensuite au lieu de vacances, passer des examens. Le bon côté, quand elle aura fini, c’est qu’elle travaillera ici dans la meilleure place comme un ingénieur qui n’aurait fait que fréquenter l’université et quoiqu’on ait constaté qu’au point de vue professionnel Julie est mieux ici.

Pista a fait ce qui suit.

Il disait : « Allons demander un congé sans solde au directeur de Julie » Comme je sais que c’est le premier pas, il ne fait rien qui n’aide pas son futur mariage avec cette femme-là.
J’ai écrit une lettre à Annie disant que je ne voulais pas partir à Cluj et devenir là-bas une femme délaissée - ici je peux au moins donner des piqûres, etc. Le directeur de l’Institut de Recherches est Gabi Hirsch, sa femme Agi mon amie était longtemps la doctoresse de Julie et je lui ai demandé de ne pas déplacer Julie, même si Pista le demandait, et de ne le dire à son mari qu’au cas où cela arriverait. Quand Julie entre chez Gabi faire signer sa demande de congé, il lui dit : « Je sais l’opinion de ton père et celle de ta mère je veux apprendre la tienne. » Bien sûr, Julie dit qu’elle veut travailler où elle était jusqu’à maintenant. Alors, Gabi lui dit : « Dis à ta mère que j’arrangerai les choses comme si j’étais son propre frère » et il est allé aussitôt au service du personnel demander de donner un congé non payé à Julie jusqu’au 11 avril, et ensuite de mettre le garçon qui la remplace ailleurs et de reprendre Julie. Cela paraît donc arrangé.

D’après Pista, un retraité ne peut pas avoir un tel appartement. Pourquoi ? lui ai-je demandé. « Il ne peut pas le payer. » Ce logement coûte 68 lei par mois, 19 par personne, le chauffage pour toute l’année est de 800 lei. Je suis allée chez l’avocat et chez le notaire pour demander conseil et j’ai signé une déclaration par laquelle je m’opposais à faire quoi que ce soit avec le logement. Mais il n’y a rien de sûr, l’office du logement est corrompu et avec des bakchichs ou des relations on peut obtenir d’eux ce qu’on veut.

Cherche s’il te plaît un juriste ou un avocat pour qu’il cherche l’acte que nous avons signé avant le mariage du 11 août 1928 chez le notaire rue Ferenc.

Pista me menace tout le temps « si tu restes seule, ce sera ta faute ».

Julie a reconnu (m’a dit la doctoresse) que maintenant elle voit que ce n’est pas mon idée fixe mais la vérité que Pista prépare notre séparation. Il m’a même pris mes souvenirs. Quand Pista est sorti de sa visite au directeur de Julie à l’Institut de Recherches, il a déclaré « J’ai arrangé Julie. »

Hugo, tu sais que nous avons survécu parce que quand on a déporté ceux[2] d’Italie, j’avais demandé à Pista qu’il obtienne des papiers d’une famille chrétienne. Je ne veux pas que le secrétaire de ma grand-mère parvienne dans des mains étrangères - je dois pouvoir prouver que c’était à moi avant mon mariage, sinon tout est « bien commun ».

Hélas, je dois vivre encore 20 à 25 ans et de dures luttes m’attendent, je voudrais au moins voir la fin de cette guérilla. Je marierai Julie.

Ne te fâche pas, je serai forte quand il le faudra
Je t’embrasse, Katinka

Non, je n’ai pas cru tout ce que croyait maman bien que je voie que mon père la négligeait et ne s’en occupait pas bien. Le reste, je pensais, était dû à sa névrose. J’étais sûre qu’elle exagérait et ne croyais pas qu’il existait quelqu’un de vraiment spécial : une femme d’origine allemande jamais mariée et accaparante’ qu’il voulait épouser et il n’était sûrement pas déterminé à nous laisser tomber. Mon père aurait pu plusieurs fois rester à l’étranger, mais n’envisageait pas d’y vivre sans sa famille.

(Mais après la mort de maman, il épousa exactement une comme ça, donnant raison en cela aux « idées fixes » de ma mère.)

[1] Maman n’avait pas d’habitude de mettre des virgules, ou alors très rarement.
[2] Les juifs d’Italie

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