Sandou était un bon photographe: les portraits de nos deux enfants sous la lumière d'un seul bougie en témoignent. Il connaissait pas mal des choses. Comment a-t-il arrivé à dissiper sa vie et la noyer dans le vin? Télé, et même là il s'endormait devant, policiers achetés aux puces, lui tenaient compagnie à la fin. Et les souvenirs.
Relisant le poème "c'est ma vie", je me vois avec mon père autour de ma bicyclette. Après la guerre, il n'y avait pas de nouvelles, on achetait des partes de vieilles bicyclettes et on reconstruisait une à la mesure. Nous sommes allées choisir, la grandeur, la couleur et l'artisan a rassemblé une, précieuse et chère, à mes dimensions.
Je vois devant mes yeux les parts éparpillés qui, quelques jours plus tard, ont devenues "ma bicyclette".
Dimanche, nous sommes allés au parc, vis-a-vis de notre maison à l'autre côté de la rivière, sous les vieux châtaigners. Mon père m'a mise sur la selle et tenu le siège et jusqu'à je ne prends pas vitesse il a couru avec moi.
- Voilà, vas-y, pédale vite!
Ennivrée de la vitesse, le vent soufflant sur mon visage, je pédalais, puis je vis soudain que mes parents disparaissaient à l'horizon. Je ne savais pas comment retourner. Ni comment m'arrêter. J'ai atterri dans un marronnier. Pleurant, par terre, mes parents me rattrapèrent.
Je haïssais la bicyclette, le parc, tout.
- Ca suffit. Tu as mal où ma chérie? me demanda maman.
Papa releva la bicyclette tombée, puis moi, me tourna juste un peu:
- Rien de tout. Un peu aux genoux, écorché. Remonte.
- Je ne savais pas comment m'arrêter.
- Je vais t'expliquer.
Il me hissa dans la selle.
- Ca suffit, pour aujourd'hui, dit maman.
- Non! avons dit en même temps, papa et moi.
Je sortis ce jour-là, confiante de savoir faire. J'ai apprivoisé ma bicyclette.
Nous le laissâmes dans l'entrée de la maison. Le propriétaire habitait au rez de chaussé et la première et le lendemain il interdisait y laisser la bicyclette. Nous habitions aux deuxième.
- Il faudra porter la bicyclette en haut, deux étages. Si tu veux l'avoir, t'en servir, tu le pousseras en haut à chaque retour.
- C'est lourd, papa.
- Alors tu ne veux pas t'en servir?
- Oui, bien sûr, mais...
- Chante "à travers vaux et collines" pendant que tu remonte, serre les dents et sourie décidée.
Et d'un coup, j'y étais. A chaque fois, les bras faibles, le souffle lourd mais chantant. Une ou deux marches à la fois, je la montais en haut et la gara devant notre entrée.
"Hegyen völgyön àt" je la chante encore (à travers monts et vallées) quand c'est dur, pour me donner courage.
Merci, papa.
J'y arrive.
Pas légèrement, pas facilement, pas sans soucis, ni gaiement. Avec effort, serrant les dents. Persistant. Remontant à chaque fois que je tombe.
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