Un soir pendant le dîner, Sandou raconte qu’on le met à l’épreuve : on lui demande à faire, pour la première fois à l’usine, quelque chose qu’il n’a pas appris.;
— On doit doser le pourcentage des protéines dans nos produits pour l’export.
— Dans la farine ?
— Pour l'exportation, il doit avoir un minimum, c’est contrôlé à la douane.
— Je pourrais t’aider, je vais chaque jour des analyses analogues à mon travail.
— Bien, ce soir essayons ensemble. Ou plutôt samedi après-midi.
— Bien. Avec plaisir.
En trois samedis, nous avons mis au point une façon à procéder qui alla. Puis, il se plaignit qu’il n’avait pas le temps de s’occuper du moulin et de la laboratoire aussi.
Quelques jours plus tard mon mari me dit :
— J’ai une laborantine !
— Quelqu’un qui sait travailler...
— Non ! Je dois lui apprendre tout. Mais elle est intelligente, apprendra vite.
— Elle ne sait encore rien de tout ?
— C’est une jeune, à peine dix-huit ans. Hier, j’ai regardé par la fenêtre et j’ai vu une jeune fille frêle. Avec un bébé dans ses bras. C’est elle !
— Une jeune fille ?
— Finalement, c’est avéré que le bébé est à elle. Son mari est à l’armé. Ils n’ont pratiquement jamais vécu ensemble. Elle a besoin de gagner d’argent. Je lui apprendrai...
— Sans aucune expérience ? Elle pourra apprendre, je pourrai t’aider à lui expliquer.
— Non, non ça ira.
— Comment est-elle arrivée là ?
— Elle est née ici, elle était en même classe que le fils de patron. Ils l’ont engagé à condition que j’y consente. Bien sûr, je lui apprendrai, tout.
— T’es sûr à ne pas avoir besoin d’un coup de main au début ?
— Ne te mêle pas !
— Je pourrais lui montrer...
— Ne mets pas les pieds au labo !
Je le regardais, étonnée de ce revirement, ne comprenant encore rien.
Il m’a fallu du temps pour comprendre. J’avais trente-deux ans, mon mari trente trois. La jeune femme venait juste avoir 18. Mon mari me faisait l’amour encore mais beaucoup moins souvent. Et quand je l’approchais tendrement de lui, pendant la journée, tout son corps secouait comme par dégoût. Je n’arrivais pas à croire ce que je voyais mais je ressentais son éloignement. Il me repoussait et n'aimait plus que je me serre près de lui. Est-ce possible?
Qu’arrive-t-il a notre mariage ?
— Nous sommes vieux, dit-il. C’est normal.
— Vieux, à trente-trois ans ?
— Nous n’avons plus vingt ans.
— Sandou, je me sens encore jeune. Je voudrais encore aller danser, faire l’amour, m’amuser de temps en temps. Un peu plus souvent, ajoutai-je en soupirant.
— Je ne peux plus. On est parents. On a des enfants, une famille. C’est fini, la jeunesse, c’est loin tout ça.
— Tu ne me désires plus ?
— J’en peux plus.
— Tu ne m’aimes plus ?
— On ne fait pas un contrat d’amour !
J’étais frappée par ses mots, trop pour pouvoir répondre. Même penser. Le chagrin m’écrasa, cette fois-ci tout à fait. Rien ne restait, c'était fini alors. Il a rompu notre contrat. Pas celui de mariage, plus grave, notre contrat d’amour.
Il nia tout, mais je sentais qu’il me trompait avec la laborantine, il passait de plus en plus de temps loin de moi, de nous et supporta de moins en moins mon approche.
Je me souvenais de l’église blanche, toute petite, vide dans laquelle nous sommes entrés avant nos fiançailles. Nous avons allumé des cierges pour ses amis morts, pour mes morts. Il a pris mes mains et nous nous sommes regardés. De commun accord, sans parler nous nous sommes mis aux genoux. Il m’a chouchouté :
— Nous n’aurons pas de mariage religieux.
— Je sais.
— Alors, maintenant, ici, ma chérie, je te promets...
Ses yeux étincelaient, il me serra la main en disant le reste.
— Moi aussi je te promets...
— En sérieux, pour le mieux et le pire, pour toujours s’aimer, se soutenir?
— Oui, Sandou, pour toujours.
Cette promesse-là, était-ce une illusion ? Il venait le rompre avec ses paroles.
Nous avons passé ce contrat d’amour, longtemps avant notre mariage officiel, il comptait pour nous, pour moi plus que tout autre chose. J’ai tourné et retourné ses paroles me heurtant, restées comme des flèches empoisonnées dans mon cœur ensanglanté. Il m’a fallu plusieurs jours avant que je puisse réfléchir. Où suis-je arrivée ?
J’ai repris et pendant mes soirées solitaires j’ai relu mes journaux, les sept cahiers pleins de mon passé, de mon ancien moi. Ils m’ont conseillé, m’ont fortifié, m’ont aidé, m’ont rappelé qui j’étais, qui j’avais été jadis. Et j'ai recommencé à écrire, à agir.
Et demain, je mettrai les premières entrées de mon dixième journal commencé alors. Un cahier épais qui m'a accompagné pendant les vingt ans suivants.
1 commentaire:
En retrouvant le gout, l'envie, ou le besoin d'ecrire dans ton journal, on sent que tu t'es retrouvee toi-meme!
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