Lettres de Katinka
Chers Anci et Laci, le 3 octobre 1959
J’ai écrit une lettre à Anci mais je n’ai pas mis assez de timbres. Répondez–moi vite. Est-ce bien que Maman et Papa soient là-bas [ils sont partis de Suisse en Israël, après avoir attendu ceci pendant quatorze ans, aussitôt qu'ils ont eu la possibilité, pour être avec leur famille] ? Maman occupe-t-elle finalement la place de Grand-mère Paula ? Je ne crois plus que nous pourrons sortir, mais entre temps la question s’est posée : devrais-je y aller ?
C’est possible que Julie reste ici. Alors je vais démeurer avec elle. En écrivant ma dernière lettre c’était encore une question que je me posais, mais c’est déjà décidé. Les fiançailles de Julie ont mis Pista dans un tel état que j’en suis arrivée à ce que mon seul souhait est de me libérer de lui. Ici, j'ai un peu de tranquillité, si je suis malade on me soigne gratuitement et l’on m’envoie même gratuitement en vacances. Il faudra que j’attende jusqu’à ce que Julie travaille et gagne de nouveau. Ensuite on aura besoin d’un petit peu plus.
Le frère de Pista a écrit qu’il pourrait envoyer à travers la banque allemande 250 dollars par mois, mais Pista prend tout de moi maintenant. Déclarant « qu’est-ce que c’est à toi ici, saleté, qu’as-tu gagné depuis trente ans ? » il a pris et a offert les deux montres mises de côté (qu’il avait apportées pour nous) - et cela malgré le fait que la liquidation de l’appartement de son frère, dont il s’était occupé après son départ, il avait de l’argent. Il a dépensé aussi tout l’argent que je voulais mettre de côté pour le mariage de Julie. Nous l’avons supporté sans un mot tenant compte que pendant 28 ans il nous a entretenus comme il faut.
Maintenant l’eau a débordé - contre toutes mes protestations et sans raison, il a même un compte séparé maintenant et j’ai dit que je me débrouillerai avec ce qu’on a - il a volé et vendu en secret l’argenterie qu’il m’avait jadis achetée pour mon anniversaire (puis l’avait offerte à Julie). « À quoi lui servira l’argenterie ? » Il a donné l’argent à Julie, mais c’est lui qui en dispose et nous l’avons déjà dépensé. Ainsi je ne vaux plus rien, bientôt il vendra sûrement le secrétaire auquel je suis très attachée sentimentalement et qui vaut aussi beaucoup [jk C'est la seule pièce que j'ai réussi à conserver, venant de mon arrière grand-mère, et sur laquelle j'ai mis il y a quelques jours les cyclamens pour maman]. J’ai encore un peu d’économies secrètes. Je veux prendre d’ici doucement tout ce qui est à moi, mais il y répondra en ne donnant plus son salaire.
Je prie Maman d’envoyer à Julie à l’adresse de mon amie Frida un matériel de qualité pour un manteau et si possible un pull et pour moi une paire de gros bas. L’argenterie et les montres étaient mises à part comme réserve ; Julie et son mari vont gagner peu, pour le moment l'important sera que Pista ne nous prenne pas le logement sous nos têtes.
Je suis de nouveau malade, la névrose. Que ferez-vous là-bas avec moi si je tombe malade ? Même nos parents ne vivront pas toujours.
On ne peut plus compter sur Pista c’est un loup déguisé en agneau!
Chère Anci comment a débuté ta saison des leçons de gym ? Et ta santé Laci ? Je vous embrasse tous, Katinka
Julie attend avec le mariage jusqu’en janvier. Mais je veux mettre à l’abri ce que je comptais lui donner et probablement Pista répondra en ne donnant même plus son salaire à la maison. J’aurai besoin de l’aide rapidement.
Je vous donne encore un exemple pour que vous compreniez la situation. Pista a commencé à prier d’un coup il y a quelques années. J’ai eu l’intuition que c’était relié à la femme "sa fiancée" (il ne porte plus mon alliance avec mon nom mais la sienne). On dit qu’il y a beaucoup d’hommes âgés qui deviennent religieux même Einstein. Bien. Quand Julie s’est fiancée j’ai demandé par hasard pourquoi « Pour sortir des difficultés. » J’ai demandé pourquoi il priait « Il y a trois ans j’étais dans un grand ennui et par miracle je m’en suis sorti, depuis je prie chaque matin et soir. » Je regarde mon journal d’il y a trois ans : « Pista est comme si sa mère était morte, ne veut même pas manger. » Après quelques jours j’avais noté « cela est passé » mais plus tard on m’a dit que la femme voulait épouser un jeune. Pista ne veut pas devenir vieux « près d’une femme jeune même Mathusalem devient jeune ». Quand j’étais couchée à la maison avec la hanche fêlée et en plâtre, il embrassait devant moi son étui à cigarettes reçu de cette femme.
Il faut tout payer dans la vie et moi j’ai été longtemps bien (au moins matériellement).
C’est ma faute. Pourquoi l’avoir épousé ? Pourquoi n’ai je pas divorcé quand j’aurais encore trouvé un autre mari ?
Julie fleurit formidablement et a l’air d’avoir 18 ans, pleine de bonheur, elle a du talent (et elle est aussi égoïste, fainéante, paresseuse, mais au moins ça sera bien pour elle). J’aurai des petits-enfants et peut-être un jour je pourrais encore être heureuse.
Qu’y a-t-il avec Maman ? Va-t-elle devenir aveugle comme Mamie Paula? Alors ne serait-il pas mieux malgré tout que je parte et reste à côté d’elle ?
Julie est tout à fait la fille de son père sur laquelle on ne peut pas compter mais c’est un plaisir de la voir et l’écouter. Elle réussit à rester debout dans cette période difficile. Le garçon est honnête, il a bon caractère. Je m’efforce pour qu’elle n’entre pas trop dans cette chose et qu’on puisse partir tous ensemble.
Pour le moment je suis au bord de la mer. La doctoresse me dit que ma crise est la conséquence des chocs de l’environnement et s’arrêtera si d’autres traumatismes ne m’arrivent plus. Peut-être me mettrais-je de nouveau alors sur les pieds[1].
Une autre exemple de la rudesse que Pista étal désormais. J’ai voulu acheter un service d’occasion (290 lei) parce que je n’ai pas trois assiettes semblables et il faudra inviter la famille du fiancé de Julie. Pista dit : Non ! d’un ton rude, as-tu de quoi manger ? (Ma pension est de 380 lei) Aussitôt que Pista finit un morceau il s’enfuit et revient après onze heures de soir ‘misproha’ et il voit là-bas ses amis, mais je ne le regrette plus, je suis heureuse quand il n’est pas à la maison et ne nous torture pas.
Il se comporte avec Julie comme si elle était une p… Pourtant c’est lui qui ne l’a pas laissée se marier et si elle n’a pas de diplôme et qu’il n’a pas voulu attendre deux mois jusqu’à la soutenance avec le dépôt de notre demande d’émigration. Combien je l’avais prié ! Mais il avait peur d’être en retard, j’étais dans le plâtre, et hélas, je n’avais pas assez de force pour m’y opposer.
Maintenant, Julie se retrouve ici avec sa carrière brisée, pourtant elle y avait sacrifié toute sa jeunesse 8 heures de travail et la route avec le tramway 10 heures par jour + étudier et passer des examens quand les autres jeunes allaient skier et nager. Mais elle a réussi à s’équilibrer et ‘devenir quelqu’un’ : une fiancée et une femme heureuse. L’apprentissage des langues lui a aussi rendu plein de confiance. Frida dit d’elle « Man kann mit Ihr Staat machen », elle lui donne des leçons d’allemand maintenant. Mais on n’habitera bien sûr pas ensemble, je ne peux pas y compter.
Ma chère Annie, le 19 octobre 1959
Je suis heureuse qu’avec la bourse de ta fille et tes heures de cours tu puisses te débrouiller déjà tandis que ta chère fille finit ses études. C’est fantastique comment tu comprends notre situation et m’écris si intelligemment !
D’un choc à l’autre, maintenant j’ai craqué - il est possible que je devrais entrer de nouveau à l’hôpital mais pas ici - la mère d’une fiancée ne peut pas être malade. (Pourtant Sandou la prendrait quand même). Il n’a pas d’humour mais c’est un homme avec une grand maîtrise de soi, réservé, fermé, honnête, sincère, droit. Je crois que Julie l’a choisi à cause de cela et il sait, lui aussi, estimer en Julie ce que vraiment seulement un « feinschmecker » (fin connaisseur) réussit : les qualités qui sont en toi et en Maman aussi. Et avec lui, il n’y a pas de danger qu’arrive à Julie ce qui m’est arrivé avec Pista. Mais matériellement ce sera dur pour eux, deux enfants gâtés et hélas pas ‘d’une bonne origine’.
Je me sens coupable de la perte de diplôme de Julie c’est la plus grande blessure de ma vie - pourtant je sais que la vie est longue et Lepeniskaja a obtenu son doctorat à 50 ans - je n’arrive pas à m’y faire. Sa carrière de chercheur a brisé aussi Pista qui n’a pas pu attendre - mais j’étais dans le plâtre et à ce moment-là je l’aimais encore.
Je peux déclarer maintenant avec plaisir - ce n’est pas une histoire mais la réalité - il est arrivé des choses en relation avec les fiançailles de Julie si bien que j’ai déjà du dégoût pour lui et je le méprise. C’est bien d’un côté, fini les peines de Tantale mais comme ils attendent encore la sortie et que Julie n’a pas encore de travail il faut encore tenir jusqu’au printemps, et après ?
Si je le disais, tu ne me croirais même pas, ce que Pista a fait, mais il est maintenant comme un chien enragé. Il se comporte comme un mari trompé pas comme un Père. Il m’a pris la réserve et l’a offerte en cadeaux pourtant (c’était mon cadeau d’anniversaire, etc.) — une petite pension - paix. Mais il y en a qui disent encore que le démon de midi du male passe. Mais moi, comme femme et être, je sens que c’est définitivement fini - ce qu’il a dit lui aussi - et enfin même chez moi.
À cause de Julie, il faut faire maintenant ce que je n’ai jamais fait dans ma vie : faire semblant, montrer un visage amical, cacher mon dégoût. C’est difficile, très difficile.
En plus, je veux sortir de ce que nous avons et lui malgré mes protestations vend ce qui est à Julie - puisqu’on va partir de toute de façon.
Ha - ha - ha !
Au moins Maman est bien entre ses enfants et petits-enfants et là-bas ils nous attendent.
Mais Julie ne va pas vouloir sortir à cause de Sandou (même dans cela c’est Pista qui l’a poussée: quand elle venait à la maison tard il faisait des scènes (à plus de 25 ans !) jusqu’à ce que finalement, pour avoir la paix, elle se soit fiancée. Et ensuite, elle est entrée de plus en plus dedans, devenant de plus en plus emballée du garçon. Finalement c’est décidé. C’était le dilemme mais je reste avec Julie.
Sinon je peux être contente avec Julie - elle a traversé brillamment ses énormes pertes et maintenant se réfugie dans l’apprentissage des langues, s’y accroche - ce qui est un pur gain.
La mère de Sandou est grecque, l’ai-je mentionnée ? Il a un caractère grec qu’il vaudrait mieux s’il réussit se relâcher un peu pour qu’il puisse se débrouiller dans la vie, il est trop droit. Mais - je dis à Julie - qu’est-ce un homme amoureux ? un matériel brut. J’ai aussi façonné un homme honnête à partir du monsieur Kertész - j’étais sa conscience - et il n’y en a plus. Mais il faut reconnaître, qu’il a aimé Julie avec conscience en faisant ce qu’il croyait être son devoir. Comme a dit notre ami Dante « le chemin du purgatoire est pavé de bonnes intentions. »
Ma sœur m’a écrit de ne pas leur faire le plaisir de rompre moi, je me cognerai quand ma tête sera déjà dans le seau. je t’embrasse, Katinka
Ma chère Annie, 27 octobre 1959
Merci pour la photo, j’étais très heureuse qu’y brille une fille énergique et pleine de vie. Elle ne ressemble pas du tout à toi - peut-être à la sœur de ton mari ? À qui dans la famille ?
Merci beaucoup aussi pour ta lettre. En plus tu m’as bien comprise et une fois la lettre lue j’ai eu honte. Je ne sais pas ce qu’est le souci. Me plaindrais-je vraiment moins si je le savais ?
Maman a remis sa venue à plus tard, tant mieux (si ce n’est pas remis à jamais) parce qu’il a fallu que je fasse d’horribles efforts pour descendre les marches et ensuite j’ai eu de grandes douleurs pendant deux jours.
J’essayerai de m’exercer à marcher plus lentement, je suis malade depuis plus de cinq mois et c’est peut-être à cause de cela (pour m’obliger à bouger davantage) que Julie refuse l’aide ménagère et fait le reste des tâches sans plaisir. Où elle a sommeil ou mal au ventre ou elle dort - mais si un invité arrive d’un coup elle s’habille n’a plus mal nulle part et part. Je suis bien sûre contente qu’elle se distraie mais qu’elle se débarrasse de moi à chaque fois rend mon état plus lourd.
Pista me laisse et quand il est à la maison je n’utilise pas son aide avec plaisir mais j’y suis obligée. Peut-être ce qui est le pire : je ne peux rien lui donner (il couche près de moi étant tout seul et le désir de l’autre femme le mange), mais je dois avaler quand même et supporter tout avec un bon visage. Le fait que jusqu’à maintenant il recevait plus qu’il donnait, il l’a oublié et tout le reste aussi, en falsifiant le passé.
Tu vois ma chère Annie chez moi aussi c’est l’idée fixe maladive et je ne réussis pas à penser à autre chose. As-tu lu l’Exil de Feuchtwangler ?
Je vous embrasse ta fille et toi,
Katinka
Ma sœur m’écrit qu’on ne doit pas prendre en sérieux la rudesse des hommes et Pista m’a toujours entretenue - c’est vrai. Mais d’après mon docteur, je guérirai en divorçant. Pista ne veut pas divorcer maintenant, je suis comme la reine Titania se réveillant de son rêve - en ayant le dégoût de vivre près d’un homme aimant une autre et qui a tué l’amour en moi.
Mais il faut vivre ?
Tant que Julie ne se marie pas et la pauvre maintenant ne l’attend même pas, au contraire. Mais nous sortirons de ce ‘slamantika’ que nous nous sommes causé.
Comment allez-vous ? J’embrasse ta sœur Juci,
Katinka
Ma chère Annie, le 21 novembre 1959
Je n’avais pas espéré une réponse aussi rapide. C’est comme si on se voyait toutes les semaines. Je suis heureuse que ton travail t’apporte de la joie. Quand un élève n’arrive pas (et ne paye pas) cela doit te causer beaucoup de soucis. Tu es aussi un héros d’avoir envoyé ta fille à l’université !
La parallèle avec Madame Kocsis voulait dire la situation dans laquelle un mari regarde comme sa femme une jeune femme charmante qu’il veut épouser - pendant que formellement il a son ancienne épouse. Je sais que madame Kocsis aimait son mari puisque pendant l’assaut de Budapest en 1944 son plus grand souci était de bien ranger les vêtements de son mari. Elle avait bien sûr une vue étroite sur la vie mais Kocsis ne l’a pas délaissée à cause de cela mais parce qu’il est tombé amoureux de la belle[2] attirante agréable - et plus jeune Juci.
Chez nous aussi, ce n’est pas vrai que c’était en raison de mon comportement pas assez intelligent (même si c’est vrai) mais parce que Pista se sent jeune près de cette femme et la sent comme un appui dans sa vieillesse, plus sûre que moi et Julie, et il l’aime avec une passion folle, à la Le coucher du soleil de Hauptman. Il a 57 ans, elle a des amis jeunes, mais tient Pista parce qu’elle ne s’est jamais mariée et l’attend. Je le sais instinctivement et l’ai aussi entendue.
Quelquefois, comme après que j’étais revenue de la mer, j’arrivais à avoir bonne mine un peu plus longtemps mais il ne s’en était même pas aperçu : ni une nouvelle robe, ni la bonne nourriture préparée, aucune chose faite pour lui être agréable ne modifie son comportement.
Nous nous préparons à partir, peut-être parviendrons–nous en Israël vers le printemps. Le fait que maman ne soit pas venue me visiter m’a abattue pas mal, même si avec ma tête je pense qu’au moins elle ne me voit pas dans cet état. Je ne peux utiliser que dix minutes d’écoute par jour mon appareil auditif.
Mon effroi continue comme si j’étais au bord d’un précipice et je ne sais pas quand j’y tomberai - et en plus, maintenant une de mes jambes est plus courte que l’autre. Même avec une chaussure orthopédique je marcherai avec des douleurs pendant des mois encore peut-être deviendront-elles égales - qui s’en rendra compte ?
Julie est en flirt fantastique avec son fiancé, elle commence à découvrir enfin en elle la femme, ce qui l’aide beaucoup dans sa confiance en soi. On l’a mise dans une fabrique et son cœur a saigné après son travail de recherche commencé et qu’elle n’a pas pu finir. Pista a obtenu un congé prolongé et enfin il se soigne, je lui avais demandé depuis un an (il a un fibrome et il faut faire des nettoyages urinaires douloureux) il m’a dit entre autres « je me fais soigner depuis dix jours » et ça me fait mal, ne te fâche pas quand je me plains, cela me soulage de pouvoir t’écrire.
Tout cela passera,
je vous embrasse,
votre Katinka
[1] Deviendrais-je un homme –selon le poème Mon fils de Kipling.
[2] Maman ne mettait presque pas des virgules, mais on la comprend quand même.
1 commentaire:
Chère Julie
Je m'appelle Cynthia et je suis brésilienne...
Je viens de découvrir un grand univers par rapport ces lettres...surtout par rapport les mariages...et ma mère...
Au plaisir de vous voir un jour quand je serai à Paris, peut-être en mars...
J'aimerais bien vous parler...je vous laisse mon adresse: cyntpa@gmail.com
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