C’était une nuit de 14 juillet, de quelle année ? Probablement 1973.
Je tenais les mains de ma fille Agnès, onze ans et de mon fils Ionel, sept ans. Mon mari était là, lui aussi, quelque part, probablement bavardant avec un copain de travail ou alors faisant la cour à une autre femme.
Nous venions d’admirer à Clamart une magnifique feu d’artifice, maintenant nous regardions le grand feu allumé au milieu du pré.
C’était le premier feu à l’air libre que mes enfants voyaient. Agnès décrivait les couleurs changeantes rouge orange, les flammes crépitantes, l’odeur du bois et du sapin, sa chaleur quand on s’est approché. C’est magnifique ! Et le français d’Agnès est beau et riche ! On sent qu’elle a fait toutes ses études ici.
— Allons un peu plus loin, il y a un petit vent qui s’est levé, je ne voudrais pas qu’on prenne feu.
Ionel veut lâcher ma main, se rapprocher, courir plus près, contourner le feu.
J’avais peur de les perdre dans cette foule, mais, oh ! que je le comprenais.
— Bon, allez-y, mais ensemble. Regardez ce poteau, je ne bouge pas d’ici. Puis, ainsi papa qui est quelque part par là pourra nous retrouver plus facilement.
Ils sont partis en sautillant, ravis.
Je regardais le cœur serré le feu crépiter, s’élever. Amère, triste, presque résignée.
J’aurais voulu me sentir légère de nouveau, avoir envie de courir autour de feu, danser la danse du feu, comme autrefois. L’amertume de femme mal aimée, pas appréciée m’en a empêché. « Oh, que ce serait différent si Sandou avait encore l’envie de rester à côté de moi, de tenir ma main. Si je pouvais moi aussi, l’aimer comme avant. Si... »
En regardant les flammes monter et descendre, en écoutant le crépitement du feu rougeâtre changeant, je me suis rappelé de mon premier feu.
J’avais vingt-trois ans. C’était au mois de juillet, la première journée de mes vacances. Je venais d’arriver passer quelques jours dans une station des Carpates avec la famille de ma tante. Un petit village, si loin d’ici.
Le soir même on a allumé le feu, juste pour nous et les copains. Un feu plus petit que celui-ci mais aussi beau, pour moi même plus, mon premier feu...
J’avais eu envie de danser autour de ce feu-là, fêter la joie de la nature, les flammes, le bien être d’une jeune fille aimée pour la première fois.
Non, je n’étais pas encore femme, malgré mon âge, mais j’étais enfin aimée. Je crois, que je l’aimais, moi aussi. J’étais profondément attachée à lui à ce moment-là, mais il était volage et j’attendais à un homme sérieux, fidèle. J’étais libre, fraîche, naïve, prête à tout ce qui arriverait.
Le lendemain, je me souviens, j’ai rencontré Lilla qui passait ses vacances, seule, dans la maison des artistes, pas loin de là. Mais elle était plus solitaire que moi et si amère, si triste et abattue - comme moi, aujourd’hui.
Lilla était ma collègue de classe lorsque nous avions onze ans, elle était la première de la classe et même dans l’école, seulement des « très bien » en tout, depuis les maths jusqu’à la gymnastique ou le chant. Malgré tout, elle n’était pas fière, imbue d'elle même, elle restait sympa, chaleureuse, nous l’aimions tous.
Notre prof de gym lui recommanda de faire du ballet. Justement, on acceptait des petites de notre âge à l’opéra où l’on donnait des cours gratuits.
“Moi aussi, je veux danser dans toutou, avais-je dit à maman.”
Nous sommes allées ensemble aux premiers cours.
Aussitôt, Lilla sauta plus haut, plus gracieusement que nous et trois mois plus tard elle était les premières danseuses dans les classes des petites.
Écœurée, j’ai renoncé ; je ne pourrais jamais y arriver.
Bon, j’étais doué pour écrire, j’ai commencé à faire des critiques de l’opérette et théâtre. On les a publiés, j’étais ravie. “Je suis écrivain”, me suis-je dit aussitôt.
Puis nous avons changé d’école, je suis partie de ma ville natale et nos chemins se sont séparés.
De temps en temps, j’ai entendu parler de succès de Lilla, de son ascension rapide et méritée. Une fois, je l’ai même vu danser ; une autre fois, je l’ai aperçu dans un film où elle avait un numéro. Elle était devenu la prime ballerine de l’opéra. Elle dansait gracieusement, merveilleusement bien. Elle avait le don, l’assiduité et en plus l’intelligence.
Dans les montages des Carpates, où nous nous sommes rencontrées par hasard, nous nous sommes promenées ensemble une journée entière. Je lui ai lu des parties de mon journal.
« Oh, que je t’envie ! me dit Lilla.
— Quoi ? Toi, tu m’envies, moi ?
— Oui. Tu es encore une jeune fille. Toute est devant toi. Pas derrière, continua-t-elle, comme pour moi. Tu n’es pas amère, désabusée, vidée, déçue par la vie. »
Oui, Lilla se sentait alors, comme moi, maintenant, quinze ans plus tard.
Lentement, elle m’a tout raconté. Ce n’était pas facile à comprendre, c’était la première fois que j’entendais parler des hommes, comme ça...
Elle a été très tôt entourée, courtisée : prima ballerine.
Sérieuse, mais naïve, finalement elle s’est laissé séduire par un copain, une autre étoile de danse, son égal.
“ Oh, qu’il était beau, je l’aimais tant, oh comme c’était divin de danser avec lui ! Oh, que nous nous aimions, croyais-je du moins. Nous nous sommes aimés, nous dansions ensemble, nous nous sommes mariés.
J’étais aux anges, jusqu’à ce que je découvre la vérité. En réalité, ajouta-t-elle finalement, il aimait les hommes.”
Lilla, il l’utilisait seulement pour de la poudre aux yeux, autour de lui. Tout s’est écroulé autour d’elle.
Plus tard, elle a encore essayé l’un ou l’autre, mais elle aimait toujours seulement son mari. Elle n’aime plus personne et vient de décider de divorcer.
— Je n’attends plus rien de la vie, par contre, tout est encore devant toi, dit-elle. Elle n’avait pas ajouté, mais c’était sous-entendu : “Fais attention.”
Je l’ai écoutée. Je croyais l’avoir écouté. J’ai finalement choisi le plus brave garçon, celui dont je croyais qu’il m’aimerait toujours, qu’il me sera toujours fidèle.
Le feu du pré de Clamart baissait.
Ni mes enfants, ni Sandou n’étaient encore en vue. Où pouvaient-ils être ? Tout à coup, j’aperçus mes enfants, ils dansaient une ronde avec trois autres petits.
Mais Sandou ? Il nous conduit à la fête, puis nous plante pour toute la soirée.
Où est la fête ?
Oh, que je voudrais danser. Retrouver mon ancien amant, mon amoureux de jadis. Même, surtout, celui d’avant notre mariage...
En regardant toujours le feu danser, je me suis souvenue d’un autre feu, cette fois interne, dans la cheminée.
J’avais vingt-quatre ans déjà. J’avais rompu avec Simon, l’inconstant depuis plusieurs mois. J’aimais Sandou et il m’adorait, me respectait, encore.
Il tenait sa promesse de ne pas aller plus loin...
Mais ce soir-là, il m’a emmenée chez sa sœur. Il n’y avait personne d’autre que nous et un grand lit pour s’embrasser. Il était le début d’automne, un peu frisquet. Il alluma un beau feu dans la cheminée.
Nous étions près l’un à côté de l’autre, je lui lisais des poèmes. Il m’embrassait. Nous admirions le feu en nous sentant si proches. Si amoureux.
J’ai eu honte de me le rappeler et pendant encore des mois je n’ai rien fait de pareil.
“ Il fait trop chaud, déshabillons-nous,” dit Sandou.
Lentement, il me déshabilla. Pour la première fois, j’étais toute nue devant lui, devant un homme, devant le feu qui seul illuminait ma nudité.
“ Non, tu n’as pas de quoi avoir honte. Et je te respecte. Je tiens ma promesse. Que tu es belle !”
Déshabillée, sans rien sur moi, devant un garçon ? Le feu faisait oublier ma réserve. Puis, je l’aimais, il m’aimait, j’avais presque vingt-cinq ans ! C’était bon de sentir sa peau nue à côté de la mienne, naturel; le goût de ses baisers dans ma bouche, sur mon cou; ses mains touchant légèrement mes seins, pour la première fois. Mais il a tenu sa promesse.
C’est plus tard, pendant qu’il me raccompagnait à la maison que je me suis rendu compte :
“ Je ne pourrais jamais plus prétendre à être cent pour cent vierge ! Que dirai-je à mon futur mari ?
Bon, c’est vrai, nous ne sommes pas allés plus loin, mais il m’a vue toute nue. Il a même touché mes seins. Dorénavant, je suis souillée. Comme si...”
J’étais effrayée, désolée. Comment l’avouer ?
Six mois après, je suis devenue son amante, puis encore quelques mois et nous nous sommes fiancés et finalement mariés. Il n’y avait rien à cacher, à avouer, le mari, c’était lui, Sandou. Celui, dont je croyais, pendant longtemps, qu’il m’aimerait toujours. Qu’il serait le seul homme de ma vie...
Et voilà, il revient. Nos enfants aussi.
« Dansons un peu, s’il te plaît, lui demandai-je.
— Non, pas question, nous sommes trop vieux pour ça, répond-il. Nous partons immédiatement ! Sans discussions, assez ! Je vous ai sortis vous amuser. Cela suffit. »
Nous rentrâmes tous à la maison avec tristesse, mal au cœur même les enfants auraient voulu s’amuser encore.
La fête était finie.
Comme Lilla, il y a des années. Pas pour le même motif, non. Sandou aimait les femmes, mais les femmes comme j’avais été autrefois.
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