5 mars 1994
Bientôt il y aura 50 ans que ma vie tranquille a été bouleversée et que je suis sortie de mon enfance insouciante. J’étais pleine de pensées sombres.
Heureusement que j’ai lu des comptes rendus sur le film de Spielberg : La liste de Schindler, et que nous sommes venus pour cinq jours à Honfleur.
François m'avait dit depuis longtemps qu'il ne réussissait pas à bien respirer, pour nager par exemple, hélas, je ne le prenais pas assez sérieusement. Je m’en veux.
Maintenant il nage formidablement bien, pour le moment sur le dos, et en plus, sans se fatiguer. Nous avons fait une promenade au bord de la plage pendant toute la matinée et nous sommes revenus par la route. François ne s’est pas fatigué et presque jusqu’à la fin ses pieds l'ont bien supporté.
Pendant une partie de cette nuit j’ai pensé à la guerre et comment mes parents, eux-mêmes se cachant, ont caché un français évadé des camps, un Français qui était arrivé à Budapest et ne parlait pas un mot de hongrois. Puis aux diverses gens qui ont contribué à ce que j’existe encore - “des justes”. Il n’y a pas de “petits” justes. Chacun peut faire, ce dont il ou elle est capable, ou rien, ou mal. Mais il y a eu plus de gens bien qu’on ne s'en souvenait, dont on ne parlait plus.
Je me suis aussi demandé si mon père en savait assez pour nous procurer des papiers et nous faire quitter il y a juste 50 ans en une heure Kolozsvàr, notre appartement, tout - comment n’en savait-il pas assez pour faire la même chose pour Poussin et sa mère ? Il ne savait rien des camps des exterminations, je le crois, mais il connaissait le danger, oui. Pour nous. Mais ce danger existait aussi pour Poussin ! Et elle est partie, tenant sagement la main de sa mère, vers les “douches à gaz”. (Mais il les a fait venir de leur village à Kolozsvàr...)
Et nous ? C’est un collègue allemand qui a averti mon père, lui a conseillé de se faire des faux papiers et de se perdre dans une grande ville quand les Allemands arriveraient ; c’est un Russe qui nous a conseillé de partir quand les Russes s’approchaient du village croate ; un catholique Hongrois nous a envoyé chez sa femme comme concierge, et elle aussi, a admis de cacher le Français dans sa villa. Et mon père a réussi à sauver une fois de plus ce Français quand les Russes ont voulu le fusiller.
Et moi ? À l’époque j’avais 10 ans. Et après ?
J’ai aidé certains quand ils en avaient besoin. Je n’ai pas empêché, aurais-je pu ? d’autres à avoir des problèmes. J’ai lutté pour la petite fille de sept ans qu’on ne voulait pas sacrer pionnière à cause de son père arrêté ; je me suis occupée d'Édith quand ses parents ont été emprisonnés à tort. Puis ? à Ham et à Bip j’ai aidé autant des jeunes que j’ai pu à démarrer, débuter. Ici, de même. J’espère que mes deux livres ont aidé des inconnus, certains connus.
Oui, Julie continue ! fais ton devoir à ton échelle. Écris ton livre sur les objets, l’HyperCard, AppleScript, les évènements sémantiques... Réfléchis, parle avec François et Lionel, puis fonce ! Vas‑y ! Connus, inconnus qu'importe, si on peut les éclairer, leur donner de la confiance, du courage, d'exemple, les faire démarrer. Éventuellement les sortir d’un trou.
Spielberg a fait des classiques avec les films ET, Pourpre et La liste de Schindler. Le film n’est pas moins un art que les livres, les deux peuvent servir de diverses manières. Bien connaître les recettes et la technique n’est pas suffisante. Il faut en plus avoir souffert, avoir quelque chose à dire ; et en plus, avoir du talent. Et pourquoi pas, savoir se faire aider, là où on en a besoin.
La bouffée d’air, d’eau, de soleil et de vent à Honfleur nous a fait du bien, nous allons repartir différents, plus forts, plus calmes que nous sommes arrivés ! Je ne ressens plus le tremblement intérieur, ni la nervosité d’il y a encore deux ou trois jours. Un peu de fatigue mais c’est une “bonne fatigue” comme m’a dit l’hôtelière, et elle a raison.
François a découvert ce que je savais mais ne faisais pas, non plus, qu’à notre âge on n’ait plus le droit de ne pas faire de sport. Mais il fallait avant libérer ses poumons. Et moi ? On verra. Nager m’a toujours aidé.
Aujourd’hui François a été l’organiste à la messe de l'église ici. Demain c'est dimanche, il jouera de nouveau. Je lui ai fait hier de très bonnes photos ! J’ai encore une fois un “modèle amélioré” : un homme heureux de vivre. Que c’est bon !
Par contre, depuis le début de cette année, j’ai l’air d’une “chienne battue”. Ça passera, je l’espère. Mais il me faudra du temps, du repos et... quelque chose.
L’idée de petites vacances tous les mois n’est pas mauvaise ! on verra. Comme François le dit : “un peu plus de vacances chaque fois”. Faire de l’orgue au lieu d’enseigner, revenir à son amour de jeunesse et jouer en public. J'ai l’impression que déjà il prend plus de plaisir à ça qu’à l’informatique.
De l’opérette Don Quichotte :
What does it mean, To follow the quest ? Qu’est que signifie “chercher la voie ?”
to dream the impossible dream to fight the unbeatable fight to bear with unbearable sorrow to run where the brave dare not go to write the unwritable role to love pure and chaste from a far to try when your arms are weary to reach the unreachable star no matter how helpless, no matter how far to fight for the right. And the world would be better for this. | Rêver la rêve irréalisable lutter la lutte impossible supporter un tristesse insupportable aller là où même le courageux hésite écrire un rôle inécrivable aimer de loin, sincère, forte Continuer quand on est lasse. Tendre vers l’étoile lointaine même s’il n’y a plus d’espoir et n’importe combien ça parait loin lutter pour ce qui est juste Et le monde sera mieux pour ça ! |
Ce que je me reproche et qui m’a fait vieillir d’un coup - peut être ceci me passera - est de n’avoir pas bien écouté et cru François me parlant de sa fatigue, de n’avoir pas trouvé de bons docteurs, d’avoir cru que sa dépression était due aux fantômes du passé, quand en fait, son poumon, son sang ne fonctionnaient pas bien. Et bien sûr, en plus, le fait que je ne croyais pas qu’il était sérieusement malade ceci a été un facteur de plus pour le déprimer. Je me croyais malade du cœur et je demandais qu’on s’occupe de moi, pendant qu’il n’avait pas assez d'oxygène pour bien respirer.
Une phrase du livre de Deniaud : “Pour s’entendre, il faut d’abord entendre, c’est-à-dire comprendre.”
Mon mal de cœur à moi, d’après le docteur, est seulement nerveux. De toute façon j’en ai souffert, le choc, la peur et les évènements de novembre à février ont eu un impact très lourd sur moi. Depuis son retour de l'hôpital, François s’est rétabli avec une rapidité miraculeuse, il renaît avec une force et une vitalité tout à fait nouvelles. Moi, je commence à aller mieux, mais très doucement et avec beaucoup de rechutes. Je me sens encore épuisée.
Encore quelques extraits du livre de Deniaud.
La liberté c’est le droit de choisir. Encore faut-il pouvoir choisir. Donc comparer. Voir ce qui reste permanent et ce qui change. Ensuite, il faut vouloir choisir.
Avoir le courage de ses opinions. Allas... on n’aime pas beaucoup la vérité et ses messagers.. mais ce n’est pas une raison pour ne pas se battre.
Oser dire avant les autres, mieux que les autres ce qu’on pense.
Je n’aime pas le pouvoir des uns sur les autres.
Sur sa grave maladie :
On a traversé le miroir. On meurt parce qu’on arrête de lutter. Lutter. Désormais, j’ai eu envie de me consacrer davantage aux êtres et évènements qui, à mes yeux, en valaient la peine. Il y a ainsi des préoccupations que je n’arrive plus à prendre en considération. Le tri s’est fait de lui-même. L’espérance commence avec le refus de désespérer. Il faut rester debout, bouger, agir, réagir. Écrire est aussi une façon d’exister.
Le premier courage est d’abord de ne pas abandonner.
Prendre l’énième chance.
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