Je recopie ici divers extraits de livre "Le Tiers Instruit" par Michel Serres qui m'ont fortement impressionnée. Je m'identifie avec ce qu'il exprime. Et quelle maitrise de la langue ! des expressions si imagées!
extraits de son livre recopiés dans mon journal:
L'invention est insupportable aux grosses organisations qui ne peuvent persévérer dans leur être qu'à condition de consommer de la redondance.
... Les solutions ne résident pas toujours aux lieux où on les cherche. Il faut chercher passionnément ce que vous êtes et non ce que l'on dit que vous êtes. Votre spécificité.
Ont la passion de la pédagogie ceux qui ont aimé apprendre.
... Vous reconnaîtrez l'œuvre et l'ouvrier authentique à ce signe qui ne manque pas : tous deux, ensemble rajeunissent. Ils mourront enfant.
... Et voici le moment du travail, où soudain, comme par grâce, tout devient facile, et l'on ne sait pourquoi. Voici l'instant où après des années d'entrainement, de volonté, d’acharnement, tout d'un coup... ce midi-là, je commence et je finis tout à la fois, je sais que je résoudrai le problème, recouvrerai la santé, finirai la traversée.
Voici le sommet où commence le cours. Il sait déjà, donc peut s'adapter, apprendre.
Nul ne sait nager vraiment, avant d'avoir traversé, seul, un fleuve large et impétueux. Partez, plongez. Après avoir laissé le rivage, vous demeurez quelque temps beaucoup plus près de lui. Jusqu'à un certain seuil, vous gardez la sécurité : on peut revenir. De l'autre côté de l'aventure vous vous trouvez assez voisin de la berge pour vous dire arrivé. Au contraire, le nageur sait qu'un second fleuve coule dans celui que tout le monde voit, entre les deux seuils, après ou avant lesquels toutes sécurités ont disparu.
Il faut traverser pour apprendre la solitude. Elle se reconnait à l’évanouissement des références.
Au milieu du passage, même le sol manque le vertige de la tête s'arrête parce qu'elle ne peut plus compter sur d'autre support que le sien, elle entre en confiance dans la brasse lente.
Il n'a pas seulement changé de berge, de langage, de mœurs, de genre, d'espace, mais il a connu le trait d'union. Le voici maintenant exilé, privé de maison, intermédiaire.
Messager. Tiret.
À jamais dehors de toute communauté, mais un peu et très légèrement dans toutes. Il parvient à l'autre rive.
Vous le croyez naturalisé, bouleversé. Il habite vraiment, quoique avec douleur, le second rivage. Le pensez-vous simple ? Non, bien sûr, double. Devenu droitier, il demeure gaucher. Bien adapté, mais fidèle à ce qu'il fut. Mais vous ne tenez pas compte du passage, de la souffrance, du courage, de l'apprentissage, des affres d'un naufrage probable. Vous le croyez double, et le voilà triple ou tiers, habitant les deux rives et habitant le milieu. Le voilà multiple, universel.
L'autre côté, de nouvelles mœurs, une langue étrangère. Mais, par‑dessus tout, il vient d'apprendre l'apprentissage, là où quelque direction qu'on adopte ou décide, la référence gît indifféremment loin. Dès lors, le solitaire, errant sans appartenance, peut tout recevoir et tout intégrer.
Partir exige un déchirement qui arrache une part de corps à la maison, à la culture de la langue et à la raideur des habitudes.
Qui ne bouge n'apprend rien. Pars, sors. Dehors manquent les abris. S'engager sur un chemin de traverse qui conduit en un lieu ignoré. Partir, sortir, se laisser un jour séduire. Devenir plusieurs, braver l’extérieur, bifurquer ailleurs. Séduire : conduire ailleurs. Je ne rien appris que ne sois parti, ni enseigné autrui sans l'inviter à quitter son nid.
Il n'y a pas d'apprentissage sans exposition, souvent dangereuse à l'autre. Il faut toujours payer, donc accepter de solder par quelque aveuglement ce changement de lieu, pour voir mieux.
L'enfant lance un pied par rapport à l'autre posé. Il s'expose. Il laisse le stable et s'écarte. Marche, court. Il laisse la rive et se lance. Nage. Il abandonne l'habitude pour essayer. Il évalue. Donne. Offre. Aime. Passe la balle. Oublie sa terre natale, monte, voyage, erre, connaît, regarde, invente, PENSE. Ne répète plus. Ouvre la porte, perce la paroi. Pendant ce passage, bien des choses changent.
Étudiez, travaillez. Et après? courrez au grand air. Partez, allez, jouez, faites, essayez. Pour créer, il faut savoir et donc avoir immensément travaillé. Mais il faut en plus prendre les risques maximums.
Le tiers instruit dont l'instruction ne cesse pas. Il a quitté son village de naissance, traversé plusieurs fleuves, à ses risques et périls.
Voilà ce qu'en dit Serres, dans son livre.
J'ajouterai une chose importante:
Souvent on ne part pas d'une rive : on est jeté dans le fleuve, poussé vers le milieu. On est souvent trop attaché à une rive pour partir sans qu'on doive le faire, sans que le sort nous y oblige.Ayez alors au moins dans la tête : ‘cela servira.’
L'autre rive va vous apporter de nouvelles joies, des satisfactions, des expériences et la traversée vous fortifiera, vous apportera du courage pour les prochaines traversées. Et de moins en moins d'appréhension au départ. Un peu plus d'envie de s'y jeter. Mais ce n'est jamais facile de partir, de changer.
Me voilà, au milieu, mais je n'en suis même pas encore là, puisqu'on m'a poussée dans le fleuve, il n'y a plus de retour, mais je ne sais pas encore où la rivière et ma nage vont me mener, où et quand j’arriverai sur une autre rive, ni laquelle. C’est dur.
Avant d’avoir lu le livre de Serres je ne pensais pas qu'être gauchère contrariée a pu aussi m'aider, m'apprendre pour le futur. Comme aussi d'être fille. Apprendre tôt le sang et la douleur.
Être entre. Tiret. Ni juif, on y avait renoncé, ni chrétien, puisque jamais complètement intégré. Ni hongrois, ni roumain. Ni roumain, ni israélien. Ni israélien, ni français. Ni roumain - hongrois - juive - protestante - ni français. Pas tout à fait français mais presque américaine. Ni tout à fait chimiste, ni complètement informaticien. Et ainsi de suite.
Peut-être dans l'aventure de l'apprentissage des savoirs, des livres je me suis toujours lancée avec joie, passion, plaisir - mais l'apprentissage que la vie m'a imposé était surtout dû aux circonstances. Les évènements sont arrivés hors de ma volonté, j’ai seulement réagi. Ils m'ont apporté une vie riche que je suis heureuse d'avoir eu, même si souvent j'ai tout fait pour m'accrocher, au lieu de foncer, de plonger de moi-même.
Mais quand j'étais dans le fleuve, je nageais - et je savais que je pouvais compter sur moi. Je le sais toujours.
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